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quefois sur les objets qui frappent journellement leurs regards, dans quelles profondes et tristes méditations ne devrait pas les plonger le spectacle d'une grande portion d'êtres humains condamnés à la privation plus ou moins absolue des choses nécessaires à l'existence, et voués au supplice d'une lutte continuelle entre des besoins impérieux et l'impuissance de les satisfaire!

Tandis que ses semblables, ses frères, jouissent de toutes les douceurs de la vie, l'indigent (et, nous gémissons en le disant, c'est par millions qu'il faut compter le nombre de ces infortunés), l'indigent manque d'aliments, de vêtements et quelquefois d'asile. En proie à la faim, au froid, aux maladies qui naissent de son extrême dénuement, chaque instant de sa vie est tourmenté par le besoin ou la souffrance. C'est peu; il voit endurer les mêmes maux aux objets de ses plus chères affections et ne peut les soulager. Si l'excès de la misère n'a pas desséché son cœur, si la source des émotions les plus nobles et les plus douces n'est pas tarie, sa sensibilité devient un surcroît de tourment. Pour l'indigent, point de repos, point de joie durable, point d'avenir, point de liberté surtout! Car si la misère a ses degrés, si tous les êtres qu'elle atteint ne sont pas impitoyablement frappés d'une somme égale de maux, une dure et commune loi ne permet à nul d'entre eux d'exister sans l'appui, nous dirions presque sans la volonté des autres hommes. Bien plus, la dégradation morale suit trop souvent chez eux la dégénération physique; l'intelligence s'affaiblit. Affaissé sous le malheur, l'indigent finit par méconnaître la dignité de son être. Alors si la pitié ne le découvre et ne l'adopte, si la voix de la religion ne l'éclaire et ne le console, peut-on s'é"tonner qu'il accuse la Providence d'une énorme injustice, ou l'ordre social d'une intolérable imperfection? Quel autre refuge, quel autre espoir lui restera-t-il que la violation des lois sociales, ou la cessation d'une aussi déplorable vie (1)? Certes, le crime est bien voisin d'un tel désespoir.

Et, chose étrange! ce n'est pas au sein des peuplades sauvages et barbares que règne plus exclusivement l'indigence. Fille des sociétés modernes, on la voit de préférence étendre son empire chez les nations les plus riches et les plus avancées en civilisation. Quelque soin qu'on prenne de la soustraire aux regards, nous trouvons à chaque pas son image dans nos plus opulentes cités. A la porte des palais et des temples, partout où la grandeur des peuples et des monarques se manifeste avec

(1) Le malheur porte les âmes faibles au découragement : abandonnées de la fortune, elles s'abandonnent elles-mêmes; elles désespèrent de l'avenir; elles ne comptent plus ni sur les

plus d'éclat, l'indigence apparaît comme pour former un douloureux et mélancolique contraste; et lorsque le cœur de l'homme, à la vue des merveilles des arts, des prodiges de l'industrie et des chefsd'œuvre de l'intelligence, se sent gonfler d'un orgueil qu'il ose croire légitime, une voix lamentable vient lui rappeler soudain, comme jadis l'esclave au triomphateur-de l'antique Rome, que la civilisation n'a pas encore acquis complétement le droit de se proclamer la bienfaitrice du genre humain.

Cependant, l'habitude, le tourbillon des affaires et des plaisirs, le tumulte des passions, laissent presque toujours les hommes froids ou inattentifs au spectacle de la misère publique. Les heureux du jour passent, emportant au loin un cœur agité de projets, d'espérances et de désirs inconstants et nombreux comme les vagues des mers. Excepté dans les circonstances où elle devient menaçante pour l'ordre public, et excite alors l'inquiétude des gouvernements et les alarmes de la richesse, l'infortune n'émeut fortement que les hommes qui ont euxmêmes connu la souffrance et l'abandon. Elle ne préoccupe profondément que ces êtres distingués qui sont demeurés fidèles aux inspirations de la religion et de la charité, ou quelques philosophes dont les méditations sont consacrées à la recherche des vérités utiles et au bonheur de la société humaine.

