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Ces aveux démontrent parfaitement pourquoi l'économie politique anglaise n'a pu réaliser ses séduisantes promesses. En envisageant toutes les questions de l'ordre social sous un rapport purement économique, elle devait nécessairement aboutir à une civilisation fondée sur les intérêts et les besoins matériels, et confondre ainsi toutes les idées reçues en morale et en politique.

M. Storch avait remarqué que les modernes, en s'occupant exclusivement des causes de la richesse nationale, avaient entièrement négligé celle de la civilisation. Il a cherché à rétablir la science de l'économie politique en y ajoutant, d'une part, la théorie de la civilisation, et en retranchant, de

nobles, des passions héroïques (comme dit Bacon) sur toutes les autres: mais il les regarde comme le partage exclusif d'un petit nombre d'âmes fortes et d'un ordre supérieur. Les besoins physiques et les plaisirs qui en dérivent étant le mobile et le but du plus grand nombre des hommes, le but et la première fonction de l'économie politique doit être, selon lui, d'assurer, d'étendre et de multiplier les jouissances du second ordre. Il confirme ainsi implicitement les théories de la civilisation matérielle, sans leur opposer aucun contre-poids.

Toutefois, dès que l'expérience a pu faire apprécier les conséquences de ces théories, on a vu des écrivains mieux inspirés par l'humanité et la phil'autre, ses principes administratifs. Il définit l'éco-losophie, chercher à donner à la science un autre nomie politique « la science des lois naturelles qui | but et un autre caractère philanthropique. déterminent la prospérité des nations, c'est-à-dire leur richesse et leur civilisation » C'eût été un grand pas de fait pour l'amélioration et l'utilité de la science, s'il avait considéré la civilisation sous un point du vue moral. Mais, d'accord malheureusement sur ce point avec Smith et M. Say, il ne voit dans la civilisation que l'accroissement progressif des besoins matériels et des moyens de les satisfaire, définition aussi fausse dans son principe que funeste dans ses conséquences (1).

M. Mac Culloch, disciple de Smith et émule de M. Say, reconnaît la prééminence des jouissances

(1) Les peuples anciens avaient pour maxime que la vertu consiste dans le peu de besoins matériels de l'homme, et c'est pour la suivre que les législateurs et les philosophes cherchèrent ensemble à réduire l'homme au plus petit nombre de hesoins. Ce système, qui peut être compatible avec la vertu et peut-être même avec le bonheur des individus, n'est pas apte à provoquer la production. Les Anglais, au contraire, ne voient d'autre moyen de rendre les peuples actifs, industrieux et plus vertueux, que celui du besoin. Le besoin est le stimulant et la cause de la production, comme la curiosité, qui est aussi un besoin, est la créatrice des sciences. » (Le comte Pecchio, Histoire de l'écon. polit, en Italie.) · Telle est en effet la théorie de la civilisation adoptée par l'école anglaise. Il nous semble qu'indépendamment de toutes les considérations religieuses et morales qui la repoussent, elle a été combattue avec avantage, sous les rapports purement économiques, par le célèbre auteur de l'Essai sur le principe de la population. Voici les paroles de Malthus:

«Si le simple besoin que peuvent avoir les classes ouvrières de posséder les choses nécessaires à la vie était un stimulant suffisant pour engager à produire, aucun état en Europe, ni même dans le monde, n'aurait pu rencontrer d'autre limite pratique à sa richesse que ses facultés productives, et la terre aurait, il y a longtemps, contenu, pour le moins, deux fois autant d'habitants qu'elle en nourrit aujourd'hui sur sa surface, Mais toutes les personnes qui connaissent la nature de la de

M. Sismonde de Sismondi, que la France peut revendiquer à plus d'un titre, et qui appuie ses nouveaux principes d'économie politique sur la grave autorité des faits, définit ainsi cette science : « la recherche des moyens par lesquels le plus grand nombre d'hommes, dans un état donné, peut participer au plus haut degré de bien-être physique qui dépend du gouvernement. »

