profondeurs du jardin, mais non pas sans avoir fait jaillir un regard acéré comme le trait que le Parthe décochait en fuyant. L'intervention de mademoiselle d'Orcy eut bientôt rétabli l'ordre un moment troublé par cet incident. L'abbé Grival prit place sur le siége qu'on lui avait préparé. Les travaux de la journée furent apportés devant lui; avec une rare poésie d'élocution, Izane expliqua la pensée de chaque symbole et déroula tout le plan de campagne qui devait, le lendemain, assurer à Saint-Trophime un éclatant triomphe; la Manfade s'avança la dernière. Le goût exquis dont Callimande avait donné mille preuves chaque fois qu'il s'était agi d'un ajustement de toilette l'avait fait choisir pour inventer le dessin et surveiller l'exécution des costumes. Elle étala donc, devant le regard peu compétent mais ébloui du vicaire, des voiles aériens, de riches ceintures, de blanches robes, et tous ces riens qui deviennent d'importantes merveilles lorsqu'ils sont portés avec grâce. L'expression habituellement grave de son visage s'anima d'un charme tellement entraînant que, fasciné par elle, l'abbé Grival s'écria : Mon enfant, tout cela est superbe, mais vous n'en aurez aucunement besoin pour être proclamée belle. Callimande rougit, et se réfugia derrière ses compagnes. Un éclair douloureux passa dans le regard de mademoiselle d'Orcy. - Qu'allez-vous lui dire ? murmura-t-elle à l'oreille de l'imprudent abbé, n'y a-t-il pas déjà trop de victimes? sans Scène futile, détails oiseux ! penserez-vous doute, ami lecteur? Tout esprit désenchanté n'en dirait-il pas autant des naïfs épisodes qui firent cependant le bonheur de votre enfance, et qui sont encore aujourd'hui le charme de vos souvenirs? Laissez donc se dérouler les phases trop souvent douloureuses de ce récit; peut-être viendra-t-il un moment où votre pensée aimera à se reporter vers ce prologue qui vous paraît aujourd'hui si frivole, peut-être reconnaîtrez-vous qu'il contient de graves symptômes et des indications de caractères qu'il n'était pas inutile de vous montrer tout d'abord. I CAUSERIE EN BATEAU. A l'extrémité orientale du faubourg de Trinquetaille, là où le Rhône se recourbe et fait apparaître à l'horizon de son large cours les lointains crénelés de Beaucaire et les collines bleuâtres de Saint-Roman, le promeneur se plaît à suivre un sentier qui longe la rive droite, vrai champ de bataille que se disputent les vents et les eaux. Dans les parties non envahies par les sables, ce sentier s'émaille au printemps de pâquerettes et d'anémones. Des cabanes de pêcheurs, des chantiers de radoub, des tronçons de colonnes, des vignes, des jardins le bordent du côté de la terre ; mais rien ne l'ornait aussi pittoresquement que la maisonnette du batelier Pascoul. Construite sur des substructions romaines dont une mosaïque parfaitement conservée lui servait de pavé, cette cabane occupait sans doute la place où s'éleva l'habitation d'un riche potier, car, dans les années de sécheresse, on apercevait au fond du fleuve des quantités d'amphores rangées avec ordre; ces amphores étaient si profondément engagées dans le sable que, malgré la rémunération promise par bien des archéologues, Pascoul luimême n'avait jamais pu les retirer entières; les moins incomplètes étaient devenues l'ornement du jardin que son industrie disputait aux ensablements du Rhône. Là, entre sa bêche et son arrosoir, entre sa rame et ses filets, après une carrière remplie par d'aventureuses expéditions, Pascoul vivait en vrai sage que ne troublent plus les bruits de ce monde et que n'entraînent pas les tentations de la fortune. Il voyait passer les grands de la terre sans plus s'émouvoir de leur chute qu'il ne s'était ému de leur élévation. Une fois, cependant, les fumées de l'ambition avaient troublé son stoïcisme ; ambition bien pardonnable puisqu'elle était inspirée par le sentiment paternel. Pascoul avait donc conçu le désir de voir son enfant, la jolie Pascoulette, sortir de l'humble faubourg où il cachait sa vie, et, grâce à l'éducation que de longues économies lui permettaient, prendre rang parmi les plus charmantes filles