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registres des pauvres. J'eus la preuve que le sixième de la population figurait sur ce grand livre de la charité publique !.....

On comprendra facilement que le paupérisme de la Flandre française devint dès ce moment pour moi l'objet d'une préoccupation continuelle. L'origine, la cause, les effets de cette épouvantable lèpre, dont j'avais été si loin de soupçonner l'existence, furent désormais le sujet de mes méditations et de mes recherches. J'appris successivement que la misère se produisait avec la même intensité dans l'Artois et dans une partie de la Picardie et de la Normandie; qu'elle avait dès longtemps envahi diverses provinces de la Belgique et de la Hollande; que la détresse des ouvriers de l'Angleterre était, enfin, commune aux régions du nord de la France, comme au royaume des Pays-Bas.

J'essaierais vainement de donner une idée de l'état de dénuement, de souffrance, d'abjection et de dégradation morale et physique dans lequel étaient plongés les ouvriers indigents des villes principales du département du Nord. Je renvoie à mon ouvrage pour des détails si affligeants à reproduire.

A cette situation déplorable, il fallait chercher de prompts remèdes, car tous les secours consistaient en quelques souscriptions philanthropiques plus fastueuses que productives, soutenues, il est vrai, par une effusion de charité inépuisable, mais devenue insuffisante. Quant à la haute industrie, elle se bornait à exploiter les forces, j'ai presque dit la misère des classes

ouvrières.

Après avoir introduit quelques réformes dans le mode de distribution des secours publics, je fis un appel pressant à la charité individuelle, seules mesures qui pussent dépendre de l'administration; j'excitai l'attention du gouvernement sur la situation alarmante de cette contrée; j'indiquai, comme le moyen le plus efficace de l'améliorer, la colonisation agricole des landes incultes de Bretagne et de Gascogne d'après le système des institutions des Pays-Bas que j'étais allé étudier sur les lieux mêmes. Je rencontrai la plus vive sympathie pour ce projet, dans S. A. R. Monsieur le Dauphin, et dans le ministre de l'intérieur, M. le vicomte de Martignac, dont l'esprit et le cœur étaient si bien faits pour comprendre et réaliser les vues d'une auguste bienfaisance.

En même temps, je m'occupais de jeter les bases d'une maison de travail et de refuge pour chacun des sept arrondissements du département du Nord.

En attendant le résultat des mesures que j'avais provoquées auprès du gouvernement, et au milieu des occupations, sans cesse renaissantes, d'une vaste administration, je voulus donner à mes études sur le paupérisme, un cercle plus étendu. J'avais suffisamment exploré le département du Nord; je désirais étudier de même le reste de la France, et, s'il était possible, une portion de l'Europe. Je multipliai mes relations et ma correspondance. Je priai tous mes collègues de vouloir bien me communiquer des notions précises sur le nombre et la situation des indigents et des mendiants de leurs départements, sur les causes auxquelles ils attribuaient la misère et la mendicité, sur les moyens locaux employés pour y remédier, et sur les ressources que pourraient offrir les terres incultes pour la colonisation agricole des indigents du département du Nord.

Le ministre de l'intérieur avait demandé au conseil supérieur du royaume d'émettre son avis sur le mémoire dans lequel je sollicitais la formation d'une association générale de bienfaisance et un premier essai d'une colonie d'indigents et de mendiants. J'appris, au bout de quelques mois, que ces propositions avaient été accueillies avec acclamation, sur le rapport de M. le comte de Tournon, pair de France. Ce rapport devait même être publié, le 25 juillet 1830, dans le Moniteur universel.

Au lieu de ce document, je lus, avec une douleur prophétique, les ordonnances qui firent éclater une grande révolution sociale.

Peu de jours après, vingt mille ouvriers, plus ou moins misérables, lancés dans les rues de Lille, suivirent le signal donné par les ouvriers de Paris; ma carrière administrative fut dès-lors terminée.

Je ne crus pas, néanmoins, avoir accompli cette sorte de mission spéciale, imposée à tous les hommes par la Providence. Je résolus de consacrer mes loisirs et le peu de forces que me laissait une santé fort altérée, à traiter dans toute son étendue la question du paupérisme, que les événements avaient encore agrandie. Au sein d'une paisible retraite, je m'attachai à recueillir mes souvenirs et mon expérience, à

interroger tour à tour l'économie politique, les | à des écrits remarquables, mais dont l'autorité

théories philosophiques de la civilisation, la statistique, la législation et les sciences morales qui avaient rapport aux causes de indigence. D'abord un horizon vague et immense s'était offert à mes regards; peu à peu, à l'aide surtout du phare lumineux du christianisme, il me sembla que l'on pouvait distinguer nettement les causes des désordres moraux et matériels des sociétés; les faits se classèrent naturellement. Il devint possible de les généraliser, de leur assigner des principes, d'en observer et d'en comparer les conséquences, enfin d'approcher autant qu'il était possible de la vérité.

Telest l'historique de mon ouvrage et le compte que j'avais à rendre des motifs qui m'ont amené à l'écrire et à le publier.

