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les cœurs une instruction religieuse. La tâche de soulager et de prévenir l'indigence demeure donc encore tout entière à la charité chrétienne, et l'application éclairée de cette vertu peut seule résoudre le problème si important de l'extinction de la misère publique.

Peu de questions, sans doute, ont été plus souvent traitées que celles qui se rapportent à l'indigence et à la charité. Mais, guidés par des motifs différents, la plupart des écrivains n'ont embrassé pendant longtemps, dans leurs méditations sur ces graves objets, que des considérations générales ou des rapports isolés. Ainsi l'orateur sacré, en réchauffant le zèle des riches ou des âmes pieuses en faveur des pauvres, s'est borné à rappeler les préceptes du divin législateur, la nécessité de l'aumône et les raisons religieuses qui doivent porter l'homme à secourir son semblable. L'homme d'état et le publiciste n'ont vu, dans l'indigence, qu'un accident presque nécessaire résultant de notre organisation physique et sociale. La plupart des économistes, et particulièrement ceux de l'école anglaise, n'ont, en général, considéré l'indigence que sous un point de vue secondaire, et ont traité assez légèrement tout ce qui concernait l'individualité dans la population qui ne vit qu'au moyen de son travail ou de la charité publique (1). On s'est surtout beaucoup plus occupé des moyens de soulager la misère que des moyens de la prévenir; et nos lois sur les pauvres, jusqu'à ce jour, semblent même n'avoir d'autre but que la répression des désordres auxquels la mendicité peut entraîner. La législation anglaise, bien que plus complète, n'est pas moins insuffisante. Cette imperfection de la législation dans les deux royaumes peut s'expliquer facilement. En France, où pendant si longtemps le soin des pauvres a été exclusivement confié au clergé catholique, le paupérisme ne s'est manifesté en quelque sorte que de nos jours. En Angleterre, la taxe établie en faveur des

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pauvres semblait devoir satisfaire à tous les besoins, et les questions relatives à l'indigence ont été toujours assoupies par la politique.

ment les principes et les développements de la charité ne sont point encore formulés complétement en véritable science morale et politique applicable à l'économie sociale. Cependant, une multitude d'institutions charitables ont été fondées dans toutes les parties de l'Europe depuis les premiers siècles du christianisme jusqu'à l'époque actuelle. La religion, la munificence des souverains, la piété des fidèles et la sensibilité de quelques philosophes chrétiens ont créé de nombreux moyens de soulagement pour la vieillesse, l'enfance, les maladies et différentes espèces d'infortunes. Mais là où brille l'esprit religieux et charitable, on regrette quelquefois l'absence des perfectionnements économiques et d'une direction suffisamment éclairée. Plus souvent, là où la science philanthropique a seule présidé, on remarque que les considérations morales et religieuses ont été placées au second rang. Dans presque toutes les institutions de charité, le but principal paraît être toujours bien plus d'adoucir la souffrance actuelle que d'en prévenir la cause et le retour.

Depuis un certain nombre d'années, à la vérité, les recherches et les études des publicistes et des administrateurs ont embrassé un cadre plus vaste et plus complet. Les philanthropes anglais et allemands avaient ouvert la carrière: ceux de la France y sont entrés à leur tour, et ce n'a pas été sans succès. Les Rochefoucauld - Liancourt, les Doudeauville, les Montmorency, les Pastoret, les François de Neufchâteau, les Monthyon, les Degérando et les Delessert, peuvent sans doute prendre place auprès des Howard et des Malthus. Les quinze années de la restauration ont vu éclore des ouvrages remarquables sur un sujet qui offre tant d'intérêt à l'homme éclairé et sensible. L'Académie française, secondant les intentions d'un excellent citoyen, a puissamment contribué à diriger les esprits vers les études philanthropiques. La fin du règne de Charles X,qui s'était montré, comme ses aïeux, digne du beau titre d'aumônicux, avait vu se former cette société des établissements charitables qui, si elle avait pu répondre entièrement à la

Cet état de choses peut faire comprendre com- pensée de son institution, aurait jeté, tôt ou tard,

(1) Il faut excepter MM. Malthus, de Sismondi, Droz, Ganilh, de Saint-Chamans, de Morogues, et quelques autres écrivains qui appartiennent plus ou moins à l'école que nous

désirerions voir se former sous le titre d'Économie politique

chrétienne.

de précieuses lumières sur la science de la cha- | égard dans l'un des départements les plus peuplés et les plus riches de la France (2).

rité.