C'est à ceux-là seulement que l'indigenee, même individuelle, se révèle comme un désordre social digne d'exciter la plus douloureuse sympathie et la plus ardente sollicitude. Pour eux aussi, le fait de l'indigence devient le problème le plus vaste et le plus difficile qui jamais ait été soumis aux méditations du philosophe. Il embrasse en effet les plus hautes questions de religion, de morale et de science politique. Pour le résoudre, il ne faut rien moins qu'expliquer l'homme tout entier, c'est-à-dire sa nature et sa destinée : il faut dévoiler la cause et le but de l'inégalité des conditions humaines; il faut, en un mot, trouver en quelque sorte le secret et la raison dernière de l'existence de l'uni

vers.

Mais, disons-le sans honte, la sagesse humaine est impuissante à percer des voiles impénétrables à d'autres regards qu'à ceux de la foi religieuse. L'homme, et surtout l'homme indigent, est un mystère que Dieu seul pouvait révéler.

Qu'on le sache bien; tous les efforts de la philosophie, tous les résultats de la science, toutes les recherches faites avec un cœur droit et pur, ne

événements, ni sur les secours d'autrui, ni sur leurs propres forces. (Degérando, Visiteur du pauvre.)

sont parvenus, et ne parviendront jamais qu'à démontrer l'impossibilité d'assigner à l'indigence, comme aux autres maux qui affligent l'humanité, d'autre cause première que l'arrêt irrévocable et suprême qui, en faisant descendre l'homme du rang presque divin où il avait été d'abord placé, l'a condamné au travail, au malheur, aux maladies et à la mort. Ce fait confond notre raison et nos sens; mais il est réel et incontestable. C'est un mystère profond et terrible dans lequel, suivant l'énergique expression de Pascal, « le nœud de notre condition prend ses retours et ses replis, de telle sorte que l'homme est plus inconcevable, sans ce mystère, que ce mystère n'est inconcevable à l'homme. >> En effet, l'homme serait à jamais incompréhensible si la religion et une véritable philosophie ne nous apprenaient que, créé pour le bonheur, mais resté maître de sa destinée, l'homme est tombé par une faute proportionnée sans doute à son terrible châtiment, dans la condition d'une nature imparfaite d'où dérivent toutes ses contradictions et toutes ses misères.

Les traditions de tous les peuples enseignent que l'homme est déchu de sa condition originelle. Les écrivains sacrés, les historiens, les poëtes, les sages de toutes les nations sont d'accord pour altester la grandeur du premier homme, sa faute, sa chute et sa punition transmise de race en race à ses descendants. « Ouvrez les livres du second Zoroastre, les Dialogues de Platon et de Lucien, les fastes des Chinois, la Bible des Hébreux, les Edda des Scandinaves; transportez-vous chez les nègres de l'Afrique, ou chez les savants prêtres de l'Inde, tous vous peindront les temps trop courts du bonheur de l'homme et les calamités qui suivirent la perte de son innocence (1). »

Mais bien plus encore que ces traditions universelles, la nature même de l'homme retrace sa grandeur primitive et sa déchéance. Ce sentiment qui l'élève si haut et jusqu'à Dieu même, et ces besoins qui le ravalent jusqu'à la créature la plus ignoble; ce désir d'un bonheur parfait, qu'il conçoit, et auquel cependant il ne peut atteindre; la vanité et les misères sans nombre qui sont semées sur sa carrière; tout, enfin, n'est-il pas un témoignage vivant que l'homme, mélange de gloire et de basde liberté et d'esclavage, de souffle immortel

