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Smith, dit cet écrivain, appuie tout l'espoir du développement des richesses territoriales sur la concurrence. On s'étonnera sans doute d'apprendre que le résultat pratique de la doctrine que nous empruntons de lui, paraît souvent diamétralement opposé à celui qu'il en a tiré, et que, combinant ses principes mêmes avec l'expérience d'un demisiècle sur lequel ses écrits ont prodigieusement influé, nous croyons pouvoir démontrer qu'il fallait, en plus d'une circonstance, en tirer de tout autres conclusions.

Adam Smith, ne considérant que la richesse et croyant que tous ceux qui la possèdent ont intérêt à l'accroître, a conclu que cet accroissement ne pourrait jamais mieux être favorisé qu'en abandonnant la société au libre exercice de tous les intérêts individuels. Il dit aux gouvernements: La somme des richesses privées forme la richesse des nations; il n'y a pas de riche qui ne s'efforce de devenir plus riche encore. Laissez-le faire: il enrichira la nation en s'enrichissant lui-même.

<< Nous avons, au contraire, considéré la richesse dans ses rapports avec la population qu'elle doit faire vivre ou rendre heureuse. Une nation ne nous a point paru croître en opulence par la seule augmentation de ses capitaux, mais seulement lorsque ces capitaux, en se croisant, répandaient

(1) M. Duboys-Aymé, écrivain d'économie politique et directeur des douanes, partage sur ce point les opinions de M. de Sismondi. « L'économie politique (ce sont ses paroles) n'est point une science exacte, comme quelques personnes (entre

aussi plus d'aisance sur la population qu'ils devraient faire vivre; car, sans doute, vingt millions d'hommes sont plus pauvres avec six cents millions de revenu que dix millions d'hommes avec un revenu de quatre cents millions. Nous avons vu que les riches pouvaient augmenter leurs richesses, soit par une production nouvelle, soit en prenant pour eux la plus grande part de ce qui était auparavant réservé aux pauvres, et nous invoquons presque constamment, pour surveiller les progrès de la richesse, cette intervention qu'Adam Smith repoussait. Nous regardons le gouvernement comme devant être le protecteur du plus faible contre le plus fort, le défenseur de celui qui ne peut se défendre par lui-même, et le représentant de l'intérêt permanent mais calme de tous, contre l'intérêt temporaire mais passionné de chacun.

« Quoique l'autorité d'Adam Smith n'ait point été reçue, à beaucoup près, dans toutes les parties de la législation économique, le dogme fondamental d'une concurrence libre et universelle a fait de très-grands progrès dans toutes les sociétés civilisées. Il en est résulté un développement prodigieux dans les pouvoirs de l'industrie, mais souvent aussi une effroyable souffrance pour plusieurs classes de la population. C'est par l'expérience que nous avons senti le besoin de cette autorité protectrice que nous invoquons. Elle est nécessaire pour empêcher que des hommes ne soient sacrifiés à une richesse dont ils ne profiteront point. Elle doit toujours intervenir pour comparer le calcul égoïste des produits avec le seul calcul national de l'augmentation des jouissances, avec l'aisance de tous.

<< D'autres, avant nous, avaient remarqué que l'expérience ne confirmait point pleinement les doctrines d'Adam Smith, et l'un des plus illustres parmi ses sectateurs (M. Ganilh) s'est entièrement écarté d'un système qu'il avait d'abord professé. En général Smith avait trop considéré la science comme entièrement soumise au calcul, tandis qu'elle est, sous plusieurs rapports, du domaine de la sensibilité et de l'imagination qui ne calculent point (1), »

autres MM. Say, Mac Culloch, etc.) l'ont prétendu : c'est une science morale dont tous les principes ne sont pas invariables. La plupart varient non-seulement d'un pays à l'autre, et dans un même pays, suivant les époques différentes et les circon

M. Malthus, qui, dans son Essai sur le principe J. de la population, a montré un esprit si consciencieux et une touchante sympathie pour les classes souffrantes, n'a pu s'empêcher à son tour de renoncer sur plusieurs points aux doctrines de l'école anglaise.

