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PREMIÈRE PRÉFACE.

Mes personnages sont si fameux dans l'antiquité, que, pour peu qu'on la connaisse, on verra fort bien que je Tes ai rendus tels que les anciens poëtes nous les ont donnés aussi n'ai-je pas pensé qu'il me fût permis de rien changer à leurs mœurs. Toute la liberté. que j'ai prise, ç'a été d'adoucir un peu la férocité de Pyrrhus, que Sénèque, dans la Troade, et Virgile. dans le second livre de l'Enéide, ont poussée beaucoup plus loin que je n'ai cru te devoir faire; encore s'est-il trouvé des gens qui se sont plaints qu'il s'emportât contre Andromaque, et qu'il voulût épouser une captive à quelque prix que ce fût; et j'avoue qu'il n'est pas assez résigné à la volonté de sa maîtresse, et que Céladon 'a mieux connu que lui le parfait amour. Mais que faire? Pyrrhus n'avait pas lu nos romans; il était violent de son naturel, et tous les héros ne sont pas faits pour être des Céladons.

Quoi qu'il en soit, le public m'a été trop favorable pour m'embarrasser du chagrin particulier de deux ou trois personnes qui voudraient qu'on réformât tous les héros de l'antiquité pour en faire des héros parfaits. Jo trouve leur intention fort bonne de vouloir qu'on ne

1 Personnage de l'Astrée, qui eut une si grande vogue pendant la première moitié du XVIIe siècle. Ce roman, composé par Honoré d'Urfé, se compose de cinq parties, dont la dernière a été écrite par Baro, secrétaire de d'Urfe, sur le plan laissé par l'auteur. La première partie a été publiée en 1610.

2 Construction irrégulière qui amène une équivoque. Il fallait pour que je m'embarrasse.

3 Entre autres le duc de Créqui et la duchesse d'Olonne, qui ont pu reconnaître, aux épigrammes dont ils furent l'objet, combien il est imprudent d'irriter un poëte.

mette sur la scène que des hommes impeccables; mais je les prie de se souvenir que ce n'est point à moi de changer les règles du théâtre. Horace nous recommande de peindre Achille farouche, inexorable, violent', tel qu'il était, et tel qu'on dépeint son fils. Aristote, bien éloigné de nous demander des héros parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques, c'est-à-dire ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants 3. Il ne veut pas qu'ils soient extrêmement bons, parce que la punition d'un homme de bien exciterait plus l'indignation que la pitié du spectateur; ni qu'ils soient méchants avec excès, parce qu'on n'a point pitié d'un scélérat. Il faut donc qu'ils aient une bonté médiocre, c'est-à-dire une vertu capable de faiblesse, et qu'ils tombent dans le malheur par quelque faute qui les fasse plaindre sans les faire détester.

1

.... Honoratum si forte reponis Achillem,
Impiger, iracundus, inexorabilis, acer,

Jura neget sibi nata, nihil non arroget armis... (Ars poet., v. 120.) 2 Aristote, ch. XII de sa Poétique, établit qu'un héros de tragédie ne doit être ni tout vertueux ni tout vicieux, le malheur du méchant n'ayant rien de terrible, et celui de la vertu étant trop douloureux; et il ajoute : « Il reste le milieu à prendre : c'est que le personnage ne soit ni trop vertueux, ni trop juste; et qu'il tombe dans le malheur, non par un crime atroce ou une méchanceté, mais par quelque faute ou erreur, qui le précipite du faîte des grandeurs et de la prospérité, comme OEdipe, Thyeste, et les autres personnages célèbres de familles semblables. » (Trad. par l'abbé Batteux.)

SECONDE PRÉFACE.

Virgile au troisième livre de l'Énéide (c'est Énée qui parle) :

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Littoraque Epiri legimus, portuque subimus
Chaonio, et celsam Buthroti ascendimus urbem...

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Libabat cineri Andromache, Manesque vocabat Hectoreum ad tumulum, viridi quem cespite inanem, Et geminas, causam lacrymis, sacraverat aras...

