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LIVRE DEUXIÈME

JEAN LE PRÉCURSEUR ET L'AVÉNEMENT DE JESUS

CHAPITRE PREMIER

LES JUIFS EN JUDÉE VERS L'AN 26. AVÉNEMENT

DE JEAN-BAPTISTE.

Avant de montrer la suite de l'histoire évangélique, regardons vivre en Palestine la société juive, vers l'an 26, à l'époque où Pilate, en qualité de Procurateur romain, vient administrer la Judée. il y a là un concours d'événements, une organisation religieuse et sociale, un jeu, une lutte des partis, un ensemble de superstitions, de préjugés, de passions et d'espérances, des courants d'opinion, en un mot, un état de la conscience nationale, qu'il faut étudier de près et avec quelques détails, pour comprendre le milieu dans lequel Jésus a vécu et le mouvement qui, sous l'action de Jean-Baptiste, va préparer sa venue.

Au premier coup d'œil, on distingue dans ce petit monde remuant divers groupes très tranchés. Il y a d'abord les grandes familles patriciennes et sacerdotales, dans lesquelles. se recrutent les souverains pontifes, les Boéthos, les Hanan, les Phabi, les Kanith. Le pontificat suprême est devenu pour elles une sorte de fief qu'elles se disputent auprès de l'autorité romaine, à force d'intrigues et d'argent. Opulente, pleine de morgue, détestée, cette aristocratie pressure le peuple de dimes et d'impôts, et outrage sa pauvreté par une existence

fastueuse. On ne pardonnait pas aux patriciens ni aux chefs sacerdotaux leur attitude conciliante à l'égard du pouvoir païen abhorré. Les grands prêtres, arbitrairement nommés et destitués par les procurateurs, ont perdu tout prestige. La foule, qui les hait et les méprise, se venge d'eux par l'insulte, les railleries, les anathèmes. Rien n'arrête ce flot de haine, il monte et déborde. Vingt ans plus tard, on chantera dans les rues de Jérusalem :

« Quelle calamité, la famille de Boéthos! Maudites soient leurs lances!

« Calamité, la famille de Kantharos! Maudites soient leurs plumes diffamatoires!

« Calamité, la famille de Hanan! Maudits soient leurs sifflements de vipères!

« Calamité, la famille de Phabi! Maudite la lourdeur de leurs poings! »

Ils sont grands prêtres, leurs fils trésoriers, leurs gendres gardiens du Temple; et leurs serviteurs assomment le peuple à coups de bâton (1). Ces anathèmes de la foule exaspérée en disent long sur la brutalité de la tyrannie sacerdotale. On voyait de misérables valets, escortés de hardis compagnons, se ruer sur les aires et les greniers, enlever de force les dîmes pour leurs maîtres et maltraiter sans merci les récalcitrants (2). Les grands prêtres avaient souvent le droit exclusif de vendre les victimes. Les Hanan avaient établi sur le mont des Oliviers des bazars (Kaneioth) pour l'élevage et la vente des colombes. Ils excellaient à rendre lucratif ce pieux monopole. Abusant de leur autorité, ils multipliaient les cas où, suivant les rites, les sacrifices de pigeons étaient obligatoires; la cherté devenait excessive, à tel point qu'une seule paire de colombes se vendait jusqu'à un denier d'or. Et tandis que ces pontifes se gorgeaient de revenus, les prêtres de rang inférieur, réduits à la misère, mouraient de faim (3).

On comprend aisément quelle indifférence religieuse devait se cacher dans cette classe de repus. Ces fils dégénérés d'Aaron ou de Lévi ne brûlent guère de l'impatience de voir le Règne de Dieu; et cependant, nul n'est plus conservateur qu'eux. Ils forment le noyau du parti sadducéen (4); leur orthodoxie est

(1) Talmud Hierosol., Pesachim, 57 a. (3) Antiq., xx, 8, 8; 9, 2.