« L'économie politique, dit-il, est essentiellement pratique et applicable aux affaires ordinaires de la vie humaine. Il est peu de branches de nos connaissances où des vues erronées puissent produire plus de mal, et des vues exactes causent plus de bien. Les théories les plus brillantes doivent s'écrouler devant le sanctuaire de la vérité dont nous devons la découverte à l'observation des faits et à l'expérience (1).

« Il n'y a pas de vérité dont je sois plus convaincu que de la nécessité de faire des exceptions à plusieurs propositions importantes en économie politique. Quand on contemple les grands événements qui se sont passés depuis vingt-cinq ans et qu'on songe à leur influence sur les objets de l'économie politique, il n'est pas possible de se contenter de l'état actuel de la science. >>>

Après ces publicistes, un administrateur habile, écrivain courageux, ami d'un pouvoir fort et cependant chaud partisan des libertés publiques (2), a adressé à l'école anglaise des reproches exprimés d'une manière peut-être un peu sévère, mais dont, à certains égards, on ne peut méconnaître la jutesse.

stances où il se trouve, mais aussi il peut arriver qu'au même instant et dans un même lieu, deux systèmes différents soient bons, tous les deux pour le but que chacun se propose : l'un, par exemple, aura pour but d'augmenter la population et de répartir les richesses dans le plus grand nombre de mains possible; l'autre voudra arrêter l'accroissement trop rapide de la population, et augmenter l'inégalité des fortunes dans l'intérêt des institutions et de la forme des gouvernements qu'on veut maintenir »

(1) M. Say lui-même a été forcé de revenir à cet axiome de la sagesse « Le temps est un grand maître, dit-il, et rien ne peut suppléer à son action. C'est à lui seul qu'il appartient de démontrer les avantages qu'on peut retirer de la connaissance de l'économie politique dans la législation et l'administration de l'état. >>

(2) M. Ferrier, directeur des douanes à Dunkerque, ancien directeur-général de cette administration sous l'empire.

(3) Nous avons fait remarquer déjà que M. J.-B. Say avait judicieusement rectifié, sur ce point, les distinctions faites par Smith, et que l'on justifie faiblement, à notre avis, en les comparant aux grandes divisions, en trois règnes, de tous les corps de la nature, et d'après lesquelles l'homme est confondu avec les animaux. Cet inconvénient, dit M. Duboys-Aimé, est commun à tous les systèmes dans lesquels on classe les êtres

« Une science récemment découverte, dit-il, range toutes les nations sous la même loi. Riche en théories qu'elle vante, quoiqu'elle en change perpétuellement, pauvre en faits qu'elle dédaigne, les principes qu'elle professe s'appliquent à tous les peuples; elle crée des administrateurs pour tous les pays; elle va même plus loin: elle veut des chaires d'où elle puisse régenter le monde, et pour les obtenir elle tonne contre les gouvernements qu'elle appelle insensés et absurdes cette science est l'économie politique.

En s'occupant des richesses matérielles, elle néglige les relations qu'elles peuvent avoir avec l'ordre et la conservation des sociétés. Elle prend les hommes et les peuples autrement que Dieu ne les a faits. Voilà pourquoi elle est si dangereuse. Selon elle, les produits matériels sont les seuls qui produisent la richesse, parce que seuls ils s'accumulent; elle met ainsi le travail matériel au-dessus du travail intellectuel qui, de tout temps, a été réputé le travail par excellence; car il est certain que l'homme n'est grand que par les forces morales (3). L'économie politique approuve la contrebande qui, dit-elle, n'est un crime que parce que la loi l'a faite tel, tandis qu'en réalité elle contribue à la richesse des nations (4) ; enfin elle prend parti pour l'usure (5).