« Deux éléments, dit cet écrivain, doivent toujours être considérés ensemble par le législateur : l'accroissement du bonheur en intensité et sa diffusion dans toutes les classes. Il cherche la ri

mande effective, comprendront parfaitement que partout où le droit de propriété est établi, et où les besoins de la société sont établis au moyen de l'industrie et des échanges, l'envie qu'un individu peut avoir de posséder les choses d'une grande utilité et d'agrément, quelque forte qu'elle soit, ne contribuera en rien à la faire produire, s'il n'y a pas ailleurs une demande réciproque pour quelques-unes des choses que cet individu possède. - Un homme qui ne possède que son travail, ne fait de demande de produits qu'autant que ceux qui en ont à leur disposition, ont besoin de son travail, et aucun travail productif ne sera jamais demandé, à moins que le produit qui doit en résulter n'ait une valeur plus forte que celle du travail qui a été employé à cette production. M. Ricardo est forcé d'avouer que si l'on cessait de consommer, on cesserait de produire.

« Une autre erreur fondamentale, dans laquelle les auteurs déjà cités et leurs partisans paraissent être tombés, c'est de n'avoir aucun égard à l'influence d'un principe aussi général et aussi important pour l'homme que celui de l'indolence ou de l'amour du repos. Tout ce que nous savons sur les nations, aux différentes époques de leur civilisation, nous porte à croire que la préférence donnée à l'oisiveté sur toutes les jouissances que l'ouvrier pourrait se procurer par un surcroît de travail est trèsgénérale dans l'enfance des sociétés, et qu'elle n'est pas du tout rare dans les pays avancés en civilisation. (Malthus, Principes d'économie politique.)

chesse, parce qu'elle profite à la population: il cherche la population pour qu'elle participe à la richesse. Il ne veut de l'une et de l'autre que celle qui augmente le bonheur de ceux qui lui sont soumis. C'est ainsi que l'économie politique devient en grand la théorie de la bienfaisance, et que tout ce qui ne se rapporte pas en dernier résultat au bonheur des hommes n'appartient point à cette science (1). » Enfin, M. Droz, qui a écrit après M. de Sismondi, voit dans l'économie politique une science dont le but est de rendre l'aisance aussi générale qu'il est possible.

<< Lorsqu'on étudie, dit-il, la science des richesses, il est essentiel de ne jamais perdre de vue ses rapports avec l'amélioration et le bonheur des hommes. On dénature cette science si l'on ne considère les richesses qu'en elles-mêmes et pour ellesmêmes. A force d'attacher ses regards sur leur formation et sur leur consommation, on finit par ne plus voir dans ce monde que des objets mercantiles. Les esprits faux peuvent abuser à ce point de l'économie politique.

« Cette science, bien conçue, sera toujours l'auxiliaire de la morale. Ne prenons pas les richesses pour but: elles ne sont que le moyen. Leur importance résulte du pouvoir d'apaiser les souffrances, et les plus précieuses sont celles qui servent au bien-être d'un plus grand nombre d'hommes. Le bonheur des états dépend moins de la quantité de produits qu'il possède que de la manière dont ils sont répartis. Aucun pays n'est aussi remarquable que l'Angleterre sous le rapport de la formation des richesses. En France, leur distribution est meilleure. J'en conclus qu'il y a plus de bonheur en France qu'en Angleterre. -En lisant certains économistes on croirait que les produits ne sont pas faits pour les hommes, mais que hommes sont faits pour ·les produits (2).

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les

Les opinions de ces deux écrivains indiquent un progrès moral dans la direction de la science. Il y

(1) Nouveaux principes d'économie politique. (3) Droz, Économie politique.

(3) Le comte Pecchio ne s'est pas borné à l'histoire de l'économie politique en Italie, il a examiné plusieurs points de la science elle-même, à laquelle il donne pour base la liberté. Voici le résumé de ses doctrines :

1o La liberté, par elle-même, sans l'aide de la science de l'économie politique, et malgré beaucoup d'erreurs, suffit pour faire prospérer un état.

