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INTRODUCTION

LA CRITIQUE ET L'HISTOIRE

DANS UNE VIE DE JÉSUS CHRIST.

Jésus Christ est le grand nom de l'histoire. Il en est d'autres pour lesquels on meurt; il est le seul qu'on adore à travers tous les peuples, toutes les races, tous les temps.

Celui qui le porte est connu de la terre entière. Jusque chez les sauvages, dans les tribus dégénérées de l'espèce humaine, des apôtres, sans se lasser jamais, viennent annoncer qu'il est mort sur une croix; et le rebut de l'humanité peut être sauvé en l'aimant. Les indifférents, dans le monde moderne, reconnaissent que nul n'a été meilleur pour les petits et les misérables.

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Les plus glorieux génies du passé seraient oubliés, si des monuments, palais, obélisques ou tombeaux, si des témoignages écrits, papyrus ou parchemins, briques, stèles ou médailles, ne nous en avaient gardé quelque souvenir. Jésus se survit dans la conscience de ses fidèles voilà son témoignage, son monument indestructible.

L'Église, fondée par lui, remplit de son nom les temps et l'espace. Elle le connaît, elle l'aime, elle l'adore; comme il vit en elle, elle vit en lui. Il est son dogme, sa loi morale, son culte. Elle enseigne à tous, sans distinction, sans exception, qu'il est le Fils unique de Dieu fait homme, conçu du Saint-Esprit dans les entrailles de la Vierge; qu'il est venu en ce monde souffrir et mourir pour nous sauver, vaincre la

mort par sa résurrection; qu'il est remonté à son Père, afin de nous préparer la place près de lui; qu'il reviendra juger les vivants et les morts, donnant aux bons la vie éternelle, repoussant les mauvais dans les ténèbres et dans la mort de l'âme.

Ce « Credo» est tout à la fois un précis dogmatique et historique, le dogme et l'histoire populaire de Jésus. Le croyant peut en vivre. En quelques mots simples et profonds, il apprend que le plus grand événement de l'humanité est la venue du Christ; que Dieu l'aime, puisque Dieu veut le sauver du mal et se donner à lui; que la charité est le devoir suprême, puisque c'est par amour que son Maître est mort; qu'il doit être vigilant dans le bien, puisque son Maître sera son juge; qu'il n'a pas à redouter la mort, puisque son Maître l'a vaincue et qu'il est destiné lui-même à l'éternelle

vie.

L'homme qui croit à cet enseignement et à ce Christ peut marcher dans la vie; il est armé pour s'y défendre et pour y grandir. Rien n'arrêtera sa croissance. Le disciple de Jésus est devenu le souverain du monde, non pas au point de vue matériel et brutal, la violence n'est pas dans l'esprit de son Maître crucifié, mais au point de vue de la justice, de la bonté, de l'abnégation, du sacrifice et de la dignité morale. En semant ces vertus comme des germes de vie, il prépare et enrichit le sol humain, qui devient capable de toutes les cultures, de toutes les moissons.

Mais de même que la raison de ceux qui pensent cherche l'intelligence des dogmes élémentaires, demande qu'on les lui explique, dans la mesure de nos connaissances imparfaites et toujours limitées, exige qu'on repousse les attaques d'une philosophie, d'une science ou d'une littérature hostiles, de même elle aspire à connaître, dans le détail, la vie humaine et divine de Jésus, les paroles qu'il a dites, la loi qu'il a formulée, sa manière d'enseigner, d'évangéliser, de lutter, de souffrir et de mourir.

L'histoire de Jésus est le fondement de la foi. Doctrine évangélique, théologie, morale chrétienne, culte, hiérarchie ou Église, tout repose sur elle. Grâce au travail incessant des docteurs, la doctrine de Jésus, sa morale, son culte et son Église sont devenus peu à peu l'objet de sciences distinctes, parfaites, organisées, répondant aux aspirations légitimes des croyants qui veulent être des hommes de foi et des hommes

de science; pareillement, il faut que la vie de Jésus Christ soit racontée suivant les exigences de l'histoire.

C'est à ce besoin profond qu'essaye de répondre le présent

ouvrage.

Les partisans de ce qu'on appelle aujourd'hui l'école critique vont dire Le Christ du dogme et de la tradition, le Christ des apôtres, et des Évangiles interprétés suivant la doctrine de l'Église, n'est pas et ne peut pas être le Christ de l'histoire. Ce Christ idéal, Dieu et homme, Verbe incarné, conçu par un miracle inouï, se disant le Fils unique de Dieu, au sens métaphysique et absolu, multipliant les prodiges, parlant comme le quatrième Évangile le fait parler, ressuscitant trois jours après sa mort, s'élevant au ciel à la face de ses disciples, après quarante jours, n'est pas un homme réel. Il n'existe que dans la fantaisie pieuse des croyants, qui l'a créé de toutes pièces.

Le vrai Jésus, le Jésus de l'histoire, est né comme tous les hommes, il a vécu comme eux, il n'a pas plus fait de miracles qu'eux, il a enseigné une morale plus pure, fondé une religion moins imparfaite que les autres, et comme tous les réformateurs, en général, succombent sous l'intransigeance de leur milieu, il a été la victime de l'intransigeance juive; il est mort comme nous; il n'est ni ressuscité, ni vivant en Dieu.