« Je n'ose pas soutenir, ajoute-t-il que, dans ce qu'on nomme économie politique, il n'y ait pas les

par un petit nombre de caractères. » On conçoit, en effet, que si l'on considère l'homme uniquement dans sa structure physique, on puisse le classer dans le règne animal : mais on pensera sans doute, avec M. Ferrier, qu'il est aussi peu moral que juste de ranger dans la même classe, comme le fait l'économie politique anglaise, sous le nom générique de travailleurs improductifs, le jurisconsulte et le comédien, le guerrier et le chanteur. Nous ne pouvons nous résoudre non plus à ne voir dans l'homme, envisagé sous le rapport économique, qu'un capital accumulé, ainsi que le définit si cruellement M. Say. Nous aimons mieux le scalpel de l'anatomiste qui réduit l'homme à l'état de squelette, dans un but utile à l'humanité, que le scalpel de l'économiste qui le transforme ainsi en un vil élément de la formation des richesses.

(4) « La contrebande accoutume à violer les lois. Sous le rapport moral, elle est fàcheuse; mais, d'après les principes de l'économie politique, elle entraîne peu d'inconvénients quant à la richesse nationale, parce qu'elle vaut toujours mieux que les prohibitions. La société n'en est pas lésée; elle a même eu l'avantage d'obliger le fisc à modérer son activité. » (J. B. Say.) (5) « L'intérêt exigé par un prêteur ne peut être représenté comme une injuste extorsion assise sur les besoins d'un emprunteur, etc. (Idem.)

dissertations et de ces lieux communs étaient ouverts aux ministres comme à leurs adversaires politiques. Il leur était facile de donner, à propos d'une pétition de Manchester, un abrégé des trois volumes de la Richesse des nations. Formés à une autre école, ils ont appris que le premier besoin national c'est la protec

éléments d'une science. Mais j'affirme hardiment que cette science est encore à naître ; et comment en douter, lorsque M. Malthus nous apprend qu'après trente ans de recherches et cinquante volumes de découvertes, les écrivains n'ont pu, jusqu'à présent, s'entendre sur ce qui constitue la richesse. M. Malthus vante l'économie politique,│tion, le maintien, l'intégrité des sources de la granparce qu'elle a fait l'étude de toute sa vie ; mais il << que tant que les écrivains qui s'en occupent ne s'entendront pas mieux, leurs conclusions ne devront pas être adoptées comme maximes à suivre. Le premier but de la philosophie est d'expliquer les choses telles qu'elles sont; et tant que les théories n'y seront pas parvenues, elles ne doivent servir de base à aucune conclusion pratique (1).

avoue

D

A l'appui de ses jugements, M. Ferrier fait observer que Smith n'a exercé aucune influence sur l'administration publique de l'Angleterre, et que dans le pays qui l'a vu naître, il n'a pas amené la moin

dre réforme.

« C'est une vérité, dit-il, qu'il ne faut pas cesser de répéter, parce qu'elle est propre à prémunir contre les dangers de sa doctrine. Il est remarquable, en effet, que l'on trouve dans un ouvrage dicté par le ministère britannique et publié par son ordre (l'État de l'Angleterre au commencement de 1822), une condamnation aussi manifeste des doctrines de Smith. Après avoir parlé de l'énorme distance qui, dans l'administration des états, sépare toujours la théorie de la pratique, et de la facilité avec laquelle on peut se perdre dans de vaines spéculations, l'auteur ajoute: «Les textes de ces

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deur maritime et de revenus, qui ont placé l'Angle-
terre dans sa situation actuelle. Siles ministres n'ont
pas complétement atteint jusqu'à la profondeur des
vues spéculatives des personnes qui, soit dans des
pamphlets, soit dans des discours ou des rapports
faits au sein du parlement, ont soutenu l'adoption
générale de toutes les théories de Smith et de ses
disciples, on ne peut pas du moins leur refuser le
mérite d'avoir écouté ces discours avec patience. >>
« Smith, dit encore M. Ferrier, est l'objet de
l'enthousiasme de ses élèves, non-seulement parce
qu'il a placé la richesse ailleurs que dans l'or et
l'argent (ce qui avait été fait bien longtemps avant
Smith), mais encore pour lui avoir assigné sa véri-
table source, le travail. Ainsi, disent-ils, la science
économique sort radieuse des ténèbres où la rete-
nait la gent mercantile, et la postérité devra à Smith
de l'avoir enfin fixée par cette grande découverte,
la plus belle des temps modernes.

