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du moins avec estime. Toutefois son élégance étudiée, compassée, est un peu commune ; son jugement ne ressort pas nettement. Il se livre souvent à des réflexions vagues, banales, un peu à côté de son sujet ; il ne va pas au fait ni au fond. Il n'ose pas tracer avec vigueur les démarcations et les étages entre les talents. Il n'est ni pour ni contre Chateaubriand. Il ne dit pas trop de mal de madame de Staël, mais il dit encore plus de bien de madame de Genlis. Il est un peu de ceux dont parle Vauvenargues (dans le portrait de Lacon ou le petit homme), de ces connaisseurs qui mettent dans une même classe Bossuet et Fléchier, qui trouvent que Pascal a bien du talent et que Nicole n'en manque pas. Il parlera bien de Rollin; mais qui est-ce qui parlera mal de Rollin? Dussault n'entre presque jamais dans le vif. M. Joubert a très-bien dit de lui et de son style qui affecte le nombre oratoire ; « Le style de Dussault ́est un agréable ramage, où l'on ne peut démêler aucun air déterminé. »

Des quatre critiques mentionnés ici, et sous son extérieur orné, Dussault, quand on y regarde, paraît le plus faible.

Hoffman, comme me l'indiquait M. de Feletz, est en réalité bien supérieur. Il a bien des qualités du vrai critique, conscience, indépendance, des idées, un avis à lui. Né à Nancy, de race un peu allemande, mais comme un Allemand du temps de Wieland, il se lança de bonne heure dans la littérature, dans la poésie légère, dans le genre lyrique et les opéras. Ces couplets que tout le monde chantait dans notre enfance: Femmes, voulez-vous éprouver... sont de lui. Il y avait loin de là au critique futur. Cependant, à travers ces jeux d'une imagination agréable, il se nourrissait de tout temps de lectures solides, et il aiguisait en silence son jugement.

Dans une querelle qu'il eut, en 1802, avec Geoffroy, sur l'opéra d'Adrien (car quel est l'auteur alors qui n'eût point maille à partir avec Geoffroy?), celui-ci lui avait dit, en concluant d'un ton de maître : « Croyez-moi, c'est un conseil d'ami que je vous donne : renoncez aux dissertations, vous êtes né pour les opéras. » Quand Hoffman fut entré, en 1807, au Journal de l'Empire, Geoffroy put voir s'il avait prédit juste. Hoffman y débuta par, des Lettres champenoises. Un soi-disant provincial, membre de l'Académie de Châlons, rend compte, par la voie du journal, à un sien cousin dont il ne sait l'adresse, de tout ce qu'il voit de curieux à Paris. Il commence par les séances de l'Athénée qui étaient alors en possession de défrayer les fins railleurs. On le sent tout d'abord chez Hoffman, le journaliste se souvient de l'auteur dramatique; il introduit dans la critique un peu de comédie, de la mise en scène, des dialogues : ce critique sait manier et faire jouer les personnages. Dans un de ses piquants articles sur M. de Pradt, il traduisit un jour le badin archevêque en personne, et la visite qu'il avait reçue de lui à son quatrième étage, et les injures, les injonctions, les gesticulations et les anathèmes du très-peu édifiant prélat; c'est une excellente petite pièce. « La leçon fut longue, disait Hoffman, elle fut sévère; mais cependant elle commença par une exposition pleine de modération et même de douceur. Plusieurs fois, je voulus placer quelques mots dans les courts intervalles de l'homélie, mais, d'un léger signe de la main, M. de Pradt me forçait au silence, et ce signe était encore si paternel, que je crus recevoir la bénédiction.» Ce qui ajoutait au plaisant du récit, c'était de savoir qu'Hoffman était un peu bègue, tandis que l'abbé de Pradt était la volubilité même. Ce léger bégayement d'Hoffman ne lui nuisait pas en causant ; cela

lui donnait le temps de balancer sa réponse, et sa malice en prenait souvent un air de naïveté. Hoffman, dans la critique, aimait d'ailleurs les sujets sérieux et suivis : il a écrit des séries d'articles sur le magnétisme, sur la crânologie, sur la géographie, et finalement sur les jésuites. Il lisait tout ce dont il avait à parler, condition essentielle et pourtant rare dans le métier de critique, et que Dussault lui-même ne remplissait pas toujours. Tourmenté la nuit par l'insomnie, il lisait sans cesse, et, doué d'une vaste mémoire, il n'oubliait rien de ce qu'il avait lu une fois. Esprit exact, sincère et scrupuleux, possédant l'art d'une ironie fine, il manquait du sentiment élevé de la poésie. Il laissa voir ce défaut quand il eut à parler des Martyrs de M. de Chateaubriand, du Shakspeare de M. Guizot, et des premières Odes de M. Victor Hugo. On trouverait pourtant de justes remarques de lui dans ce qu'il dit des romans de Walter Scott, pour lesquels on était alors fort monté sans vouloir entendre à aucune restriction. Il analyse et démêle très-bien les vraies causes de l'intérêt qu'ils excitent; il montre à quoi se réduit cette prétendue fidélité historique dont on parlait tant. La partie positive chez Hoffman mérite toujours d'être lue. Il était l'ennemi des engouements et de tous les charlatanismes, ce qui est un caractère véritable et un signe du critique.