sesse,

(1) M. de Châteaubriand, Génie du christianisme. (2) M. le comte de Stolberg (Frédéric), dans son Histoire de J.-C., s'attache à démontrer que la tradition de la chute de l'homme a existé chez tous les peuples de la terre, et particulièrement en Orient, et que tous les hommes ont dans leur cœur le souvenir d'un bonheur dont ils avaient été privés. Madame de Staël fait observer à ce sujet, « qu'il y a dans l'esprit humain deux tendances aussi distinctes que la gravitation et l'impulsion

et de boue, n'a pu sortir ainsi de la main d'un Créateur parfait dans chacune de ses œuvres? MarcAurèle s'écriait que l'âme raisonnable de l'homme était un dieu exilé: Young et, après lui, notre Lamartine ont dit : « L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux. » Le christianisme nous le montre comme une sorte d'ange déchu qui connaît Dieu et la mort. « L'homme est si grand, dit Pascal, que sa grandeur même paraît en ce qu'il se connaît misérable : il est vrai que c'est être misérable que de se connaître misérable; mais aussi c'est être grand que de connaître que l'on est misérable. Ainsi toutes ces misères prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur, misères de roi dépossédé (2). »

Dans une question d'un ordre aussi élevé et d'où dérive toute l'économie de la religion chrétienne, nous ne saurions invoquer des autorités trop imposantes. Il ne peut être superflu de réunir sous les yeux du lecteur quelques pages inspirées au génie par la foi religieuse.

« Il semble qu'on peut tirer de l'ordre de l'univers une nouvelle preuve de la dégénération primitive de l'homme. Si l'on jette un regard sur le monde, on remarque que par une loi générale, et en même temps particulière, les parties intégrantes, les mouvements intérieurs et extérieurs des êtres sont en rapport parfait.

«Par quelle incompréhensible destinée l'homme seul est-il excepté de cette loi si nécessaire à l'ordre, à la conservation de la paix, au bonheur des êtres? Autant l'harmonie des qualités et des mouvements est visible dans le reste de la nature, autant leur désunion est frappante dans l'homme. Un choc perpétuel existe dans son entendement et son désir, entre sa raison et son cœur. Quand il a atteint au plus haut degré de civilisation, il est au dernier échelon de la morale. S'il est libre, il est grossier; s'il polit ses mœurs, il se forge des chaînes. Brille-t-il par les sciences, son imagination s'éteint; devient-il poëte, il perd la pensée. Son cœur s'appauvrit en idées à mesure qu'il s'enrichit en sentiments. Il se resserre en sentiments, à mesure qu'il s'étend en idées : toujours une vertu lui conduit un vice, et toujours en se retirant, un vice lui dérobe une vertu.

« Il est donc raisonnable de soupçonner que l'homme, dans sa constitution primitive, ressem

dans le monde physique, c'est l'idée d'une décadence et d'un perfectionnement: on dirait que nous éprouvons le regret de quelques beaux dons qui nous étaient accordés gratuitement, et l'espérance de quelques biens que nous pouvons acquérir par nos efforts : de manière que la doctrine de la perfectibilité et celle de l'àge d'or, réunies et confondues, excitent tout à la fois dans l'homme le chagrin d'avoir perdu et l'émulation de recouvrer.» (De l'Allemagne.)

pas

blait au reste de la création, et que cette constitution se formait du parfait accord du sentiment et de la pensée, de l'imagination et de l'entendement. On en sera peut-être plus convaincu, si l'on observe que cette réunion est encore nécessaire aujourd'hui pour goûter une ombre de cette félicité que nous avons perdue. Ainsi, par la seule chaîne des raisonnements et les probabilités de l'analogie, la chute originelle est retrouvée, puisque l'homme tel que nous le voyons, n'est vraisemblablement l'homme primitif. Il contredit la nature des règles, quand tout est réglé; double, quand tout est simple; mystérieux, changeant, inexplicable, il est visiblement dans l'état d'une chose qu'un accident a bouleversée. C'est un palais écroulé et rebâti avec ses ruines; on y voit des parties sublimes et des parties hideuses, de magnifiques péristyles qui n'aboutissent à rien, de hauts portiques et des voûtes abaissées, de fortes lumières et de profondes ténèbres en un mot, la confusion et le désordre de toute part, surtout au sanctuaire (1). »