Toutefois, il nous a paru que, jusqu'à ce jour, il n'existait point d'ouvrage qui offrit, d'une manière complète, l'ensemble de ce qui a été fait, écrit ou proposé pour le soulagement de la misère chez les classes pauvres de la société, et présentât, outre des observations morales sur les causes générales de l'indigence et les moyens de la prévenir, des vues pratiques sur les améliorations dont nos institutions de charité peuvent être susceptibles. Cette lacune, nous n'avons pas assurément la présomption de la remplir en son entier, nous avons seulement tracé la route à suivre pour y parvenir.

Convaincu que s'il est rigoureusement nécessaire de secourir le malheur sous quelque forme qu'il se présente à nos regards, il n'est pas moins utile de prévenir les causes de l'infortune et de la misère, nous avons dû nous attacher, en premier lieu, à la recherche et à l'examen des sources premières de ces maladies cruelles qui des individus passent au corps social. Ici, nous devons le dire, nous n'avons pas reculé devant l'espèce de dédain prodigué de nos jours aux écrivains qui, dans la simplicité de leur cœur, cherchent dans la religion et dans les livres saints la raison dernière de ce que l'intelligence humaine n'a pu ni expliquer ni résoudre. Nous avons pensé, avec une femme célèbre (1), a que le piquant des railleries contre ce qui est sérieux, noble et divin, était usé. »

Après avoir ainsi établi la cause, la nature et les progrès du mal, l'ordre des idées reportait aux moyens de le soulager et de le guérir. Ici se montrait la charité comme un guide lumineux et céleste. Nous avons suivi cette vertu sublime dans les diverses applications faites par les hommes et par les gouvernements. Nous avons cherché à reconnaître si les institutions et la législation relatives aux pauvres étaient aussi efficaces qu'elles pouvaient l'être, et quelles étaient, particulièrement en France, les améliorations dont elles seraient susceptibles. Nous avons enfin aperçu dans l'extension qu'elle peut obtenir par la triple alliance de la charité chrétienne, de l'industrie et de l'esprit d'association, un moyen aussi puissant que vaste de secourir et de régénérer la classe indigente; nous en avons proposé l'application,

Tel est l'objet de l'ouvrage que nous présentons aujourd'hui au public. Aucun sujet ne nous paraissant plus propre à faire excuser, par son immensité même, l'insuffisance des forces et du talent, nous avons dû puiser dans les écrits d'un grand nombre d'économistes et de philanthropes. Sans nous imposer les lois de la méthode éclectique, mais jaloux de nous appuyer de l'autorité de leurs opinions plus encore que de les combattre, nous avons fréquemment cité leurs ouvrages : nous ne craignons pas que l'on nous en fasse un reproche.

Nous avons dû nous livrer à des recherches et à des calculs fort étendus pour établir approximativement le nombre d'indigents et de mendiants qui existe en Europe, et surtout en France. Quelque confiance que puisse nous inspirer la portion de ce travail relative à ce dernier royaume, par la conscience scrupuleuse qui l'a dirigée, nous ne pouvons qu'exprimer des regrets sur le peu de

L'étude des causes religieuses et morales de l'indigence nous-a conduit à considérer l'influence que les diverses théories de la civilisation, le travail, l'industrie agricole et manufacturière, l'accroissement de la population, les institutions politiques, les mœurs, les climats, l'enseignement, etc., avaient pu exercer sur le sort des classes pauvres. Ces questions intéressent la société européenne, mais c'est la France que nous devions avoir constam-progrès qu'a faits la statistique administrative de la ment en vue. Ainsi, nous avons dû rechercher surtout les causes et les effets de l'indigence dans ce royaume, et constater sa situation actuelle sous le rapport du nombre et de la situation des indigents. Nous avons présenté avec quelque étendue le résultat d'observations spéciales recueillies à cet

(1) Madame la baronne de Staël.