a bien loin, déjà, de cette manière de définir et d'envisager l'économie politique, aux principes de l'école froide et égoïste de Smith. Les écrivains italiens de l'époque actuelle ne tendent pas moins à s'éloigner des doctrines de l'école anglaise. On en jugera par le parallèle remarquable que fait des écrivains des deux nations, le comte Pecchio dans son Histoire de l'économie politique en Italie (3). « Les Anglais, attentifs seulement à tout ce qui tend à la richesse, approuvent la grande propriété sans s'inquiéter des nombreux et tristes effets moraux qui en résultent. Ils vantent la population manufacturière, parce qu'elle augmente la richesse d'un pays, sans s'inquiéter de la détérioration de la santé et de la vigueur de la population, laquelle, à la longue, s'affaiblit et s'effémine par un travail assidu aux métiers. Les Anglais provoquent l'usage des machines, parce qu'elles produisent en abondance et à moins de frais, sans faire attention qu'en augmentant très-rapidement la production, ils occasionnent tout à coup des engagements funestes, et privent de travail des milliers d'ouvriers. L'Anglais ne voit dans l'ouvrier qu'une machine productive. Il le condamne à un travail exhubérant, l'emprisonne dans les suffoquantes filatures de coton et l'ensevelit dans des minières de charbon, d'étain ou de fer; et s'il recommande de le bien nourrir, il semble que ce n'est dans d'autres vues que d'en retirer un plus grand produit: philanthropie pareille à celle du voiturier qui nourrit bien son cheval afin qu'il puisse tirer sa voiture avec plus de vigueur. Les Anglais voudraient convertir tous les agriculteurs en artisans, et labourer la terre avec des machines, s'il était possible, sans réfléchir qu'ils substituent une population faible, pâle et décharnée à une population bien constituée et vigoureuse, dont la vie a toujours plus de durée. Ne règne-t-il pas, dans cette manière d'envisager une science, trop de calcul, trop d'esprit mercantile ? Et ne conduirait-il pas à des consé

2o La science n'est point l'équivalent de la liberté, mais un supplément nécessaire à la liberté.

3o La science est plus nécessaire aux monarchies absolues qu'aux états libres.

4o La liberté est tellement essentielle au bien-être des peuples, que la science elle-même n'est, en dernière analyse, qu'une liberté plus circonscrite.

5o Sans la liberté et sans la science, les États ne peuvent prospérer que par intervalles et par élancements, grâce au ca

quences funestes tant à la morale qu'au bonheur général, si la prudence du législateur ne tempérait et ne corrigeait pas cette inhumaine manière de calculer? Le seul objet de la science est-il donc la richesse? et quand même cela serait, que l'on réfléchisse que la richesse ne se distribue pas parmi les classes qui travaillent ; qu'il ne leur en échoit en partage que ce qui leur est nécessaire pour se nourrir et pour réparer ses forces, et que tout le reste s'accumule en peu de mains. La science, ainsi envisagée, n'est plus qu'une arithmétique politique; et, réduite à cette seule fin, elle ressemble à un insensible machiavélisme. La science de l'économie politique, déjà aride en elle-même, dessèche trop le cœur lorsqu'on la réduit à une simple arithmétique et qu'elle augmente cet égoïsme, cet esprit de calcul déjà trop répandu en Europe, et qui remplace ces sentiments chevaleresques qui naissent de l'impression du cœur et non de la supputation du bilan de doit et avoir (1). »

« Les écrivains italiens, ajoute le comte Pecchio, diffèrent totalement des Anglais, parce qu'ils traitent la science sous tous les rapports. Non-seulement ils cherchent la richesse, mais encore le bienêtre du plus grand nombre possible, et ce second objet est pour les écrivains de cette nation aussi important que le premier. Chaque principe, chaque loi, est discuté sous plusieurs points de vue importants et jugé dans ses conséquences. Discute-t-on sur le principe du produit des terres, ils préfèrent à celui qui dépeuple les campagnes en enrichissant davantage la population, celui qui produit moins de richesses, mais qui subdivise la terre entre pluieurs propriétaires, et alimente ainsi une population plus apte à la guerre, ayant de bonnes mœurs et vivant tranquillement. L'économie politique est pour l'économiste italien la science la plus compliquée, parce qu'elle doit réunir la morale, la jus

price passager de quelque prince ou de quelque ministre bien intentionné.

(1) On est heureux de fortifier ce jugement par ces belles paroles de madame de Staël :

« La suprême loi, c'est la justice! Quand il serait prouvé qu'on servirait les intérêts terrestres d'un peuple par la bassesse et l'injustice, on serait légalement vil ou criminel en la commettant. Car l'intégrité des principes de la morale importe plus que tous les intérêts des peuples. L'individu et la société sont responsables avant tout de l'héritage céleste qui doit être transmis aux générations successives de la race humaine. Il faut que

tice, le bien-être de la population, en même temps que la richesse et la puissance de l'état. Quelle différence n'y a-t-il pas entre considérer un fait et une loi sous le double rapport économique et politique, et ne le considérer que sous le seul rapport économique? Ainsi les questions d'économie politique sont, pour l'écrivain italien, toujours compliquées et d'une solution difficile. Aussi celle science est demeurée, en Italie, le partage des philosophes les plus instruits et des auteurs les plus distingués.

