une susceptibilité incurable. Il nous avait tous boudés pendant des séries d'années plus ou moins longues, et cependant nous étions tous revenus à lui, plus attachés, peut-être, après ses torts involontaires. Voici ce que m'écrivait, dans les derniers temps, Duvernet, son proche parent, son ami dévoué, qui est aussi mon ami d'enfance: « Comment assez plaindre notre pauvre Delatouche ! Lui a-t-on réellement fait cette existence empoisonnée, ou bien cherche-t-il lui-même par quelles tortures il éprouvera son esprit? C'est un problème, mais c'est aussi une souffrance; plaignons-le, aimons-le, car cette souffrance révèle une exquise délicatesse et une âme tendre à l'excès. » Je rapporte ce rapide jugement parce que les meilleures appréciations sont celles qui partent du cœur dans l'intimité. Il n'y a pas de plus tendre éloge à faire d'un homme que de reconnaître qu'il est digne qu'on lui pardonne tout. M. Delatouche était amoureux de la forme en littérature. Pour lui, la forme avait une importance sur laquelle il ne voulait pas entendre raison plus que sur le reste. « Vous êtes trop indulgent, mon cher camarade, m'écrivait-il une fois. Vous admirez si naïvement un tas de choses, que, si je ne vous connaissais pas, je croirais que vous vous moquez. Certes, j'estime un bon cœur plus qu'un beau poëme, et un noble caractère est plus pour moi qu'un grand esprit. Mais quand on ne sait pas faire de vers ni de prose, on n'est pas forcé d'en faire. Aimez ces gens-là, ne les encouragez pas à se tromper. Allons, votre vieux ami s'en va, mon pauvre enfant votre grondeur, votre éplucheur, votre censeur s'apprête au grand voyage. Vous croyez que ce n'est rien de se sentir mourir? Peut-être que les autres meurent sans y faire attention. Il y a tant de choses qui m'oppriment et qui semblent vous être légères ! Vous aussi, vous avez des ennemis, et vous n'y pensez pas. Vous faites souvent comme tout le monde, vous manquez ou vous gâtez le meilleur endroit de vos ouvrages, et vous dites toujours: C'est vrai, quand on vous le démontre; puis vous voilà insouciant aussitôt, comme votre fille, lorsqu'elle était ce gros enfant qui se roulait sur les gazons d'Aulnay. Avez-vous raison? Est-ce moiqui ai tort quand je m'indigne contre les torts des autres, quand je m'affecte des miens propres ? Peut-être. Cependant, si l'on pardonne facilement aux envieux et aux méchants, est-on bien capable de sentir le prix de l'amitié forte et fidèle? Si on fait si bon marché de soimême, est-on bien résolu à se corriger de ses défauts? L'art doit être traité aussi sérieusement qu'une foi politique ou religieuse. Pour l'artiste, c'est la seule affaire de la vie... Ah! vous allez me dire que vous avez des enfants, et que vous les aimez plus que vos livres... Oui, c'est vrai. Hélas! si j'en avais !...... » Il me semble voir toute l'âme d'Alceste au fond de cette lettre. La tendresse sous le blâme, le cœur aimant qui s'efforce de s'endurcir et qui paraît implacable à force d'envie de pardonner, la justesse du principe dominant l'injustice du fait. Pauvre cœur brisé! il s'en allait réellement, et, comme cette agonie dura quinze ans, nous nous flattions qu'il pouvait guérir. Nous nous imaginions parfois que cela dépendait de lui. Nous nous trompions. C'est qu'il avait encore tant de ressources dans l'esprit, de tels accès d'activité des organes qui reprenaient tout à coup leurs fonctions au moment où il se plaignait d'être engourdi et paralytique! Un jour, en 1846, je crois, nous allâmes le surprendre à Aulnay. Nous le trouvâmes mourant en apparence. « Ne restez que cinq minutes, nous dit-il. Je ne puis ni vous voir, ni vous entendre, ni vous parler. » Cependant, au bout des cinq minutes, cette nature mobile et impressionnable était revenue à la vie. Il parlait, il souriait, il racontait. Il se leva, il marcha dans le jardin, appuyé d'abord sur nos bras, et puis sur sa canne, et puis tout seul. De minute en minute, il se ranimait, il s'épanouissait. Il prétendait ne pas reconnaître nos figures quand nous étions entrés. Peut-être était-ce vrai; qui peut se rendre compte de tels phénomènes quand on ne les a pas éprouvés? Quand nous le quittâmes, il leva la tête et nous dit : « Ah! voilà les noisettes en fleur. Dans notre pays, cela s'appelle des mignons. Je ne les verrai pas mûrir. » Nous regardâmes les noisetiers, les branches étaient hautes, les mignons imperceptibles. Nous les distinguions à peine. Quand il ressuscitait, sa vie était plus développée, plus complète, plus intense que celle d'aucun de nous. Qu'il eût été condamné à quelque labeur physique, il eût été sauvé. Dieu envoya un ange à ses dernières années. Une femme d'un mérite supérieur se dévoua saintement à la tâche pénible et délicate de soigner et de consoler le poëte mourant. Fille de ce noble Flaugergues, qui fut savant, orateur, homme politique et philosophe théoricien, homme d'un caractère supérieur aux événements et aux partis (1), d'un courage, d'un désintéressement, d'un patriotisme à toute épreuve, mademoiselle Pauline Flaugergues se fixa auprès du malade, et ne le quitta (1) On a de lui une excellente biographie faite par M. Delatouche, et qui a paru dans le Dictionnaire de la Conversation. plus d'un instant jusqu'à sa mort. Poëte elle-même, au moins autant que M. Delatouche, elle adoucit ses derniers jours par les inspirations du cœur, les entretiens de l'intelligence et les soins assidus de la piété filiale. Laissons parler le mourant lui-même dans une de ses dernières poésies, la plus belle peut-être qui lui fût jamais inspirée par son cœur : Et j'accusais le Dieu qui, depuis deux années, Ses soins de m'aplanir sans regrets, ni remord, Ce manoir au hameau, cet Aulnay, vert réduit, A moi le frais salut de l'aube qui se lève, La fille du tribun, adoptée en mon cœur, Je l'appelle tantôt mon enfant et ma mère. A cette touchante et solennelle bénédiction, made moiselle Flaugergues, penchée au chevet du moribond, répondait ainsi : Que n'a-t-elle, à son gré, pour charmer tes douleurs, Que n'a-t-elle la voix des sonores ruisseaux Elle n'est du palmier que la liane aimée, Ce que cette intelligente, courageuse et modeste femme a souffert auprès de ce mourant si aimé, nul ne le saura jamais, car jamais une plainte ne sortira de son cœur, jamais un regard, jamais un soupir d'impatience ou de découragement ne firent pressentir au malade ou à ses amis l'énormité d'une tâche si rude pour un être si frêle. Mais je me trompe, et qu'elle se détrompe ellemême! nous tous qui avons connu et aimé le poëte navré, nous savons combien il a fallu de patience ingénieuse, de persévérance héroïque, de délicatesses d'esprit et de cœur à la fois, pour endormir et calmer sans cesse les crises de ce mal physique et moral auquel rien ne pouvait l'empêcher de succomber. Qu'elle en soit bénie, la sainte fille, la digne fille de l'honnête et intrépide Flaugergues, la douce ermite d'Aulnay! Aucun de nous ne perdra jamais le souvenir de la reconnaissance qu'il lui doit. Tous les parents de M. Delatouche ont vu avec une douce satisfaction le modeste héritage du poëte passer entre ses mains; l'humble et charmante retraite d'Aulnay ne pouvait être légitimement occupée |