France sur un objet dont il serait superflu de chercher à démontrer l'importance et l'utilité. La société des établissements charitables s'était occupée de recueillir des renseignements officiels et détaillés sur l'état des pauvres du royaume. Il eût été désirable que le ministère de l'intérieur l'eût pré

(2) Le département du Nord,

venue dans cette investigation réclamée par l'économie politique autant que par la charité.

Il sera facile d'apercevoir dans cet ouvrage deux pensées dominantes : la première, que le retour aux sentiments religieux et charitables est le plus sûr, si ce n'est le seul moyen de prévenir efficacement, et de soulager autant que cela est humainement possible, la misère publique, parce que, d'une part, la pratique et la conviction des principes religieux écartent les principales causes de cette misère, et que, de l'autre, elles multiplient les moyens de la secourir.

La seconde, que, de tous les travaux offerts à l'homme pour assurer et améliorer son existence, ceux basés sur l'agriculture et sur les produits nationaux pouvaient seuls lui promettre une garantie de véritable aisance, de paix et de sécurité.

Ainsi, arriver à une plus juste répartition de la richesse en rendant les chefs de l'industrie et les riches, en général, plus charitables, et les ouvriers plus instruits, plus prévoyants, plus religieux; diriger de préférence les classes ouvrières vers l'agriculture ou sur l'industrie qui en dérive, tel est, à notre avis, le secret de toute charité publique éclairée; tel est le devoir de tous les gouvernements humains et prudents.

Nos recherches, entreprises de bonne foi et sans préjugés, nous ont conduit à cette conclusion résumée dans ces paroles de Burke qui nous servent d'épigraphe : « Il faut recommander la patience, la frugalité, le travail, la sobriété et la religion; le reste n'est que fraude et mensonge. »

Nous ne nous sommes pas dissimulé que nos opinions pourraient être diversement jugées et peut-être même dénaturées par l'esprit de parti;

(1) a L'espèce humaine prise en masse, dit M. le comte Destutt-Tracy, est riche et puissante, et voit toujours croître ses ressources et ses moyens d'existence; mais il n'en est pas de même des individus : tous, en leur qualité d'êtres animés, sont condamnés à souffrir et à mourir; tous, après une période d'accroissement, si même ils la parcourent, et après quelques succès momentanés, s'ils les obtiennent, retombent et déclinent, et les plus fortunés d'entre eux ne peuvent guère que diminuer leurs souffrances et en éloigner le terme : leur industrie ne saurait aller plus loin. Il n'est pas inutile d'avoir à l'esprit ce tableau triste, mais vrai, de notre condition. Il nous apprend à ne pas vouloir l'impossible et à ne pas prendre pour une suite de nos fautes ce qui n'est qu'une conséquence de notre nature. Il nous ramène du roman à l'histoire. Il y a plus, ces ressources, ces richesses, si insuffisantes pour le bonheur,

mais cette considération était pour nous de peu d'importance. Nous n'ambitionnous de suffrages que parmi les hommes qui veulent sincèrement l'amélioration positive et durable du sort des classes inférieures; parmi ceux qui travaillent à procurer aux pauvres ouvriers une régénération morale, des lumières utiles et la réalité du bien-être, et non chez ceux qui se contentent de leur offrir de vaines promesses d'émancipation, de liberté et de civilisation. Nous espérons trouver le prix de nos efforts dans l'approbation des amis de la religion, de l'humanité et de l'ordre public, car elle ne saurait être refusée à des intentions droites et pures.