<< Sans doute, dit un orateur sacré, c'est un grand mystère que cette faute originelle qui a corrompu le genre humain dans sa source et qui l'a dépouillé de sa noblesse primitive. Ce n'est pas le lieu de développer ce que la théologie nous fournit de rapprochements et de similitudes, non pour dissiper entièrement les ténèbres impénétrables dont ce mystère est couvert, mais pour en faciliter en quelque sorte la croyance. Mais voyez combien la révélation positive de ce mystère éclaire l'homme sur sa destinée et sur les contradictions de sa nature ! La raison murmure; elle se scandalise de voir, dans l'homme, ce mélange de passions basses et de désirs célestes, d'amour de la vertu et de penchant pour le vice, l'assujettissement de l'esprit à l'empire des sens, les désordres et les maux qui en sont la suite inévitable. L'homme est ainsi une énigme inconcevable à lui-même; qui nous l'expliquera? Dire qu'il n'y a pas de Dieu, et que dans ce monde tout marche au hasard, c'est une frénésie; et plutôt que de se précipiter dans cet épouvantable abime, il faudrait croire qu'il y a quelque vérité cachée, qui, par sa profondeur, se dérobe à notre faible intelligence. Mais voici que la religion vient au secours de la raison déconcertée. Ce que certains sages de l'antiquité païenne semblent avoir soupçonné, ce qui s'était conservé confusément dans la tradition de tous les peuples, ce que la fable avait figuré dans Prométhée dérobant le feu du ciel et par ce vol sacrilége attirant sur la terre les fléaux qui la désolent, ce que les poëtes ont chanté sous

(1) Châteaubriand, Génie du christianisme. (2) Frayssinous, Conférences sur la religion.

le nom de l'âge d'or et de l'âge de fer, la religion l'a révélé clairement. Elle nous enseigne que l'homme n'est pas sorti des mains du Créateur tel qu'il est aujourd'hui ; que, dans l'ordre actuel des choses, il n'est plus qu'un être dégradé, un roi détrôné, mais qui, toutefois, dans sa disgrâce, conserve des traits de sa première grandeur. Il ne s'agit donc pas de faire l'homme tout grand et tout bon, malgré le sentiment qu'il a de sa corruption et de sa faiblesse. Cette opinion ne peut que l'enivrer d'un fol orgueil, de l'amour de lui-même, et tout au plus en faire un sage superbe. Il ne s'agit pas non plus de le faire tout terrestre et tout méprisable, malgré le sentiment qu'il a de sa noblesse et de sa dignité. Cette opinion, en le ravalant, peut le jeter dans l'épicuréisme et dans les plus grossières voluptés. La doctrine chrétienne tient le milieu entre ces deux excès; elle nous montre dans l'homme l'image de Dieu, défigurée, mais non effacée, et lui apprend à se défier de lui-même, sans détruire les hautes idées qu'il doit pourtant en avoir. Voilà comment, au fond des ombres les plus mystérieuses, jaillissent, sur la nature de l'homme et sur l'ordre présent des choses, les plus vives lumières (2).

Un autre écrivain chrétien (3), développant les mêmes pensées sous d'autres formes, a fortifié ainsi sa foi par de nouvelles et puissantes considérations.

« Si les ancêtres du genre humain, privés des secours de leurs semblables, ont reçu, pour exister, une éducation du ciel même, il est prouvé que la race mortelle, abandonnée à présent à ellemême, est déchue d'un état primitif, et qu'elle a cessé de jouir de toute l'activité d'intelligence qui lui est nécessaire pour entretenir un commerce glorieux avec la Divinité.

