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lire; c'est donc à vous que je l'offre, à vous qui l'avez connue et qui avez su apprécier comme moi la générosité de son cœur, le charme de son esprit et la poésie de son caractère.

PROLOGUE.

LA PENSION D'ORCY.

Si l'artiste voyageur qui explore aujourd'hui l'antique cité d'Arles et admire les richesses de son musée lapidaire savait sur combien de points étaient épars ces sarcophages sculptés, ces autels votifs, ces bustes, ces statues, tous ces débris en un mot de plusieurs civilisations détruites, et ce qu'il fallut, pour les réunir, de circonstances heureuses ou d'habileté administrative, que de grâces ne rendrait-il pas à la générosité des donataires et au zèle intelligent de l'édilité arlésienne! De tous les lieux qu'avait à chercher l'archéologue pour étudier ce qu'il embrasse aujourd'hui d'un seul coup d'œil, aucun n'offrait plus de charmes et ne contenait plus de trésors que le jardin de mademoiselle d'Orcy. Protégé par des murs voilés de grands lierres, ce jardin s'élevait sur le postscénium du théâtre romain. Là, sous des arcades de pampres ou des berceaux de jasmin d'Espagne, on admirait le gracieux autel de la bonne déesse, les formes rebondies de Silène, la face impériale d'Auguste et la svelte élégance de ces danseuses, dont

le marbre rivalise avec l'animation de la chair et le jet aérien des plus légères étoffes. La voûte des platanes et des acacias était percée et dominée par deux grandes colonnes au fût de marbre africain, seuls restes architectoraux de la décoration scénique.

Pénétrer dans cet Éden était une faveur toujours enviée, mais rarement obtenue; car ce jardin n'était pas seulement un abri pour les ruines d'un majestueux passé, c'était encore et surtout le berceau d'un riant avenir, le gynécée, le sanctuaire de l'enfance arlésienne. Mademoiselle d'Orcy se présentait bien comme la digne prêtresse de ce sanctuaire à la fois charmant et grave. De tragiques événements avaient, disait-on, ravagé sa jeunesse. Lorsque l'ouragan révolutionnaire cut foudroyé l'asile claustral où s'était réfugiée son infortune, voulant rester fidèle à ses vœux, et en même temps échapper à cette obsession de la solitude qu'escortent toujours les fantômes de nos douleurs passées, Irène d'Orcy s'entoura d'une famille de petits êtres dont le développement fut dirigé par sa pieuse sollicitude. Elle se fit ainsi une vie demi-religieuse et toujours utilement remplie ; cette existence lui eût donné le bonheur si le bonheur pouvait être là où n'est plus l'illusion.

Les derniers rayons d'un beau soleil de juin enflammaient la cime des platanes et le faîte des colonnes; le crépuscule répandait à leurs pieds son ombre et sa rosée. Bien que le jardin de mademoiselle d'Orcy ne fût pas habituellement l'asile de l'immobilité et du silence, jamais peut-être il n'avait été plus animé, plus bruyant. Le lendemain devait en effet ramener un grand jour, car ce jour allait clore, par la procession de Saint-Trophime, cette semaine pendant laquelle, sous prétexte de fêter le Très-Haut, Arles fète la beauté de ses femmes et le luxe de leur parure. Comme, dans ces

solennités, l'attention des spectatcurs se porte sur les spectatrices bien plus volontiers que sur la pieuse théorie, l'imagination de MM. les curés s'épuise en combinaisons pour éblouir les regards, et l'on voit en mouvement tout ce que la partie dévote de la population compte d'esprits inventifs et de mains habiles.

Rien n'était, ce soir-là, plus original et plus bizarre que l'aspect du jardin d'Orcy. Une masse inodore de fleurs artificielles éclipsait l'éclat naturel des parterres ; les gazons disparaissaient sous des amas de soie, de mousseline, de velours, de gaze et de brocart. Posées sur le sein nu des danseuses ou sur la panse du Silène, des robes virginales, de blanches écharpes voilaient à demi ces formes profanes des rubans flottaient aux branches, des perles d'acier, des verroteries imitant l'éclat varié des pierres précieuses ruisselaient sur le sable des allées; sous l'ombre des berceaux on voyait reluire des feuilles d'argent et d'or découpées en étoiles, en fleurs ou en symboles mystiques. Dans ce brillant chaos circulaient de petites mains qu'animait une activité singulière; elles choisissaient, coordonnaient, et, au bruit joyeux de rires enfantins ou d'amicales réprimandes qui se croisaient dans l'air comme des étincelles, on voyait s'élever de merveilleux petits édifices.