« Avant eux, le marquis de Mirabeau plaçait le Tableau économique du docteur Quesnay au nombre des trois plus grandes découvertes qui eussent été faites depuis l'origine du monde.

<< Mais Henri IV voulait que dans son royaume il n'y eût pas un seul paysan qui, le dimanche, ne pût mettre la poule au pot. Il savait qu'on n'attein

(1) « Les hommes superficiels, dit M. Droz, refusent à l'économie politique le nom de science, et, pour prouver qu'elle repose sur des données incertaines, ils disent que les écrivains qui s'en occupent, loin d'être d'accord, offrent des opinions divergentes réfutées les unes par les autres. Il pourra toujours y avoir à ce sujet deux opinions, parce qu'il y aura toujours des esprits faux et des esprits justes. Les derniers sont les seuls dont les débats seraient inquiétants; mais ils s'entendent sur les points fondamentaux, ils arrivent aux mêmes résultats pratiques : vouloir davantage, ce serait oublier que l'art de penser exclut l'identité absolue des opinions, et que cette identité ne saurait se concilier avec les recherches qu'exige l'avancement des sciences. » A la suite de ces observations, M. Droz recommande de prendre connaissance de l'ouvrage de M. Ferrier, pour y voir les vieilles erreurs avec tous leurs développements et pour être en état de les repousser lorsqu'elles viennent à surgir de nouveau.

Nous ne reconnaissons pas dans l'expression de ce jugement

(calqué au surplus sur celui de M. Storch) l'urbanité exquise de l'académicien auquel on doit des ouvrages pleins de délicatesse et de talent, et dont les principes d'économie politique s'éloignent si heureusement, pour la morale et l'humanité, des doctrines de l'école anglaise. Nous eussions préféré que M. Droz eût réfuté M. Ferrier, ce qui nous eût donné sans doute un bon écrit de plus sur l'économie politique.

Nous devons adresser la même observation à M. A. Blanqui, lequel, dans sa nomenclature des écrivains et des ouvrages d'économie politique (où il omet entièrement le nom de M. Ferrier), fait ainsi mention de M. le comte de Saint-Chamans: « Économiste de bureau, ami des prohibitions et du système fiscal. » C'est traiter bien légèrement, sans doute, un écrivain élégant, spirituel et éclairé, et l'un des hommes les plus honorables de l'administration antérieure aux événements de Juillet 1830. Heureusement l'opinion publique et des suffrages élevés ont pu dédommager M. de Saint-Chamans d'être tombé dans la disgrace de l'école économique anglaise,

drait ce but qu'en diminuant le nombre des fainéants, dont les campagnes étaient couvertes. C'est pour cela qu'il tenait si fort à l'établissement des manufactures que Sully ne voyait pas toujours du même œil.

« Diminuer le nombre des fainéants dans un royaume, en détruisant l'oisiveté, c'est, je pense, mettre le travail au premier rang des éléments de la richesse publique, et je trouverais assez curieux de montrer Henri IV comme l'auteur de la grande découverte de Smith, s'il n'était bien plus constant pour moi que cette découverte est aussi vieille que le monde (1). »

Sans doute Smith a eu le mérite très-grand, et que nous ne songeons pas à lui disputer, d'avoir exposé avec méthode et clarté, et même démontré rigoureusement des vérités nouvelles pour un grand nombre de personnes éclairées : mais une partie de ces vérités, qui se trouvent éparses dans presque tous les écrits des anciens économistes, n'étaient point ignorées de l'administration ni même des hommes instruits dans les différents états de l'Europe. Sully, Bossuet, Colbert, Fénélon, en France, n'ignoraient pas assurément que le travail appliqué aux produits de la terre était la principale source des richesses; que l'argent n'était qu'un moyen d'échange; que la servitude du peuple était la plus grande des entraves que puisse rencontrer la prospérité nationale; que c'est appauvrir une nation que de la forcer à produire chez elle des marchandises qu'elle peut acheter ailleurs meilleur marché, etc.