« Alors tout s'explique : le mystère de la vie humaine se découvre. L'âme a été condamnée, pour une faute quelconque, à souffrir la révolte des sens et les douleurs du corps. Mais, comme il aurait fallu l'anéantir pour lui ôter l'amour du beau et du vrai, elle a conservé sa fin sublime, et elle subit, dans les misères de la vie, une expiation qui lui permet de reconquérir, sous une autre forme, au-delà du tombeau, sa grandeur première et sa félicité perdue.

« On retrouve sous les formes brillantes de la poésie, l'harmonie des lois de la nature avec l'innocence, la paix et le bonheur de l'homme nouveauné. Mais l'homme déchu a entraîné, avec sa ruine, celle du monde, et ce puissant effet de sa chute montre combien il était graud. La terre, comme

(3) M. Édouard Alletz, auteur de l'Accord de la religion et de la philosophie, et des Esquisses sur la souffrance morale.

l'âme, a été soumise à de nouvelles lois. Celles qui la gouvernaient sont devenues opposées les unes aux autres, comme le sont entre eux les mobiles des actions humaines, et le combat des éléments a été d'accord avec la lutte de l'àme contre les passions (1). Si l'on traite de blasphême contre la puissance, contre la justice, le trouble qui règne dans la nature, c'est qu'on oublie que le désordre physique est devenu une condition de l'ordre moral, et que, destiné à souffrir, l'homme n'avait plus de moyen pour rentrer dans le bien que de lutter contre le mal.

« Certes, l'état actuel de l'univers et du genre humain trouve sa raison dans les principes de toute sa sagesse, et sous ce rapport la situation présente est conforme aux règles absolues du bien. Mais nous concevons que l'ordre et la paix pourraient régner à la fois dans la nature et dans notre cœur. Nous imaginons que l'ordre physique et la tranquillité de l'âme pourraient s'accorder avec les lois immuables de la justice et de la vérité; sans doute, la situation où un pareil accord se réaliserait n'est pas la nôtre : elle a dû exister autrefois; mais maintenant le mal est entré dans la vie humaine, parce que le bien, dans l'état actuel des choses, ne pouvait plus naître sans le mal. Nous remontons vers notre destinée primitive quand nous triomphons du désordre, soit hors de nous, soit

en nous.

ces éloquentes paroles, mais on nous pardonnera sans doute de les compléter par le passage suivant de l'une des plus belles productions des temps modernes (2).

« Le bonheur est la fin naturelle de l'homme : il désire invinciblement d'être heureux ; mais souvent la raison incertaine et les passions aveugles l'égarent loin du terme où il aspire avec une si vive ardeur; soumise à des lois invariables, la brute atteint sûrement sa destination. Aucune erreur, aucune affection désordonnée ne l'écarte du but que lui a marqué la nature; et la mort, dont elle n'a ni la prévoyance ni les terreurs, arrivant au moment où la décadence des organes ne lui laisse plus éprouver que des sensations pénibles, est encore pour elle un bienfait.

Il n'en est pas ainsi de l'homme. Intelligent et libre, pour jouir du bonheur il faut qu'il le cherche, qu'il s'applique à le discerner de ce qui n'en est que l'image; que sa volonté le choisisse librement, et jamais il ne s'en éloigne davantage que lorsque il n'obéit, comme l'animal, qu'à ses penchants. Les nobles facultés qu'il dégrade, vengeant leurs droits outragés, lui font bientôt sentir, par l'amertume qu'elles répandent sur ses plaisirs, qu'il existe pour lui une autre loi que celle des sens.