Je ne me dissimule pas qu'une telle entreprise, pour répondre à son importance, eût exigé la vie tout entière, non-seulement d'un homme, mais de plusieurs hommes profondément versés dans toutes les sciences qui se rattachent à l'économie sociale, et secondés, de plus, par des moyens dont les gouvernements ont seuls l'entière disposition. Je sais qu'elle eût nécessité l'exploration attentive et locale du paupérisme dans tous les états de l'Europe. Je sens, surtout, que pour donner à toutes ses parties le relief et l'intérêt de style que son sujet méritait sans doute, il eût fallu le talent d'un grand écrivain.

Certes, un ouvrage exécuté comme je le comprends, aurait servi à asseoir sur de nouveaux principes la science de l'économie politique. Il est donc encore à faire; mais les progrès de l'administration, les besoins des peuples et la force des choses produiront tôt ou tard, sans doute, les hommes auxquels il est réservé d'éclairer leur siècle sur des vérités encore imparfaitement dévoilées.

Mais, en attendant, le danger presse; le temps poursuit sa marche inexorable : les gouvernements, l'administration, la législation, fermant les yeux sur les maux des populations ouvrières, semblent entraînés par les intérêts du moment, à suivre et à élargir les voies de civilisation ouvertes par le système anglais. Le mal qui op presse les classes inférieures est évident; mais on en conteste l'origine et les causes; peut-être même n'en connaît-on pas toute l'intensité. J'ai donc cru que des observations spéciales pouvaient être utiles en donnant une nonvelle force

avait besoin peut-être de s'appuyer davantage sur celle des faits. Voilà, je le répète le but et l'excuse d'une publication dont je reconnais moi-même l'imperfection inévitable.

Ce qui m'a frappé surtout, dans mes études, c'est l'influence funeste que le système industriel et politique de l'Angleterre a exercé sur la France, sur l'Europe et sur une grande partie de l'univers. Ce système, basé sur un égoïsme insatiable et sur un mépris profond de la nature humaine, s'est dévoilé à mes regards d'une manière qui a exalté à l'excès, peut-être, un sentiment de nationalité dont un cœur français ne saurait se défendre, et cette impression se manifestera peut-être un peu vivement dans tout le cours de cet ouvrage. Cependant j'ai cherché à n'être que vrai, et ne crois pas avoir été injuste ni exagéré.

En effet, le véritable paupérisme, c'est-à-dire la détresse générale, permanente et progressive des populations ouvrières, a pris naissance en Angleterre, et c'est par elle qu'il a été inoculé au reste de l'Europe.

Depuis trois cents ans, cette puissance n'a cessé d'exciter l'amour des richesses, du luxe, des jouissances matérielles; une aristocratie souveraine, un clergé enrichi des dépouilles du catholicisme, des spéculateurs habiles et heureux, placés à la tête du pouvoir, de la propriété, des capitaux et de l'industrie, n'ont cessé d'accumuler le privilége des terres, du commerce et de la navigation. Il en est résulté une monstrueuse centralisation de fortune et de despotisme qui a été constamment mise en action pour acquérir de nouveaux biens. Telle a été la marche incessante de la classe avide et orgueilleuse devenue maîtresse de la population. C'est ainsi qu'on l'a vue exploiter partout la race humaine; et tandis qu'elle cherchait à améliorer chez elle tous les types d'animaux utiles, ne s'occuper de ses ouvriers que pour abuser de leurs forces et, de leur misère. Ce n'était pas assez d'avoir englouti toutes les richesses de la Grande-Bretagne, sa cupidité insatiable s'est étendue aux richesses de tout l'univers ; à tout prix, il a fallu la satisfaire; violence, inhumanité, corruption, elle a tout employé tour à tour, et n'a reculé devant aucun moyen de succès.

Longtemps elle a ébloui les regards de son opulence, et son exemple a séduit quelques na

tions; aujourd'hui, le temps et l'expérience | séparable de la condition humaine, sera soulagée commencent à soulever le voile qui cachait l'effroyable misère d'une population opprimée, affamée et poussée au désespoir. La publicité révèle l'excès de sa production manufacturière; la lutte, établie par une concurrence universelle, réagit avec vigueur. Tout annonce que le colosse est ébranlé, et qu'un abîme est creusé sous son piédestal.

A ce sombre tableau que tracent les Anglais eux-mêmes, pourrait-on méconnaître l'approche d'une catastrophe inévitable, plus ou moins prochaine et sans doute terrible?

Ainsi, l'Angleterre est destinée à périr par les causes qui ont engendré le paupérisme, et peutêtre par le paupérisme lui-même. Tous les hommes qui ont approfondi la situation de ce royaume, ne peuvent s'empêcher d'en avoir le pressentiment; ce sera un grand malheur, sans doute, et cependant pourra-t-on dire qu'il n'est pas mérité et que la Providence ne se devait pas à elle-même de donner cette haute leçon au monde?

Mais les autres peuples doivent-ils attendre que cetévénement immense soit arrivé pour renoncer aux principes qui ont dirigé le système économique et industriel de l'Angleterre? Assurément non : il est temps encore de prendre une autre route et de guérir, par les contraires, le mal anglais qui menace de nous gagner.

