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pénétreront jamais le sens profond; et l'histoire évangélique où cette intervention directe, personnelle, est constante, sera pour eux un livre fermé.

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Désormais, Jésus n'est plus le charpentier de Galilée; le voile qui le dérobait à la multitude se déchire il apparaît ce qu'il est, le Christ, le Fils de Dieu. Cependant il gardera, dans sa grandeur divine, une nature infirme, asservie à la douleur et à la mort. Pécheur, il ne pouvait l'être : né de l'Esprit, il est dans la sainteté absolue, comme le principe dans la vertu duquel il a été conçu; mais, humilié, sacrifié et anéanti, il doit l'être, et il le sera son premier acte public est un acte d'abaissement, il vient demander, confondu dans la foule, le rite du pécheur, s'engageant par là même à subir la loi de la pénitence et du sacrifice dont le baptême de Jean était le symbole.

C'est ainsi qu'il accomplit toute justice; il obéit le premier à cette loi qu'il devait imposer à tous, comme la condition nécessaire de l'entrée dans son Royaume, et lui, qui par la mort doit sauver et régénérer l'humanité, commence déjà à entrer dans la mort. Que le pécheur souffre et se sacrifie, c'est la stricte justice; que le Saint de Dieu s'assujettisse à la douleur et au martyre, c'est la consommation de la justice par l'amour, c'est la justice de Jésus.

Au moment où cette soumission l'inaugure, et en vertu de cet acte, le ciel s'ouvre. La vie même de Dieu impénétrable et inénarrable, fermée à toute créature, cette vie où l'huma

se montre enva

nité, écrasée par le mal, ne puisait plus, hissant l'âme d'un de ses fils. L'inconnu prédestiné où elle descend visiblement n'est plus seulement ce qu'il paraissait être,

un fils de l'homme, c'est le Fils de Dieu. L'Esprit qui habitait en lui et qu'on ne soupçonnait pas, se révèle solennellement et le consacre aux yeux de la foule le Messie peut agir désormais.

Les hommes les plus grands n'ont que leur génie, leur volonté, leurs passions; chez les plus saints, à tous ces ressorts d'énergie personnelle s'ajoute l'inspiration de Dieu, inspiration souvent passagère, toujours limitée, qui laisse percer encore l'infirmité de l'homme; mais cette consécration publique découvre en Jésus la plénitude de l'Esprit; et cet Esprit est le principe souverain de toutes ses pensées, de toutes ses volontés, de tous ses discours, de tous ses actes, de toutes ses démarches.

Jésus nous le communiquera. La scène de son baptême, qui contient l'énigme de la régénération, se reproduira jusqu'à la fin des siècles; l'eau sanctifiée sera, un jour, par une institution spéciale, le sacrement de la renaissance de l'homme, et le baptême de l'eau deviendra le baptême de l'Esprit. Quiconque, à l'appel du Christ, sortira de ses vices, de son ignorance, de son égoïsme, par le repentir, le sacrifice et la foi, quiconque entrera dans la parole de Jésus, verra, comme lui, le ciel obstinément muré s'ouvrir; les fils de la terre et de l'humanité corrompue deviendront des fils de Dieu, ils entendront, au fond de leur conscience, l'Esprit murmurer ce titre ineffable, et apprendront de lui à nommer Dieu leur Père céleste.

Jusqu'à quel point les manifestations extraordinaires qui ont éclaté au baptême de Jésus furent-elles connues de la foule? Le récit évangélique ne permet guère de le déterminer. Elles semblent d'ailleurs directement adressées au Baptiste, à celui qui devait signaler le Messie, et qui se trouve par elles élevé au faîte de sa grande mission. Il ne manquera pas à sa tâche. Les occasions naîtront d'elles-mêmes; et on l'entendra, lui, si véhément, tempérer sa rude voix et trouver des accents d'une douceur infinie pour révéler son Seigneur et son Maître.

Le fait du baptême de Jésus resta profondément gravé dans le souvenir et dans la conscience de ses disciples; il était appelé « l'onction de Jésus ». La prédication apostolique primitive, telle que les Actes nous l'ont conservée (1), y fait allusion comme à un signe éclatant où l'on devait reconnaître la justification divine du Messie.

Jésus s'éloigna presque aussitôt et disparut, fuyant la curiosité et l'empressement du peuple qui affluait aux bords du Jourdain.

L'Esprit, dont il est rempli, le conduit au désert.

(1) Act., IV, 27; x, 38.

CHAPITRE III

JÉSUS AU DÉSERT.

LA TENTATION.

Quel est ce désert où l'Esprit entraîna Jésus?

Les documents évangéliques ne le déterminent pas expressément. Il est certain cependant que le mot pruos employé par eux avec l'article, au singulier et sans épithète, ne saurait convenir qu'au désert de Juda (1). La tradition la plus ancienne a toujours cherché et vénéré les traces de Jésus dans la région montagneuse et sauvage qui s'étend à l'ouest au-dessus de Jéricho jusque vers les hauteurs de Béthanie, limitée au sud par l'Ouady-el-Kelt, au nord par l'Ouady Neuahimeh.

Jésus, en quittant le Jourdain, a dû traverser la plaine de Jéricho, et, laissant la ville à gauche, gravir les pentes escarpées de la montagne, appelée aujourd'hui la « Quarantaine ».

Ce massif rocheux est un bloc immense de calcaire rougeâtre qui semble avoir été calciné par un incendie. D'une fière architecture, il se découpe en cinq crêtes qui ressemblent à des pyramides. De profonds ravins les séparent. Les vents et les pluies ont rongé la pierre et creusé, en maint endroit, dans ses flancs, des excavations que la main des solitaires a élargies. Au milieu de la plus haute cime, les croyants vénèrent une grotte où Jésus se serait abrité pendant son séjour au désert. Un chemin taillé dans le roc y conduit. Quelques moines grecs vivent là, au-dessus de terre, avec les oiseaux du ciel, les ramiers et les aigles.

