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un sentiment plus exquis des convenances, et, certes, n'aurait pas eu son excellent petit cœur. Perdigone était la confidente des amants heureux, le conseil, la providence des amoureux dans l'embarras. Si tous les âges se pressaient amicalement autour d'elle, elle était surtout l'idole des enfants, qui aimaient en elle l'espièglerie de leur âge et la plus inépuisable indulgence.

Cette sorte de cour demi-aristocratique dont on la voyait toujours entourée ne lui avait enflé l'esprit d'aucune sotte vanité; dans la répartition de ses bonnes gråces, elle ne tenait compte ni du rang ni de la fortune; aussi la classe la plus humble n'hésitait point à lui apporter sa clientèle, et ne s'effarouchait pas trop de se trouver chez elle en contact avec les sommités sociales de la ville. Ce petit magasin était un terrain neutre où toutes les conditions, toutes les opinions se rencontraient, apprenaient à se connaître et fraternisaient gaiement. On y discutait tour à tour, et quelquefois même simultanément, la couleur d'un ruban, le mérite d'un candidat aux élections, les charmes d'une beauté à la mode, la convenance d'un procédé, la valeur d'une œuvre d'art, l'à-propos d'une malice ou quelqu'une de ces fines questions du cœur que jugeaient solennellement les cours d'amour du moyen âge.

A tout cela, la vente ne perdait rien; car, sachant faire marcher de front le positif et l'idéal, Perdigone tenait tête à ses interlocuteurs, en même temps qu'elle satisfaisait aux demandes de ses clients et les enveloppait de filets subtils dont elle ne relâchait la trame que lorsqu'elle avait allégé leur bourse et débarrassé ses cartons.

Il existait trop de points de rapports entre ce caractère et celui de Pascoulette pour qu'elles ne fussent point amies. Plus d'une fois elles mirent en commun leur imagination et leur audace pour quelqu'un de ces 1850.-3. 4

traits qui provoquent le fou rire. On se souvenait entre autres d'un soir où, profitant de ce que toute la population d'Arles se pressait sur le pont de bateaux pour attendre l'arrivée d'un personnage, Pascoulette, aidée de Perdigone, avait pratiqué largement, au détriment d'une vingtaine de badauds, un système de couture duquel il résulta que plus d'un habit, plus d'une robe, subirent de fàcheux accroes, lorsque la foule se mit en mouvement pour suivre le cortége; la police s'en mêla, et il ne fallut rien de moins que les hautes protections de Perdigone pour tirer les jeunes folles d'un si mauvais pas. Cette joyeuse amitié serait devenue inséparable, si, dès son enfance, Pascoulette ne se fût attachée à Izane avec ce profond dévouement qui ne saurait avoir deux objets.

Perdigone en fut d'abord jalouse, ct témoigna du dépit; lorsqu'elle eut pu apprécier l'adorable caractère d'Izane, elle se prit aussi à l'aimer, et, chaque fois qu'elles étaient seules, les deux jeunes filles s'entretenaient d'elle presque autant que de leurs amours.

Tel ne fut pas cependant le sujet de causerie qu'elles purent aborder lorsque Pascoulette entra chez Perdigone. Celle-ci disparaissait presque derrière un amas d'étoffes déroulées sur son comptoir qu'entouraient plusieurs jeunes femmes très-empressées à choisir le complément de la grande toilette du lendemain. Pascoulette profita vite de cette réunion pour continuer sa propagande insurrectionnelle; puis elle avisa un coupon d'un flamboyant effet.

Pourquoi donc, s'écria-t-elle, Perdigone, ue me l'as-tu pas montré? Je parie que tu te le réservais; égoïste, va!

-Ne te plains pas ce soir, Paseoulette, répliqua Perdigone, tu me remercieras demain.

Et son sourire narquois, accompagné d'un regard en coulisse, fit éclater la blancheur de ses dents.

Pascoulette n'insista pas, bien que sa curiosité fût surexcitée par ces airs de mystères; elle comprit qu'il y avait sous jeu quelqu'un de ces malins projets auxquels s'associe si volontiers la plus charmante et la plus taquine moitié du genre humain.

V

NOTRE-DAME D'AOUT.