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Je suis révolté, qu'on me pardonne le mot, lement dans ma foi de chrétien, mais dans mon impartialité d'homme, de cette contradiction entre le dogme et l'histoire, érigée en principe et opposée comme la question préalable à une vie de Jésus Dieu et homme. Convaincu que Jésus a été le Dieu invisible dans un être humain semblable à nous, comme historien je le regarde vivre, tel qu'il est, dans cette double nature.

La question de la Divinité divise les plus grands esprits, depuis la venue du Christ; elle les divisera sans fin; c'est déjà un phénomène étrange que Jésus seul ait soulevé un tel problème qui ne s'endort jamais dans la conscience de l'humanité, un problème avec lequel on est sûr de l'émouvoir toujours. Je ne me permettrai ici qu'une simple réflexion historique à l'adresse des hommes sans prévention, des vrais critiques, à l'esprit largement ouvert.

Cette contradiction violente dont Jésus est l'objet, a été prophétisée. Elle durera autant que le monde; elle afflige le chrétien, mais il ne s'en étonne ni ne s'en trouble; il y voit

le signe de son Maître. Elle s'est produite du vivant même du Christ. Tandis que ses disciples, répondant à sa question, lui disaient « Vous, vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant »>, les hommes, les Juifs disaient : Il n'est qu'un prophète; d'autres plus aveugles en faisaient même un blasphémateur et un révolté.

Lorsqu'il eut quitté la terre, pendant que les apôtres prêchaient aux synagogues juives le Messie Dieu et homme, rempli de la sagesse et de la vertu de Dieu, les premiers sectaires, les Nazaréens et les Ébionites, ne voulaient voir en lui qu'un homme.

La lutte sur ce point se prolongea plusieurs siècles; un philosophe paien, Celse, sans nier pourtant les miracles de Jésus, persiflait sa doctrine qu'il appelait absurde, et sa croix qu'il trouvait infâme; Origène, le réfutant, proclamait de sa grande voix la divinité de son Maître.

Les temps ont marché depuis. Le Crucifié a grandi, détruisant le paganisme, absorbant la philosophie, détrônant l'Empire, conquérant la terre, civilisant la barbarie, créant un monde nouveau.

Qui donc avait raison, les Juifs anathématisant Jésus et le tuant, les païens, comme Tacite, Suétone et l'honnête proconsul de Bithynie, Pline le Jeune, le dédaignant, lui et ses disciples qui leur semblaient une secte méprisable, les philosophes, comme Celse, l'accablant de leur sotte sagesse, apôtres, adorant en Jésus le Fils de Dieu ?

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Si Jésus n'était en réalité que l'homme honni des Juifs et du paganisme, comment a-t-il creusé sur la terre un sillon pareil comment a-t-il fondé une religion qui domine le monde ?

L'œuvre est inexplicable; elle est la preuve populaire que Jésus était bien ce que l'Église affirme.

I

La première condition d'une histoire scientifique est d'être éclairée par une critique sage, clairvoyante, impartiale.

Il ne faut pas cependant confondre la critique avec l'histoire; bien qu'inséparables l'une de l'autre, elles doivent rester distinctes.

Dans son sens le plus général, la critique est l'exercice même de la faculté essentielle de tout être raisonnable, le jugement. Critiquer et juger sont deux termes synonymes; car le jugement, comme la critique, a pour objet de discerner le vrai du faux. C'est le premier des droits, le plus nécessaire des devoirs de la raison. Quel que soit le domaine qu'elle explore religion, philosophie, sciences, littérature, esthétique, mathématiques même, la raison doit être attentive, discerner la réalité des apparences, le vrai, souvent invraisemblable, et le faux, quelquefois si plausible.

La critique, dès lors, ne peut être une science spéciale; elle est plutôt une condition de toute science, elle rentre dans la logique même qui fixe à l'homme les règles pour penser juste et pour juger sainement. Ces simples considérations démontrent la vanité de ceux qui s'attribuent le monopole de la critique. L'école critique est l'école de tout le monde. Chacun peut et doit y prétendre. La tentation la plus ordinaire de l'esprit cultivé est de critiquer au delà de la mesure, de vouloir tout juger, même ce qu'il ignore. Le sage modère cette volonté âpre, intempérante; il apprend à ne juger que ce qu'il sait, n'oubliant jamais que son savoir est limité et son ignorance incommensurable.

On peut être un excellent critique en philosophie et un très mauvais juge en religion ou en histoire. Certaines connaissances humaines n'exigent pas seulement un esprit spéculatif, mais une longue expérience. Les doctrines morales seront bien mieux critiquées par l'ignorant qui a expérimenté la vertu que par le sceptique qui ne se doute pas des joies austères du sacrifice. Les saints, qui vivent de la parole de Jésus, l'entendront toujours mieux que l'exégète arabisant, hellénisant qui la repousse et n'en connaît pas la saveur. Un dégustateur délicat perçoit des nuances qui échappent au chimiste.

Appliquée à l'histoire, la critique a un rôle bien déterminé. L'histoire a pour objet de raconter les faits; or les faits du passé ne nous étant connus que par les documents, et les documents étant rédigés par les témoins plus ou moins immédiats des faits eux-mêmes, la critique doit examiner, tout ensemble, les faits, les documents et les témoins.

Certains faits sont absurdes : la critique les écarte; il y a des documents altérés ou suspects: la critique les signale et les réprouve; et si des témoins sont indignes de foi, elle les démasque et les confond.

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