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(2) Antiq., xx, 8, 8; 9, 2. —

(4) Le parti des Justes, de Tsedakah, justice. Ce nom semble avoir désigné tout d'abord, sous Jean Hyrcan, le parti composé surtout de prêtres, et qui, en

inflexible, surtout en ce qui touche aux rites, et leurs jugements inexorables. Les choses de l'autre monde ne les préoccupent guère matérialistes, sensuels et sceptiques, ils n'y croient pas. Maintenir l'ordre établi, vivre en bonne intelligence avec les Romains, demeurer en charge, faire grande chère et jouir, voilà pour eux l'essentiel. La religion n'est pas un but, c'est un moyen; ils se gardent de le dire tout haut, mais cet axiome domine en secret toute leur vie.

A côté de l'aristocratie de la naissance, de la fortune et du sacerdoce, il y a celle de la science religieuse lettrés, docteurs et scribes. Depuis que la « Thora » s'était conquis, dans la vie juive, une place si haute, et en était devenue, presque à l'égal du Temple, un des foyers, on vit apparaître à côté des hommes du culte les hommes de la « Thora ».

Le sacrifice absorbe les uns, l'étude les autres; les premiers sont engagés par leur naissance même dans les fonctions sacerdotales, mais les autres sortent de toutes les tribus et de toutes les classes; ils représentent la science religieuse, morale, rituelle, juridique; ils commentent le Livre, le copient, le propagent; ils ne tardent pas à s'élever au-dessus de la classe des prêtres et à devenir les maîtres de l'opinion. C'est une loi de toute société humaine arrivée à un certain degré de culture : la puissance est aux plus forts, et les plus forts sont ceux qui

savent.

Les docteurs font plus qu'étudier et enseigner la «< Thora », ils se signalent par une fidélité plus stricte à tout ce qu'elle impose, se défendant avec énergie contre toute influence païenne. Ce sont les « Hassidim », les pieux, du temps où l'hellénisme, depuis la conquête d'Alexandre, envahissait tout; après avoir tenu ferme contre la civilisation et les mœurs païennes des Grecs et des Syriens, ils résistent aujourd'hui à la corruption romaine. Le particularisme juif se retrouve en eux dans toute son âpreté; ils personnifient la conscience nationale, ils sont ceux qui se souviennent, ceux qui espèrent. Tous les faits de la grande histoire d'Israël vivent dans leur mémoire; toutes les promesses de Dieu au peuple dont ils sont membres luisent devant eux comme un

face des exagérations des Pharisiens, se contentait de la justice, telle que l'exigeait le texte de la loi. Peut-être aimait-il à se rattacher par ce nom au dernier des pontifes dont la mémoire était en vénération, à Siméon, surnommé le Juste. Cf. Antiq., XIII, 9; xvII, 2, 4; XVIII, 1, 3. Bell. Jud., 11, 8.

splendide avenir. La « Thora» est tout pour eux, puisqu'elle contient leur passé et leur destinée, puisqu'elle leur enseigne la justice légale qui, en les rendant agréables à Dieu, garantit le triomphe de leur race et de leur foi.

Cette double aristocratie a donné naissance aux deux partis dont les luttes, les rivalités et les excès remplissent les deux derniers siècles de l'histoire du peuple juif les Sadducéens (Tsaddikim) ou les Justes, et les Pharisiens (Perischim) ou les Séparés, les Distingués. Les premiers appartenaient presque tous à l'aristocratie de la fortune ou du sacerdoce, les seconds à celle de la science.

En devenant un parti, les Pharisiens (1) ont subi la loi de toute secte. Ils ont exagéré leurs principes, outré leurs tendances, mérité les anathèmes du plus doux et du plus sage des maîtres; aveugles volontaires, fermés à l'inspiration vivante, ils n'ont rien compris au mystère des événements, et ils sont devenus la force la plus hostile, la plus réfractaire à la fondation du Royaume de Dieu.