« Une autre différence essentielle entre les écrivains anglais et italiens, consiste dans les moyens d'obtenir la quantité de la production.

« La production est l'objet des recherches des uns ainsi que des autres; mais les Anglais en ont fait un but plus direct que les Italiens. Aussi emploient-ils des moyens divers pour y parvenir, et je dirai même qu'ils ne l'obtiennent que par des sacrifices considérables. C'est à ce but qu'ils sacrifient la vigueur et la santé des populations, la tranquillité et l'ordre public, en créant une population immense sur divers points de la superficie de l'état, toujours prête à s'ameuter au moindre mécontentement, et souvent sujette à souffrir de la faim et à devenir menaçante par les vicissitudes inévitables du commerce, d'où il résulte spontanément la cessation du travail. Les deux systèmes différents ont aussi des conséquences différentes. Celui des Italiens a pour base la modération, la tranquillité, la santé, plus que les commodités de la vie; la vigueur, plus que l'instruction: il tend à l'immobilité ou tout au plus à un mouvement trèslent vers la perfection. Celui des Anglais est basé un mouvement perpétuel et progressif qui pousse rapidement la société jusqu'au dernier degré de la civilisation (2). »

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rence entre les écrivains économistes français et ceux d'Italie, dont les peuples se rapprochent si fort par le goût, la langue et la littérature. Cet auleur, examinant les ouvrages des uns et des autres, sous le point de vue purement littéraire, reproche aux écrivains anglais leur aridité et aux Italiens leur prolixe surabondance. A ce sujet, il se demande s'il n'y aurait pas un moyen qui pût réunir la concision à l'élégance? « Il me semble (ajoute-t-il avec beaucoup de grâce et de vérité pour notre nation), en lisant Necker, Ganilh, Say, Sismondi (1), que les Français l'ont trouvé comme l'avaient trouvé aussi Beccaria et Verri en Italie. »

Une chose est remarquable dans l'Histoire de l'économie politique en Italie, c'est que les principaux écrivains économistes de ce pays avaient presque tous pris part aux affaires publiques et pratiqué l'administration (2), tandis que le contraire se voit en France et surtout en Angleterre, où ces exceptions sont très-peu nombreuses. On pourrait s'expliquer par ce motif le peu d'utilité pratique d'une partie des théories de l'école anglaise et leur opposition fréquente avec la science de l'administration, dont il semble qu'elles devraient être bien moins l'antagoniste et le critique habituel, que les auxiliaires fidèles.

L'économie politique confirme cette ancienne remarque, que la pratique d'une science a toujours précédé la science elle-même, comme en littérature et dans les beaux-arts les modèles ont toujours devancé les règles et les préceptes (3). En effet, ainsi que le fait observer encore le comte Pecchio, « lorsque dans le dix-septième

(1) Le comte Pecchio aurait sans doute ajouté à ces noms celui de M. Droz, s'il avait connu les ouvrages de cet académicien.

(2) Broggia, Zanon, Belloni, furent des négociants: Pagnini, Carli, Verri, Beccaria, Neri, Filangieri, occupèrent des emplois publics. MM. Necker et Turgot, en France, n'appartiennent pas à l'école anglaise, non plus que MM. les comtes Chaptal et d'Hauterive. Il est assez singulier qu'Adam Smith, l'ennemi formel des douanes, ait cependant exercé un emploi dans cette administration en Angleterre.