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Dejecit vultum, et demissa voce locuta est :
« O felix una ante alias Priameia virgo,
Hostilem ad tumulum, Trojæ sub mœnibus altis,
Jussa mori, quæ sortitus non pertulit ullos,
Nec victoris heri tetigit captiva cubile!
Nos patria incensa, diversa per æquora vectæ,
Stirpis Achilleæ fastus, juvenemque superbum,
Servitio enixæ, tulimus, qui deinde, secutus

Ledæam Hermionem, lacedæmoniosque hymenæos...

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Ast illum, ereptæ magno inflammatus amore
Conjugis, et scelerum Furiis agitatus, Orestes
Excipit incautum, patriasque obtruncat ad aras. »

Voilà, en peu de vers, tout le sujet de cette tragédie; voilà le lieu de la scène, l'action qui s'y passe, les quatre principaux acteurs, et même leurs caractères, excepté celui d'Hermione, dont la jalousie et les em

portements sont assez marqués dans l'Andromaque d'Euripide.

C'est presque la seule chose que j'emprunte ici de cet auteur. Car, quoique ma tragédie porte le même nom que la sienne, le sujet en est pourtant très-différent. Andromaque, dans Euripide, craint pour la vie de Molossus, qui est un fils qu'elle a eu de Pyrrhus, et qu'Hermione veut faire mourir avec sa mère. Mais ici il ne s'agit point de Molossus. Andromaque ne connaft point d'autre mari qu'Hector, ni d'autre fils qu'Astyanax. J'ai cru en cela me conformer à l'idée que nous avons maintenant de cette princesse. La plupart de ceux qui ont entendu parler d'Andromaque ne la connaissent guère que pour la veuve d'Hector et pour la mère d'Astyanax, On ne croit point qu'elle doive aimer ni un autre mari, ni un autre fils; et je doute que les larmes d'Andromaque eussent fait sur l'esprit de mes spectateurs l'impression qu'elles y ont faite, si elles avaient coulé pour un autre fils que celui qu'elle avait d'Hector.

Il est vrai que j'ai été obligé de faire vivre Astyanax un peu plus qu'il n'a vécu; mais j'écris dans un pays où cette liberté ne pouvait pas être mal reçue. Car, sans parler de Ronsard, qui a choisi ce même Astyanax pour le héros de sa Franciade', qui ne sait que l'on fait descendre nos anciens rois de ce fils d'Hector, et que nos vieilles chroniques sauvent la vie à ce jeune prince, après la désolation de son pays, pour en faire le fondateur de notre monarchie?

Combien Euripide a-t-il été plus hardi dans sa tragédie d'Hélène! Il y choque ouvertement la créance commune de toute la Grèce : il suppose qu'Hélène n'a jamais mis le pied dans Troie; et qu'après l'embrasement de cette ville, Ménélas trouve sa femme en Égypte, dont elle n'était point partie; tout cela fondé sur une opinion qui n'était reçue que parmi les Égyptiens, comme on peut le voir dans Hérodote.

Je ne crois pas que j'eusse besoin de cet exemple

4 Ronsard n'a pas achevé cette malheureuse épopée, écrite en vers de dix syllabes. On peut lire l'analye des quatre chants qu'il a composés, p. 91, t. III dù Plutarque français.

d'Euripide pour justifier le peu de liberté que j'ai prise. Car il y a bien de la différence entre détruire le principal fondement d'une fable et en altérer quelques incidents, qui changent presque de face dans toutes les mains qui les traitent. Ainsi Achille, selon la plupart des poètes, ne peut être blessé qu'au talon, quoique lomère le fasse blesser au bras, et ne le croie invulnérable en aucune partie de son corps. Ainsi Sophocle fait mourir Jocaste aussitôt après la reconnaissance d'OEdipe, tout au contraire d'Euripide, qui l'a fait vivre jusqu'au combat et à la mort de ses deux fils. Et c'est à propos de quelques contrariétés de cette nature qu'un ancien commentateur de Sophocle remarque fort bien « qu'il ne faut point s'amuser à chicaner les poètes pour quelques changements qu'ils ont pu faire dans la fable; mais qu'il faut s'attacher à considérer l'excellent usage qu'ils ont fait de ces changements, et la manière ingénieuse dont ils ont su accommoder la fable à leur sujet. »>

• Sophoclis Electra. R.

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