«Le bonheur des êtres est dans leur perfection, et plus ils s'approchent de la perfection, plus ils s'approchent du bonheur. Jusqu'à ce qu'ils y arrivent, on les voit agités, inquiets, parce que tout être qui n'a pas atteint la perfection qui lui est propre et qui n'est pas tout ce qu'il doit et peut être, est dans un état de passage et cherche le lieu de son repos, comme un voyageur, égaré dans les

a La vie actuelle est comme un travail pour reconquérir les anciens priviléges de notre race. L'idée et le sentiment du but de l'existence nous sont restés, et nous nous consumons en efforts pour nous rapprocher d'une félicité qui nous paraît l'objet de cette vie. C'est pourquoi nous écou-régions étrangères, cherche avec anxiété sa patrie. tons difficilement les leçons austères de la religion qui nous avertit d'abjurer ici-bas l'espoir du bonheur. Nous avons la conception d'une destinée meilleure, appliquée à toute notre condition sur la terre; c'est une vie animée, riche, pleine, entière, que nous concevons possible sous les conditions positives de notre nature, une vie dont nous portons l'image secrète et que nous comparons sans cesse à la réalité froide, pauvre, aride et incomplète de celte existence, preuve d'un souvenir confus d'un autre état et du sentiment de notre première destinée.

« L'indigence, qui nous fait sentir plus amèrement notre dégradation, est une preuve encore plus forte. "

Nous devrions peut-être borner nos citations à (1) Il y a, on ne saurait le nier, un côté terrible dans la nature comme dans le cœur humain, et l'on y sent une terrible puissance de colère. (Madame de Staël.)

(2) Essai sur l'indifférence en matière de religion.

Et il est remarquable que tous les hommes, dominés à leur insu par le sentiment de cette vérité, joignent constamment à l'idée de ce bonheur l'idée de ce repos, qui n'est lui-même que cette paix profonde, inaltérable dont jouit nécessairement un être parvenu à la perfection, et que saint Augustin appelle excellemment la tranquillité de l'ordre. Et quand l'Écriture veut peindre le séjour affreux du souverain mal, elle nous parle d'une région désolée, d'une terre de ténèbres et de mort, dont tout ordre est banni et qu'habite une éternelle horreur.

« La perfection des êtres étant relative à leur nature, il s'ensuit qu'aucun être, et l'homme en particulier, ne saurait être heureux que par une parfaite conformité aux lois qui résultent de sa nature; en un mot, il n'y a de bonheur qu'au sein de l'ordre, et l'ordre est la source du bien, comme le désordre est la source du mal dans le monde moral comme dans le monde physique, pour les peuples comme pour les individus.

Mais pour se conformer aux lois de l'ordre il faut les connaître. Donc point de bonheur pour l'homme, à moins qu'il ne se connaisse lui-même et qu'il ne connaisse les êtres avec lesquels il a des rapports nécessaires, c'est-à-dire les êtres semblables à lui, car il n'y a de rapports nécessaires ou de société qu'entre des êtres semblables; et l'homme, en effet, peut connaître Dieu et se connaître luimême, et, par conséquent, les rapports nécessaires qui l'unissent à Dieu et aux autres hommes, et qui dérivent de la nature de l'homme et de la nature de Dieu. Autrement, il serait un être contradictoire, puisque ayant une fin, qui est la perfection ou le bonheur, il n'aurait aucun moyen d'y parvenir.

«Et ceci montre clairement l'absurdité du fatalisme, car si les actions humaines étaient nécessitées, elles tendraient toutes nécessairement à la perfection de l'homme, et il serait toujours aussi heureux qu'il est possible de l'être. Il n'y a qu'un être libre qui puisse agir contre les lois de sa propre nature, et le malheur, de même que le désordre, n'est explicable que par la liberté. »

Il suit de ces raisonnements que la vraie religion consiste dans la connaissance des rapports de l'homme avec Dieu. Or, ces rapports sont fondés sur des faits dont nous ne pouvons être instruits que par la révélation, et qui tiennent évidemment à des vérités d'un ordre surnaturel. Telles sont celles renfermées dans les mystères du christianisme, qui tendent tous, d'une part, à nous donner les plus hautes idées de la puissance, de la justice et de la miséricorde de Dieu, et, de l'autre, à nous faire connaître la faiblesse et la dégradation de la nature humaine (1).