L'édit de 1601, portant réduction de l'intérêt, motivé sur la nécessité de rendre les capitaux à l'agriculture et aux fabriques; celui de 1665, portant aussi réduction de l'intérêt, afin de multiplier les moyens de travail; ceux de 1669, de 1670, de 1701, dans chacun desquels il s'agit d'augmenter les produits du travail, prouvent que le pouvoir créateur de l'industrie était, en France, au moins depuis Henri IV, une notion pratique et en quelque sorte vulgaire. M. Ferrier eût facilement fait remonter ses preuves aux règnes de Saint Louis et de plusieurs autres rois prédécesseurs de Henri IV, qui s'étaient occupés des moyens de détruire la

(1) Ferrier, du Système commercial.

mendicité en procurant du travail aux pauvres. Sa réflexion que la prétendue découverte de Smith est aussi vieille que le monde, est profondément juste; car, enfin, Smith, avec son immense talent, n'a fait pourtant que prouver, par l'analyse et en l'appliquant à la formation des richesses matérielles, cette grande vérité religieuse, la plus ancienne de toutes, vérité que nous apprennent les livres sacrés et dans laquelle semble renfermée toute la destinée morale de l'homme, comme toute l'économie de l'univers, c'est-à-dire, que le travail a été imposé par Dieu à l'homme, comme la condition impérieuse de son existence.

Cette considération grave nous porte à remarquer que souvent les progrès de l'esprit humain consistent à ramener les idées nouvelles aux idées anciennes. Goëthe a dit, sur la perfectibilité de l'esprit, un mot plein de sagacité et de justesse : « Il avance toujours, mais en spirale.

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Cette comparaison, fait observer madame de Staël, est d'autant plus juste qu'à beaucoup d'époques il semble reculer, et revient ensuite sur ses pas, ayant gagné quelques degrés de plus (2).

Lorsque l'esprit humain s'est égaré, c'est en effet un progrès que de revenir sur soi-même, pour avancer ensuite plus sûrement. Il ne faut pas confondre les révolutions opérées dans les idées, avec le perfectionnement de la civilisation. Car celle-ci n'est véritablement en progrès que lorsqu'elle augmente réellement le bonheur des hommes et des sociétés.

Il survient, d'ailleurs, dans la marche des siècles, des moments marqués par la Providence, des temps d'arrêt, pour ainsi dire, où l'on peut juger sainement les institutions et les doctrines. Ces temps sont arrivés lorsque les faits et les résultats ont pu faire apprécier suffisamment la certitude et la valeur des théories morales ou économiques appliquées à l'ordre social.

Or, il semble que nous soyons toujours parvenus à l'une de ces époques solennelles où le grand jury européen peut se prononcer sur les effets des doctrines de l'école anglaise, en ce qui se rapporte particulièrement aux classes souffrantes de la population.

(2) Madame de Staël, de l'Allemagne.

Voyons ce qui s'est passé à cet égard en Angleterre et en France, et, après cette longue digression sur l'économie politique, revenons par cette voie au but principal de notre ouvrage.