Le système anglais repose sur la concentration des capitaux, du commerce, des terres, de l'industrie; sur la production indéfinie ; sur la concurrence universelle; sur le remplacement du travail humain par les machines; sur la réduction des salaires; sur l'excitation perpétuelle des besoins physiques; sur la dégradation morale de l'homme.

Fondons, au contraire, le système français sur une juste et sage distribution des produits de l'industrie, sur l'équitable rémunération du travail, sur le développement de l'agriculture, sur une industrie appliquée aux produits du sol, sur la régénération religieuse de l'homme, et enfin sur le grand principe de la charité.

Dans ce système, loin de faire rétrograder l'industrie, nous ne verrons dans les machines et les grands capitaux que des agents de bienêtre et de civilisation : la nation tout entière sera enrichie, et non quelques individus. La misère, redevenue un accident individuel, in

aussitôt qu'aperçue. Le paupérisme n'alarmera plus les gouvernements. Qu'on y songe bien, ce n'est plus seulement de l'ordre politique qu'il s'agit aujourd'hui, mais de l'existence peut-être de la société tout entière. Les signes précurseurs d'une révolution sociale éclatent de toutes parts. On voit se former des religions nouvelles ; les voix formidables de prophètes nouveaux se font entendre du fond de la solitude, et même de la tombe. L'Orient est plein de mystères politiques, prêts à se dévoiler; l'Europe semble frappée de terreur et de vertige, les intelligences et les passions humaines s'agitent, se croisent, se choquent en tous sens, comme pour chercher une issue qu'elles ne trouvent pas. Les classes riches escomptent rapidement la vie, et, sans souci de l'avenir, n'aspirent chaque jour qu'à de nouvelles jouissances matérielles. Les masses prolétaires, privées d'aliment moral et de bienêtre physique, demandent à entrer à leur tour, de gré ou de force, dans le partage des biens de ce monde. Tel est l'état de la société dans plusieurs parties du globe civilisé. Que sortirat-il de ce chaos? quel est l'avenir de la civilisation européenne? chacun le demande et personne ne peut le dire.

Ce qui paraît certain, c'est que les temps de monopole et d'oppression sont accomplis sans retour et qu'une grande transition approche. Or, elle ne peut s'opérer que de deux manières, ou par l'irruption violente des classes prolétaires et souffrantes sur les détenteurs dela propriété et de l'industrie, c'est-à-dire par un retour à un état de barbarie, ou par l'application pratique et générale des principes de justice, de morale, d'humanité et de charité. Tout le génie de la politique, tous les efforts des hommes de bien, doivent donc tendre à préparer cette transition par des voies de persuasion et de sagesse. Évidemment c'est une nouvelle phase du christianisme qu'appelle l'univers. La charité chrétienne, mise enfin en action dans la politique, dans les lois, dans les institutions et dans les mœurs, peut seule préserver l'ordre social des effroyables dangers qui le menacent: hors de là, osons le dire, rien n'est qu'illusion ou mensonge.

Paris, ce 15 mai 1834.

INTRODUCTION,

«En lisant certains économistes, on croi

rait que les produits ne sont pas faits pour les
hommes, mais que les hommes sont faits pour
les produits. »
DROZ.

sans néanmoins la détruire; on comprend aussi que peu d'efforts doivent suffire pour réparer ces imperfections de l'ordre social.

Mais si l'indigence, sous le nom nouveau et tristement énergique de pauperisme, envahit des classes entières de la population, si elle tend à s'accroître progressivement, en raison même de l'accroissement de la production industrielle; si elle n'est plus un accident, mais la condition forcée d'une grande partie des membres de la société, alors on ne peut méconnaître dans de tels symptômes de souffrance généralisée, un vice profond survenu dans l'état de la constitution sociale et l'indice prochain des plus graves et des plus funestes perturbations.

La pauvreté individuelle, c'est-à-dire la priva- | disparates qui blessent l'harmonie de la société tion plus ou moins absolue des objets nécessaires à l'existence d'un homme ou d'une famille, est une situation douloureuse à laquelle la sympathie naturelle qui unit l'homme à ses semblables nous force impérieusement de compatir : elle est, aux yeux de la religion, une souffrance que le ciel luimême ordonne de soulager partout où elle existe; elle est aussi une cause de dégradation physique et morale que la société a intérêt à prévenir; enfin, la philosophie ne saurait y voir qu'une grave injustice morale, dès qu'elle n'est pas l'effet d'un malheur mérité. Toutefois, tant que la pauvreté se montre isolée, circonscrite et passagère, il est facile de l'expliquer comme de lui porter remède; on trouve aisément dans la nature même de l'homme, dans l'infériorité relative de ses forces physiques et de son intelligence, dans l'inégalité nécessaire des conditions sociales, dans l'impuissance ou le refus du travail, et surtout dans les maux inévitables attachés à l'espèce humaine, la raison de ces affligeantes

Or, cette situation nouvelle se dévoile en ce moment même à nos regards.

Le développement de l'extrême indigence au sein des populations les plus nombreuses et des états les plus avancés dans les voies de l'industrie et de

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