L'œil s'arrête ébloui devant le panorama qui se déroule en cercle, à l'horizon, du haut de la montagne. A l'est, au delà

(1) MATTH., II, 1; IV, 1; XI, 7; XXIV, 26; MARC, 1, 4, 12, 16; LỤC, III, 2. Cf. Luc, v, 76; VIII, 29; JEAN, XI, 54.

de la plaine du Jourdain, le mont Nébo et les plateaux de la Pérée; au nord, l'Hermon, la tête couverte de neiges dorées et perdue dans des profondeurs lumineuses; au sud, la mer Morte, luisante comme une plaque d'argent bruni; au couchant, la terre déserte de Juda soulevée en cônes innombrables, où les pluies d'hiver font pousser une herbe rare que brûlent les premiers soleils d'été. Jérusalem se cache derrière le mont des Oliviers qui arrête le regard et qu'une tour blanche domine, aujourd'hui, comme un signal élevé sur les écueils de cet océan de pierre immobile et tourmenté.

C'est tout à la fois le désert et la montagne: deux grandeurs réunies, pleines d'austérité et de majesté.

Telle fut vraisemblablement la retraite de Jésus.

Le rocher lui servait de refuge. Il vivait au milieu des bêtes sauvages. Le ciel, sur sa tête, était rempli de clartés et de voix divines. Dans cette nature morte, les souvenirs parlent seuls au voyageur qui s'y égare; ils emplissent tout de leurs murmures. L'image du Christ vivant semble flotter sur ces collines. On assiste au drame intime de ses pensées, et l'on regarde avec respect ces débris de roche où peut-être il s'est reposé.

Lorsque, du haut de ces sommets, Jésus regardait la plaine du Jourdain qu'il venait de quitter, il pouvait observer la foule accourant par tous les sentiers vers celui qui lui préparait les voies; au point opposé de l'horizon, il avait sous les yeux ce chemin de Jéricho à Jérusalem qu'il devait suivre, un jour, avec ses disciples, pour aller à la mort.

Le séjour de Jésus au désert fut d'abord une prière, une contemplation, une absorption de toutes ses facultés humaines en Dieu, son Père. Ceux qui ont expérimenté les ravissements et les extases, bu à longs traits au torrent des joies divines, entendu comme saint Paul « les paroles, les arcanes du ciel, que l'homme retombé sur terre ne saurait dire (1) », — les saints, pourraient seuls entrevoir quelques rayons de l'âme de Jésus priant, adorant, contemplant. Il vit, dans la volonté de son Père, la grandeur et la beauté de sa mission future; il en mesura les difficultés, pressentit les douleurs et les sacrifices; à la veille d'agir, il entra dans tous les conseils de la sagesse, de la justice et de la miséricorde infinies pour sauver le monde

(1) II Cor., XII, 4.

perdu. L'agonie, le Calvaire et la mort se dévoilèrent devant ses yeux ouverts à l'éternelle lumière; il connut les tressaillements de l'âme débordante des joies de Dieu et les angoisses de l'âme accablée par la vue des luttes effrayantes qui l'atten

daient.

Le désert a toujours eu pour les êtres religieux un attrait irrésistible, tous y ont passé, il est le seuil de la vie active.

Jésus conseillera souvent la solitude et la pratiquera luimême comme une condition de la prière, un moyen de reposer l'esprit, d'échapper aux embûches et à la persécution (1).

En s'y retirant aujourd'hui, après son baptême, il veut traverser, à sa manière, cette phase de recueillement total qui, dans la vie des hommes d'action, précède l'exécution de leur œuvre. Celui qui a pris conscience d'une grande mission, accablé par le poids de sa responsabilité, effrayé de sa propre faiblesse, aime à se replier sur lui-même, loin du bruit. La solitude rapproche de Dieu, épure le cœur et les pensées, trempe les résolutions viriles, enhardit les courages et prépare les forts (2).

Moïse vint chercher Dieu sur la cime solitaire d'Horeb (3); Élie demanda au désert un asile contre les hommes (4); JeanBaptiste y vécut, grandissant et se fortifiant au contact de l'Esprit (5); Paul s'isola dans les plaines inhabitées de l'Arabie pour y méditer la voix de celui qui l'avait terrassé sur le chemin de Damas (6); et les disciples du Crucifié, fuyant la corruption du monde, absorbés dans la contemplation, affamés de l'éternelle vie, s'enseveliront un jour en foule, dans les trous du rocher, au fond de la Thébaïde.

La destinée de Jésus ne l'appelait point à s'attarder longtemps au désert, il n'y fait qu'une halte. Il n'y vient pas. comme nous chercher Dieu, car il le porte en lui; ni recueillir

(1) MARC, 1, 35, 45; VI, 37; Luc, VI, 12; MATTH., XIV, 13. (2) Çakya-Mouni y a fait de fréquentes stations dans les années de sa vie pénitente et dans son voyage à travers Mogadha. (Ryga, 364 ff. Cf. RUDOLF SEYDEL, Das Evangel. von Jesu, etc.) Zoroastre a vécu longtemps retiré sur une montagne, se nourrissant de laitage, d'après Pline, Plutarque et Dion Chrysostome. Mohammed a cherché un refuge, dans ses luttes intérieures, sur la montagne d'Hirâ, non loin de la Mecque. (Cf. SPIEGEL, Uber dem Leben Zorothastros, Sprenger 1, 997.)

(3) Exod., i, 1. (4) II Rois, xix. aux Galates, 1, 17.

- (5) MATTH., II et parall. — (6) Épît.

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