Si Dante, si l'Arioste avaient pu voir les Aliscamps d'Arles tels qu'ils étaient au moment où nous y conduisons le lecteur, cette nécropole qu'ils ont rendue célèbre leur eût inspiré des vers moins funèbrement désolés. Que n'avons-nous la plume de ce dernier pour reproduire le mouvement de la scène et décrire la variété des épisodes qui animaient ce large espace tout hérissé de sépulcres béants et vides comme si la trompette suprême, ramenant l'esprit au sein des cadavres qu'ils abritaient, eût évoqué les trépassés pour les faire comparaître au dernier jugement! Ce n'était plus le champ des morts, mais le jardin des vivants. La vie s'y manifestait dans tout son luxe par l'éclat, le parfum des fleurs, par la beauté, la gaieté folâtre des femmes.

En attendant l'arrivée de la procession, les Arlésiennes s'étaient répandues comme un essaim de papillons dans ce labyrinthe de tombes et s'y livraient à toute l'insouciance de leurs plus joyeux ébats : fleurs cueillies et données ou se croisant dans l'air en riants projectiles,

mains pressées, baisers volés ou laissés prendre, courses et chutes le long des allées bordées de lourds sarcophages; serments, bagues de verre, gages fragiles d'un amour éternel, échangés sur des sépulcres pleins d'ossements blanchis par les siècles. Les échos des chapelles funéraires se renvoyaient avec étonnement ces cris, ces rires, tout ce bruyant concert de la vie, égaré dans le domaine de la mort.

Quelques groupes moins frivoles exploraient les monuments la chapelle expiatoire de Saint-Accurse, le columbarium que l'on croit avoir été une sépulture impériale, le tombeau des Porcellets, celui des consuls, dont le dévouement brava toutes les horreurs de la peste et sauva leurs concitoyens, attiraient surtout l'attention de la foule. Les érudits racontaient les légendes dont la tradition poétisa ces ruines, et les femmes se pressaient autour d'eux pour écouter leurs récits. Quelques-uns déchiffraient et expliquaient les inscriptions tumulaires, frappants exemples de la fragilité de nos destinées, comme celle de Chrysogone à qui trois ans deux mois et dix-sept jours laissèrent à peine entrevoir la vie, ou, pieux hommages à des talents que relevaient de hautes vertus comme l'épitaphe de Julia Tyrannia, cette prétresse de la lyre que recommandaient à l'imitation des autres femmes la pureté de ses mœurs et la rectitude de sa conduite.

Parmi tous ces galants archéologues, celui qui avait su réunir autour de lui le groupe le plus gracieux et le plus compacte, c'était Féral. Il avait pris pour texte de ses commentaires un sarcophage orné d'un cartouche soutenu par deux anges qui volent et dont l'inscription latine pourrait être traduite en ces mots : « O douleur! que de larmes ont fait élever ce tombeau à Julia Lucina, qui vécut très-chère à sa mère. La fleur de sa vie gît ici

renfermée sous cette pierre. Plût au ciel que cette âme pût être ramenée à l'existence pour qu'elle sût combien est grande l'affliction de ceux qui lui survivent! Elle vécut vingt-six ans, treize jours. Julia Parthénopé lui consacra ce monument. Mère infortunée! » Il suffit de lire ces lignes, expression si simple et par conséquent si sublime d'une douleur vraie, pour se sentir profondément ému; traduites et développées par la parole brillante de Féral, elles remuaient tous les cœurs. Le quantus dolor, quantæ lacrymæ du texte était éloquemment commenté et confirmé par bien des larmes (1).

Cependant, malgré le charme si varié de ces distractions, un frémissement d'impatience agitait la foule; la procession attendue ne se montrait pas encore; des chants lointains annoncèrent enfin son arrivée. Elle défila solennellement se dirigeant vers Notre-Dame de Grâce; lorsqu'elle eut passé, à un signal donné par Pascoulette, au lieu de la suivre, la foule sortit des Aliscamps et se dirigea vers la Lice.

Resté seul, Féral remarqua la fleur d'un câprier qui enveloppait le tombeau de la jeune musicienne. Séduit par la douceur sans égale du parfum qu'exhale cette fleur aux blancs pétales relevés de quelques fines raies violettes, il voulut la cueillir. Sans doute son mouvement fut trop vif, car la fleur s'échappa de ses doigts, et vint tomber sur les dents d'un squelette qu'on croit être celui de la jeune Romaine. Féral la ramassa sans paraître aucunement ému; tandis qu'il prenait le chemin de la Lice, les orbites rondes et creuses de la tête de mort semblaient le suivre et fixer sur lui un regard tantôt sévère, tantôt railleur.

Jamais les charmantes allées qui longent, au midi de

(1) Ces trois sarcophages sont actuellement au musée d'Arles.

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