(3) M. J.-Baptiste Say dit à ce sujet, « que c'est une opposition bien vaine que celle de la théorie et de la pratique. Qu'estce que la théorie, sinon la connaissance des lois qui lient les effets aux causes, c'est-à-dire des faits à des faits? Qui est-ce qui connait mieux les faits que le théoricien qui les étudie sous toutes leurs faces et qui sait si bien les rapports qu'ils ont entre eux ? Et qu'est-ce que la pratique sans la théorie, c'est-àdire l'emploi des moyens sans savoir pourquoi et comment ils

cle cette science commençait à peine à être traitée comme telle par un petit nombre d'écrivains, plusieurs états avaient prospéré par la seule expérience acquise. Ce n'est que dans cette expérience que l'économie politique a puisé les principes dont elle se glorifie aujourd'hui. Les républiques du moyen âge, les villes anséatiques, la Catalogne, la Hollande, possédaient des fabriques, trafiquaient et s'enrichissaient sans avoir un seul livre qui leur apprit l'art d'enrichir les peuples et de faire prospérer les états. » La pratique a donc nécessairement, en économie politique, précédé la science; celle-ci ne saurait par conséquent s'affranchir entièrement des liens qui la rattachent à l'administration, et l'on peut s'étonner de la voir systématiquement opposée à ses principes, puisqu'elle n'est fondée que sur les faits qui résultent de l'administration dont elle est en quelque sorte la fille. Mais ici, comme on le voit souvent, c'est un enfant qui régente sa mère. Dans le nombre des principes dont elle s'attribue la découverte et des préceptes dogmatiques qu'elle dicte à l'univers, il en est bien peu qui déjà ne fussent connus et appréciés par les hommes d'état. Il est vrai que ceux-ci, pour la plupart, se contentent d'agir au lieu d'écrire et de professer.

En France, jusqu'à ce que la révolution eût emporté, avec les barrières qui séparaient les diverses provinces, les priviléges des ordres de l'état, les corporations et toutes les institutions transmises par les siècles et par la réunion successive des provinces, l'administration, dans toutes ses opérations, devait tenir compte d'une foule d'obstacles

agissent?» Ici nous croyons que l'habile écrivain est entraîné par l'esprit de système et n'a pas voulu reconnaître une vérité cependant bien vulgaire. Quel est en effet l'artiste, le plus habile dans la théorie de sa profession, qui n'ait reconnu les avantages incontestables de la pratique, de l'application des principes? La main a besoin d'être exercée, le jugement d'être formé, l'esprit d'être initié au maniement des affaires. Combien existe-t-il de grands connaisseurs en peinture, en musique, en littérature qui ne sauraient produire un bon tableau, une belle composition, un ouvrage de mérite! Combien de théoriciens administrateurs et politiques n'a-t-on pas vus échouer dans la direction des affaires de l'état! Ce qu'on appelle l'esprit des affaires, du commerce, de la diplomatie, s'acquiert bien plus par la pratique des affaires et des hommes que par la théorie toute scule. Sans doute pour appliquer une science quelconque il faut en connaître les principes et les éléments; mais, excepté dans les sciences exactes, il n'est pas de théorie infaillible et que la pratique ne doive rectifier jouruellement.

et de considérations contre lesquels elle était sou- | ministre; mais l'homme d'état, le souverain, char

vent forcée de se heurter en quelque sorte, parce qu'elle agissait dans des conditions fixées et définies. Chaque amélioration devait être examinée sous diverses faces; et comme tout s'enchaîne dans l'ordre social, lorsque l'administration apercevait le bien et le mieux d'un côté, elle était souvent obligée de borner la marche du progrès, de crainte d'aggraver et de compliquer l'état de choses qu'elle aurait voulu améliorer. L'usage, alors, n'était pas de soumettre les actes et les motifs du gouvernement aux investigations de la curiosité publique et à la critique des écrivains. Cependant, que de doctrines saines, que de maximes profondes reposent dans les économies royales de Sully, et dans les préambules des ordonnances rédigées par Colbert!

La tâche des écrivains était plus facile : dégagé de toute responsabilité morale, chacun d'eux ponvait, comme il le peut bien mieux encore aujourd'hui, considérer la marche de l'administration, sous l'impression libre ou calculée de ses opinions, de ses intérêts et de sa situation privée. Il est souvent agréable et commode de faire, au fond de son cabinet, de l'administration spéculative, et de s'élever en esprit à la hauteur des fonctions de premier

(1) a Les meilleurs principes ne sont pas toujours applicables, l'essentiel est qu'on les connaisse, on en prend ensuite ce qu'on veut et ce qu'on peut. n'y a point, dans la pratique, de perfection absolue, hors de laquelle tout soit mal, et ne produise que du mal. Le mal est partout mélangé avec le bien : quand le premier l'emporte, on décline; quand c'est le bien, on fait des pas plus ou moins rapides vers la prospérité, et rien ne doit décourager dans les efforts qu'on tente pour connaître et propager les bons principes.» (J.-B. Say.)