Absorbés dans l'étude de la « Thora », du Livre, ils n'en connaissent que la lettre; l'esprit leur échappe, et la lettre les tue. Ils négligent toujours davantage l'élément moral, et ils s'appliquent à ce qui est extérieur et cérémoniel; ils se préoccupent à peine de la sainteté de l'âme, mais ils se passionnent pour la sainteté légale. Le devoir pour eux n'est plus l'accomplissement de la volonté de Dieu, c'est avant tout la pratique stricte de la légalité. Emportés par ce zèle d'observances, ils ne songent pas à multiplier les vertus, mais plutôt les rites le plus saint n'est pas celui qui se domine lui-même et qui aime Dieu et le prochain, c'est celui qui fait le plus de jeûnes et de vœux, le plus d'ablutions et de sacrifices, qui porte les plus larges phylactères et les houppes les plus longues, qui marche le dos plus voûté, les yeux plus baissés à terre, qui affecte, aux jours où il jeûne, des airs plus funèbres, s'interdisant d'oindre sa tête, de se laver le visage (2), et même de saluer ses amis (3), et qui emploie les plus interminables formules de prières. Sa piété n'est qu'un masque. L'hypo

(1) De Parousch », séparation, distinction. Les Pharisiens ou les Séparés, les Distingués, les Purs, se signalaient par le soin avec lequel ils se séparaient, se distinguaient de ce qui n'était pas juif. Tout commerce avec les paiens, toute concession faite à leurs coutumes, de la part des Sadducéens, leur semblaient une profanation et une lâcheté. Cf. Antiq., xш, 9; xvII, 2, 4; XVIII, 1, 3. Bell. Jud., 11, 8.

(2) Talmud Hierosol., Schabbat., f. 12, 1. — (3) Id., Taanith, 1, 4-7.

crisie, cet art de paraître et de mentir, de cacher le vide et les vices de l'âme sous les dehors de la sainteté, devient presque universelle chez ces faux dévots.

Nulle grande idée ne s'agite autour des chaires et dans les synagogues. Les docteurs célèbres qui, sous Hérode le Grand, avaient surtout contribué au développement des traditions et des coutumes, à l'interprétation juridique de la loi, les Schemaïa et les Abtalion, les Hillel et les Schammaï, avaient disparu, et, comme il arrive toujours quand les hommes supérieurs manquent, les médiocres poussèrent aux excès et aux minuties. Le formalisme s'accrut, les questions devinrent plus subtiles, et la casuistique la plus bizarre, la plus déréglée, défraya tout l'enseignement (1).

Les discussions rituelles passionnaient les lettrés, elles formaient le terrain de combat entre les partis et les écoles rivales. Le jour de la fête de l'Expiation, l'encens doit-il être brûlé devant le Saint des Saints ou plutôt dans le Saint des Saints même, aussitôt après l'entrée du grand prêtre? La question était jugée d'une telle importance, que les Pharisiens, la veille du grand jour, exigeaient du sacrificateur suprême le serment de fidélité au vrai rite. L'oblation qui accompagne l'holocauste, à qui appartient-elle? Aux prêtres ou à l'autel? La gerbe cueillie, comme prémices, au printemps, le lendemain de la Pâque, peut-elle être coupée un jour de sabbat? L'immolation de l'agneau pascal viole-t-elle le sabbat? A la fête des Tabernacles, la libation de l'eau doit-elle se faire sur l'autel même, et la procession avec les branches de saule doitelle s'arrêter autour de l'autel? Doit-on prélever la dîme seulement sur les semences, le vin et l'huile, ou encore sur l'anis, le cumin et la menthe? Le serment par le ciel ou la terre, par Jérusalem ou par l'âme, est-il valable, ou seulement le serment par Dieu? Faut-il jurer par le Temple ou par l'or du Temple, par l'autel ou par la victime de l'autel?

Vaine et vile casuistique, sans moralité et sans élévation. Les plus exagérés sont naturellement les plus écoutés; les disciples d'Hillel, enclins à la douceur des interprétations, sont débordés par ceux de Schammaï, l'austère, l'intransigeant. La lettre fait loi; plus on donne à la lettre, plus on est sûr du succès. Lorsque la passion est déchaînée, en religion

(1) Talmud Hierosol., Beracot, fol. 13, 2; Sotah, fol. 20, 3; Babyl., Sotah, fol. 22, 2.

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