là.» « L'incrédulité dogmatique (dit encore admirablement bien madame de Staël), celle qui révoque en doute tout ce qui n'est pas prouvé par les sensations, est la source de la grande ironie de l'homme envers lui-même : toute dégradation morale vient de là. »

Aussi, nous le répétons encore, c'est uniquement dans la religion qui nous enseigne comme une vérité irréfragable et comme un article fondamental de notre foi, la déchéance originelle de la race humaine, que nous avons pu trouver la seule explication complète des causes de l'inégalité des conditions sociales, et, par conséquent, la dernière raison de l'indigence. Tout ici découle de l'arrêt prononcé par Dieu et gravé dans toute la nature comme dans les livres saints.

Dieu dit à Adam : « La terre est maudite à cause de ce que vous avez fait : vous n'en tirerez de quoi vous nourrir durant votre vie qu'avec beaucoup de travail. Vous mangerez votre pain à la sueur de votre visage, jusqu'à ce que vous retourniez dans la terre d'où vous avez été tiré. Vous êtes poussière et vous retournerez en poussière.» (Genèse, chap. III, v. 17, 18 et 19.)

d'au

Les conséquences inévitables de ce formidable arrêt devaient être les désordres qui se remarquent dans le cœur de l'homme comme dans la nature physique. Tous les maux qui accablent l'humanité, les souffrances, la mort, les guerres, les calamités, les privations, et enfin l'indigence, n'ont pas tre source, et ils devaient se répandre sur la terre, avec les passions et les vices pour être les sévères exécuteurs de la justice divine. Mais Dieu réservait à l'homme un moyen d'expiation, et il le devait peut-être, puisqu'il ne l'avait pas anéanti. Ainsi la liberté et la vertu demeureront dans le cœur de l'homme pour l'aider à soutenir la lutte et à mériter de recouvrer ses anciens priviléges : c'est par ses progrès moraux qu'il pourra de nouveau fran

En effet, ces mystères, par cela même qu'ils répriment l'orgueil et la curiosité de l'esprit humain, sont l'expression du véritable état actuel de l'homme, de ses besoins et des moyens que Dieu lui a donnés pour se relever de sa dégradation et recouvrer les droits que sa faute originelle lui a fait perdre. Re-chir l'espace qui l'a séparé de son séjour primitif. marquons bien que la religion chrétienne n'a pas créé les mystères : seulement elle les déclare et les explique dans leurs rapports avec la destinée de l'homme. Mais ils confondent la raison humaine! objecte-t-on sans cesse. Eh! sans doute; mais combien d'autres faits la confondent de même! « La dernière démarche de la raison, a dit Pascal, c'est de connaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent elle est bien faible si elle ne va jusque

(1) « Tout ce qui a vie sur la terre, excepté l'homme, semble s'ignorer soi-même : lui seul sait qu'il mourra, et cette terrible vérité réveille son intérêt pour toutes les grandes pensées qui s'y rattachent.

Le mystère de l'univers est au-dessus de la portée de l'homme. Néanmoins, l'étude de ce mystère donne plus d'éten- |

Le christianisme lui montrera le chemin de cette ascension céleste, et en même temps les moyens de diminuer sur la terre les rigueurs de l'épreuve qu'il doit y subir. Telle est l'économie de la religion chrétienne, dans ses rapports avec l'homme, dont elle seule pouvait régler la situation présente par la révélation de sa destinée future.

L'Esprit-Saint l'a dit : l'homme mangera son pain à la sueur de son front. De là la nécessité du tra

due à l'esprit. Raisonnez sur la liberté de l'homme, et vous n'y croirez pas; mettez la main sur votre conscience, et vous n'en pourrez douter.

«Kant place sur deux lignes parallèles les arguments pour et contre la liberté de l'homme, l'immortalité de l'àme, la durée passagère ou éternelle du monde, et c'est au sentiment qu'il en

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