(2) « L'opinion que l'étude de l'économie politique ne convient qu'aux hommes publics a eu des inconvénients. Presque tous les auteurs, jusqu'à Smith, se sont imaginé que leur principale vocation était de donner des conseils à l'autorité; et comme ils étaient loin d'être d'accord entre eux, que les faits, leur liaison et leurs conséquences étaient fort imparfaitement conçus par eux et tout à fait inconnus du vulgaire, on a dû les regarder comme des rêveurs de bien public. De là le dédain que les gens en place affectaient pour tout ce qui ressemblait à un principe; mais depuis qu'on a appliqué à l'investigation des faits et aux raisonnements dont ils sont la base, les méthodes rigoureuses qui conduisent à la vérité dans toutes les autres branches de nos connaissances, on a fait de l'économic politique une véritable science; il n'y a plus de conseils à donner à l'autorité. Si elle est jalouse de connaître les conséquences bonnes ou mauvaises de ses plans, qu'elle consulte l'économie politique, comme elle consulte l'hydraulique et la mécanique, lorsqu'elle veut construire une écluse ou élever des fortifications. Ce qu'on doit à l'autorité, c'est une juste représentation de la nature des choses et des lois générales qui en découlent

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gès du soin de la gloire et de la prospérité du pays, ne peuvent admettre légèrement des doctrines nouvelles et controversées, lorsque surtout la théorie elle-même est forcée d'avouer que les meilleurs principes ne sont pas toujours applicables (1). »

Aujourd'hui la plupart des vœux raisonnables exprimés par les économistes sont satisfaits, du moins en France. Il n'existe plus de main - morte, plus de substitutions, plus de douanes intérieures, plus de maîtrises, plus de priviléges. L'industrie est libre dans l'intérieur. Celle-ci sollicite à bon droit des communications intérieures plus faciles et plus multipliées; mais exiger au-delà immédiatement, c'est demander l'impossible; et cependant l'école économique anglaise voudrait que le gouvernement abdiquàt toute autorité, toute direction, toute influence non-seulement sur l'industrie el le commerce, mais encore sur presque toutes les affaires de l'ordre social et politique. Lors même qu'elle consent à modérer dans ses adeptes les plus passionnés la trop grande ardeur qui les entraîne à gourmander l'autorité, c'est avec une confiance dans sa propre infaillibilité qui ne peut égaler que son profond mépris pour l'ignorance de l'administration (2).

nécessairement. Peut-être lui doit-on encore, jusqu'à ce que ces notions soient devenues plus familières, de la mettre sur la voie de quelques améliorations. Si elle les dédaigne ou les méprise, tant pis pour elle et tant pis pour les peuples: lorsqu'on sème livraie, il est impossible de recueillir du froment. »> (J.-B. Say.) On peut opposer à cette orgueilleuse leçon l'opinion d'un homme dont personne n'a révoqué en doute l'expérience et la haute capacité. « L'économie politique, dit M. le comte d'Hauterive (*), considérée comme science, est restée à peu près au même point où l'a laissée Adam Smith, et sera éternellement stationnaire s'il ne lui arrive pas de partager un jour avec les autres sciences l'avantage de voir ses règles vérifiées, constatées ou contredites par la pratique des arts auxquels les principes de sa théorie doivent s'appliquer. Les principes sont des faits généralisés. Mais ce n'est que par des expériences subséquentes que la rectitude des généralisations peut être vérifiée. L'économie politique est la science de l'administration. Pour les hommes privés, elle est seulement spéculative; pour elle seule, elle est en pratique. Les administrations seules pourront seconder utilement le zèle des propagateurs de l'économie politique, et faire faire à cette science des progrès qu'elle ne fera jamais, tant qu'elle ne sera pas réellement, et de fait, ce qu'elle n'est que de nom, la science des administrations. » (Économie politique.)

(*) M. le comte d'Hauterive, conseiller d'état et directeur des chancelleries de France, est mort à Paris à l'hôtel des affaires étrangères pendant les journées de juillet 1830. La mémoire de ce vieillard si savant, si profondément versé dans la diplomatie et si spirituellement aimable, sera toujours chère à ceux qui ont pu, ainsi que nous, connaître le charme de son intimité et posséder son amitié et sa bienveillance.

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