Chaque fois qu'il s'agissait d'une pensée à émettre, d'un conseil à prendre, d'une direction à demander, tous ces mouvements convergeaient vers un tertre de gazon. On eût dit un essaim se pressant autour de l'abeille souveraine.

Là, sous un berceau de grenadille, s'élevait un autel du marbre le plus pur, décoré de palmiers, de cygnes et de bandelettes. Sur cet autel, jadis consacré à la reine des Grâces, était assise, comme sur un trône vraiment fait pour elle, celle dont le sens artiste, la parole vive

et colorée, inspiraient, dirigeaient tous ces brillants travaux. Elle avait cet âge, riant crépuscule de l'enfance, sur lequel l'adolescence répand déjà quelques ombres sérieuses. Les images que les poëtes empruntent à la neige et à l'albâtre, au velouté des fruits, à l'incarnat des fleurs, ne peindraient que faiblement la blancheur, la transparence, l'éclat vivant de son teint. Ses grands yeux bleus rayonnaient d'éclairs et de pensées; des cheveux noirs couronnaient son front noblement ouvert ; les lignes de son nez romain se rattachaient largement à l'arc pur des sourcils; sa bouche épanouie au centre et dont la lèvre supérieure était un peu amincie sur les côtés, comme le pli d'une feuille de rose incomplétement ouverte, se relevait aux angles en fossettes pleines de caprices. Le contour des joues s'unissait à la rondeur finement accentuée du menton; mais tous ces charmes étaient surpassés par le modelé du cou et des épaules. La tour d'ivoire, dont parle l'Ecclésiaste, n'étalait pas cette blancheur veinée d'azur; le plumage du cygne ne dessine pas d'aussi moelleuses inflexions. Telle se présentait l'harmonie de ses proportions que tout mouvement d'elle était ferme et gracieux, toute pose ravissante et noble.

Par un instinct peu féminin, mais où se révélait son naturel tout porté vers le beau, Izane aimait à s'entourer de ses plus charmantes compagnes. Près d'elle étaient donc groupées Louise Milo, dont la famille, originaire de l'antique Melos, en avait retenu le nom moderne; cette famille méritait de continuer ce nom illustré par un chef-d'œuvre, car le type de la beauté grecque s'y transmettait pur de génération en génération: c'était un admirable profil qu'on eût dit copié d'une médaille athénienne. Là, brillaient Danise, la blonde boulangère, que les anciens eussent choisie pour

prêtresse de Cérès, que Raphaël eût transfigurée en madone, et que les étrangers surnommaient déjà la Fornarina d'Arles; Yonarde aux grands traits, à la stature imposante; Rozane, à la taille de nymphe, cou élancé, tête élégante qui semblaient détachés des épaules de la Vénus d'Arles; Trivade, frêle et gracieux bouton tout rose épanoui, et surtout Callimande, beauté vénitienne que la perfection de sa main et son habileté pour les ouvrages d'aiguille faisaient appeler la Manfade (1); rêveuse enfant dont les grands yeux d'un noir velouté avaient un éclat, une profondeur d'expression, qu'on ne pouvait regarder sans trouble et sans éblouissement.

Aux pieds d'Izane, se tenait capricieusement accroupie plutôt qu'assise sur un fût de marbre sa favorite Pascoulette. C'était sans doute un rejeton de cette race. sarrasine qui, pendant plusieurs années, fit d'Arles le centre de sa domination dans nos contrées, car le brun cuivré de sa peau, la blancheur de ses dents, le feu singulier de ses yeux étincelants comme deux escarboucles, tout dans sa petite personne semblait imprégné d'une flamme orientale. Jamais on ne l'avait vue plus petillante de maligne impatience qu'au moment où s'ouvre cette histoire. C'est qu'en effet deux doigts un peu rudes serraient, et (faut-il le dire?) tiraient le sommet rougi de sa jolie petite oreille, tandis qu'une voix doctorale, rappelant un de ses nombreux méfaits, lui administrait de vertes réprimandes. Le personnage qui s'arrogeait ainsi le droit de châtier l'espièglerie de Pascoulette n'était rien moins que M. l'abbé Grival, premier vicaire de Saint-Trophime, envoyé par le curé pour inspecter les travaux du pensionnat d'Orcy. Par un bond subit, la mutine enfant dégagca son oreille et disparut dans les

(1) Main-fée.

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