Les doctrines de Smith n'avaient d'autre objet que d'encourager incessamment la production inindéfinie des richesses matérielles, et l'Angleterre, dont le gouvernement se trouvait sur ce point d'accord avec le génie de ses habitants, avait l'initiative de leur application la plus étendue. Qu'en est-il résulté à l'égard de la population ouvrière? Le traducteur des Principes économiques de Malthus va nous l'apprendre (1).

s'ou

« Il y a un siècle que l'Angleterre cherche à occuper le premier rang parmi les puissances; et, depuis 1792, son gouvernement, d'accord avec l'aristocratie nobiliaire et le haut commerce, craignant, d'un côté, les progrès des principes de la révolution française, et se flattant d'ailleurs de profiter des troubles de la France pour écraser cette rivale dangereuse, n'épargna rien pour lui susciter une guerre à mort. Son système n'aurait pu se prolonger sans une prodigieuse extension de toutes les branches d'industrie et de commerce. Aussi l'Angleterre prit-elle dès-lors un essor inconnu dans les annales de l'industrie manufacturière, et chercha à remplacer celle de toutes les nations dans tous les marchés de l'univers. On a livré des batailles et des combats sur terre et sur mer pour vrir de nouveaux débouchés, ou pour ne pas perdre ceux dont on était en possession. Mais, pour enrichir la nation et entretenir le luxe de l'aristocratie anglaise et des négociants et chefs de manufactures, il a fallu que le pauvre laboureur, et surtout le malheureux ouvrier manufacturier, après avoir épuisé son corps par un travail continuel trop pénible et souvent au-dessus de ses forces physiques, aille encore mendier des secours pour pouvoir nourrir sa famille. Tel est le tableau réel qu'offre l'Angle- | terre, non-seulement depuis la paix, mais encore depuis 1793. Les sources auxquelles le gouvernement britannique doit son malheur, sont: la trop grande inégalité dans la répartition des richesses, la trop grande extension donnée à l'industrie manufacturière et au commerce étranger, enfin le nombre trop considérable d'individus n'ayant d'autre propriété que leur travail, et dont la subsi

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stance journalière dépend de la vente de ces produits qu'ils fabriquent, laquelle peut être contrariée on soudainement arrêtée par mille circonstances diverses ou imprévues. Aucune autre nation ne se trouvant dans celle dépendance de l'étranger, pour la vente de ses produits, aucune n'a dû souffrir autant que l'Angleterre de l'échec qu'a éprouvé son commerce. On n'a vu nulle autre part les ouvriers de tout genre en insurrection presque permanente pour obtenir de quoi se nourrir, ni plus du dixième de la population d'un pays florissant réduit à vivre d'aumônes (2). »

M. de Sismondi, de son côté, trace un tableau non moins affligeant que fidèle de la crise commerciale de l'Angleterre, qu'il n'hésite pas à attribuer aux principes de l'économie politique de Smith, ainsi que la misère effroyable qui dévore la population manufacturière de ce royaume.

En France, pendant les guerres de la première révolution et dans le cours de celles entreprises par l'empereur Napoléon, dont la pensée constante fut d'arrêter la tendance de l'Angleterre à la suprématie universelle du commerce maritime et de l'industrie, nos manufactures s'étaient bornées aux produits nationaux et à la consommation intérieure. La paix générale de 1814 leur imprima un mouvement rapide qu'il était facile de prévoir, parcequ'il était dans la nature des choses.

Replacée sous le dogme tutélaire de la légitimité et sous le sceptre doux et paternel des Bourbons, la France voyait se rétablir nos relations avec toutes les parties du monde connu. Elle avait devant elle un long avenir de paix et de liberté. Les progrès opérés dans tous les arts de l'industrie étrangère, lui étaient complétement révélés à la fois. Le crédit public se fondait sur des bases solides : de grands capitaux, resserrés jusqu'alors, demandaient un emploi productif. L'activité des esprits, détournée désormais de son cours belliqueux, se reportait sur les spéculations aventureuses du commerce, de l'industrie et de la bourse. Le spectacle de la prospérité apparente de l'Angleterre, que l'on s'empressait de visiter, fascinait les regards et excitait l'émulation et la rivalité de la France tout entière.

(1) M. Constancio.

(2) Le nombre des pauvres, en Angleterre, est le sixième de la population. Voir les chapitres ler et VI du livre II.

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