d'Arles. Mais cet échafaudage fut bientôt renversé par le caractère indocile et remuant de Pascoulette. Après quelques mois passés dans le pensionnat de mademoiselle d'Orcy où nous l'avons vue aux prises avec l'abbé Grival, elle revint au chaume paternel, déclarant qu'elle n'avait que faire des balivernes dont on voulait lui encombrer la mémoire, et qu'elle aimait bien mieux tendre des filets, arroser des laitues et manier l'aviron que pâlir sur un livre ou embrouiller un tricot. Depuis que les fièvres lui avaient enlevé sa compagne, Pascoul était resté seul avec cette fille. Il lui en avait coûté pour se résoudre à l'éloigner de lui; aussi se consola-t-il aisément, surtout lorsqu'il la vit gouver 1 ner avec une précision merveilleuse la jolie petite barque verte et rouge qu'il avait fait construire pour elle. Tel était le spectacle que Pascoul contemplait avec bonheur au moment où nous le présentons à nos lecteurs, c'est-à-dire trois ans après la scène que nous venons de raconter. Combinant habilement l'impulsion des rames et du courant avec celle de sa blanche voile triangulaire qu'enflait une brise du nord, Pascoulette tourna la pointe de Trinquetaille, côtoya les navires amarrés le long du quai, passa comme une flèche sous le pont de bateaux, et, fendant le courant, vint aborder vis-à-vis l'entrée de la Lice. Un cri joyeux salua son arrivée; une levrette noire au front étoilé de blanc bondit dans la barque, moins gracieuse et moins légère que la charmante Arlésienne qui vint s'asseoir à côté de Pascoulette. Un baiser fut échangé, baiser entrecoupé de rires folâtres; puis lancée par une vive impulsion, la barque, agitant son pavillon, inclinant sa voile comme une aile de cygne, reprit son rapide sillage. Arrivée au milieu du fleuve, et moins pressée depuis qu'elle n'était plus seule, Pascoulette posa les rames, comptant sur l'action combinée du courant et de la voile, et se bornant à gouverner l'esquif. Elle se prit alors à contempler sa compagne dont la fine toilette méritait bien en effet sa naïve admiration. -Sais-tu bien, Izane, s'écria la batelière, que, pour une partie de bain, voilà un costume passablement recherché? Une aise de soie toute neuve, plus noire que la soutane de l'abbé Grival, un velours plus bleu le ciel pressant tes cheveux nattés sur le bord, ton cotillon le plus frais, tes bras nus, ton fichu le plus fin, tes chaînes, tes diamants... Il paraît qu'après le bain viendra le bal. Pourquoi ne m'as-tu pas prévenue? Je que vais y faire belle figure avec mon aise de nankin, ma jupe d'indienne et ma coiffe de nuit ! Rassure-toi, Pascoulette, il n'y aura pas de bal, mais bien mieux que cela: il y viendra, lui! Vraiment en ce cas, l'endroit est mal choisi; tu sais qu'à Bariol les baigneuses abondent en été, et que les Arlésiennes ne font pas profession d'être discrètes. -Les baigneuses s'en vont avec le jour. Oui; mais, jusqu'à la nuit, qu'allons-nous devenir si nous ne nous baignons pas? Tu te baigneras, toi, et moi je rêverai à lui. Puis, quand nous serons seules, il viendra et tu nous promèneras sur le fleuve. A merveille, mademoiselle! ne vous gênez pas; votre batelière est à vos ordres! Le sérieux boudeur de cette réplique n'était pas sans un certain accent de reproche; un serrement de main, un baiser d'Izane eurent bientôt rendu à Pascoulette son insoucieuse bonne humeur, et la causerie s'engagea avec cette vivacité intime qui caractérise les confidences des jeunes filles. Mais comment donc, disait Pascoulette, tout cela s'est-il arrangé? car, si je ne me trompe, tu n'as pas l'habitude de lui donner ainsi des rendez-vous dans les champs? Celui-ci est le premier, et voilà deux ans que je le refuse; mais il m'a donné hier une telle preuve d'amour, que je n'ai pas pu le refuser plus longtemps. Figure-toi que, par la chaleur qui règne, il est allé, à cinq lieues d'Arles, me chercher un bouquet de cassie pris à un arbuste qu'on m'avait signalé comme le plus beau et dont j'avais parlé le matin en exprimant le désir d'en posséder quelques fleurs! Ces fleurs, les voilà... Je te permets de les respirer. As-tu jamais senti |