Sa vie, vers la fin, était celle d'un original et d'un sage qui veut pourvoir, avant tout, à son indépendance. Il se défendait des dîners où il aurait pu rencontrer un seul auteur de ses justiciables. Il prenait son rôle de critique très au sérieux, craignant les visites, se refusant à l'honneur d'appartenir aux Académies; il s'en exagérait les charges, qui peut-être alors étaient plus pesantes, en effet, qu'aujourd'hui. Placé entre une con

venance et une vérité, il eût craint également de manquer à l'une ou à l'autre. C'est ainsi qu'il vieillissait dans sa retraite de Passy, solitaire, au milieu de ses livres, ne causant guère avec les vivants que plume en main, critique intègre, instruit, digne d'estime, même quand il s'est trompé.

M. de Feletz, qui appréciait si bien Hoffman, avait des qualités par lesquelles il se rapprochait de lui, et d'autres par lesquelles il était bien lui-même. Homme du monde, du commerce le plus aimable et le plus sûr, il ne considéra jamais la société comme un obstacle à son genre d'esprit et de travail : il y aurait vu plutôt une inspiration. Quand j'ai dit travail, j'ai employé un terme impropre. M. de Feletz, en écrivant, ne faisait encore que causer et converser. Né en Périgord, sorti d'une famille noble, après d'excellentes études à SainteBarbe, où il enseigna même, pendant quelques années, la philosophie et la théologie, il avait traversé la révolution avec dignité, avec constance, subissant toutes les persécutions qui honoraient les victimes. En 1801, jeune encore et déjà mûr, il se retrouva tout prêt pour les lettres et la société renaissante. Il en jouit beaucoup. Il vivait dans le meilleur monde, qui le recherchait extrêmement. Les matins, il relisait ces auteurs qu'on réimprimait alors et qui sont les maîtres de la vie, la Bruyère, Montesquieu, Don Quichotte, Hamilton, l'abbé Prévost. Il écrivait d'un ton aisé, sans parti pris, ce qu'un esprit juste et fin trouve là-dessus à une première lecture. Ses connaissances classiques lui permettaient de parler des auteurs latins, des traductions alors à la mode, d'une manière à satisfaire les gens instruits, et il y mettait l'amorce pour les gens du monde. Ses connaissances théologiques et philosophiques le rendaient capable aussi d'aborder, à l'occasion, des sujets sérieux. Il tou

chait à tout; ce qu'il n'approfondissait pas, il l'effleurait non sans malice. Sa politesse extrême, que ses nombreuses relations entouraient de mille liens, n'empêchait pas la raillerie, quand elle avait à sortir, de se glisser dans ses articles je ne sais comment, dans le tour, dans la réticence; il savait faire entendre ce qu'il ne disait pas. Le grain de sel venait à la fin, dans une citation, dans une anecdote. Il avait dans la manière de finir, dans le jet de la phrase, certain geste de tête que nous lui avons bien connu; il avait de l'abbé Delille en prose. Les sujets qui convenaient le plus à ses habitudes et à ses goûts, et dans lesquels il réussissait le mieux, étaient ceux qui avaient trait à la société du xvine siècle. Sur les Lettres de madame du Deffand, de mademoiselle de Lespinasse, sur les Mémoires de madame d'Épinay et la Correspondance de l'abbé Galiani, il a écrit des pages justes qu'on relit avec plaisir. Il a surtout bien jugé madame du Deffand, l'aveugle clairvoyante, comme on l'appelait, cet esprit beaucoup trop pénétrant pour être indulgent. A propos des exactes et sévères critiques qu'elle fait de ses contemporains: « Madame du Deffand, disait M. de Feletz, eût été, sans contredit, un excellent journaliste, quoique un peu amer... Le tableau qu'elle présente de sa société décèle un esprit qui ne voit pas en beau, mais qui voit juste; un pinceau qui ne flatte pas, mais qui est fidèle; ses traits malins vous peignent un homme depuis les pieds jusqu'à la tête. » Lui, le journaliste malin mais sans amertume, il savait bien qu'on ne peut faire ainsi. C'est déjà trop du buste dans bien des cas. Deux ou trois traits au plus et qu'on affaiblit encore, voilà tout ce qu'autorisent les convenances. Au plus vif du jeu, il les observa toujours. M. de Feletz, à son heure, était, à proprement parler, le critique de la bonne société.

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