C'est toutefois encore une grave question pour nous que de savoir s'il sera jamais donné aux hommes d'anéantir totalement la masse de misère qui semble le triste héritage de l'espèce humaine déchue de son ancienne dignité, et si l'infortune cessera d'appesantir un jour sa main de plomb sur cette race d'hommes irrévocablement destinés à subir les maladies et la mort (1). Un arrêt suprême semble l'avoir résolue négativement. « Il y aura toujours des pauvres parmi vous, dit l'Esprit-Saint: c'est pourquoi je vous ordonne de les secourir et de les accueillir comme vos frères » (Deuter., ch. XV, v. 7 et 11). Mais essayer d'adoucir cette misère, la consoler, la soulager par le travail, la religion, la charité et par le développement de l'intelligence; rallier toutes les institutions, tous les efforts à ce but généreux, c'est obéir aussi aux vues de la Providence non moins qu'aux règles de la politique et de la prudence humaines, qui n'en sont que les instruments. La Providence n'a pas totalement refusé à l'homme terrestre une sorte d'image du bonheur éternel qui lui est réservé; mais elle a voulu

sont encore très-inégalement réparties entre nous, et cela est inévitable. Nous avons vu que la propriété est dans la nature; car il est impossible qu'un homme ne soit pas propriétaire de son individu et de ses facultés. L'inégalité n'y est pas moins; car il ne se peut pas que tous les individus se ressemblent et aient le même degré de force, d'intelligence et de bonheur. Cette inégalité s'étend et se manifeste à mesure que nos moyens se développent et se diversifient. Tant qu'ils sont très-bornés, elle est moins frappante, mais elle existe. C'est à tort qu'on n'a pas voulu la reconnaître parmi les peuples sauvages: chez euxmêmes, elle est très-funeste; car elle est celle de la force sans frein. L'opposition fréquente d'intérêts entre nous et l'inégalité de moyens sont des conditions de notre nature, comme la souffrance et la mort je crois que ce mal est nécessaire et qu'il faut s'y soumettre. (Destutt-Tracy, Économie politique.)

qu'il fût la récompense du travail, de la charité et de la vertu. De même que la félicité intérieure des familles consiste dans la santé, le travail et les bon

nes mœurs, la puissance et la prospérité des états ne reposent que sur des populations vigoureuses, actives, et surtout profondément religieuses.

CHRÉTIENNE,

OU

RECHERCHES SUR LA NATURE ET LES CAUSES

DU PAUPERISME.

LIVRE PREMIER.

DES CAUSES DE L'INDIGENCE.

CHAPITRE PREMIER.

CONSIDÉRATIONS RELIGIEUSES SUR L'INDIGENCE.

• On a trouvé en Allemagne, dit madame de Staël, le moyen de rattacher tout le système philosophique et littéraire à la religion. C'est une chose imposante que cet ensemble de pensées qui développe à nos yeux l'ordre moral tout entier, et donne à cet édifice sublime le dévouement pour base et la divinité pour faite. »

« Un penseur allemand, ajoute cette femme célèbre, a déclaré qu'il n'y avait de philosophie que la religion chrétienne, et ce n'est pas certainement pour exclure la philosophie qu'il s'est exprimé ainsi; c'est parce qu'il était convaincu que les idées les plus hautes et les plus profondes conduisent à découvrir l'accord singulier de cette religion avec la nature de l'ho mm. »>

Ces grandes vérités nous semblent s'appliquer admirablement à la contemplation de l'indigence.

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C'est en vain que la philanthropie et l'économie politique cherchent l'origine de la misère dans l'existence sociale de l'homme, dans le vice des institutions qui régissent les sociétés, dans l'excès de la population, dans la direction de l'industrie, ou, enfin, dans l'ignorance, l'immoralité et l'imprévoyance des classes ouvrières. Sans doute, ces circonstances contribuent à propager cette déplorable condition d'une partie de l'espèce humaine ; mais il est une dernière et plus haute raison de l'indigence, que les philosophes et les économistes n'expliquent pas, parce qu'ils ont dédaigné de la suivre dans le sanctuaire sacré où elle se trouve renfermée. Et cependant, quel sujet plus digne de leurs recherches!

En effet, si l'esprit frivole et léger de la plupart des hommes leur permettait de s'appesantir quel

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