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vail devenue la condition de l'existence de l'homme; de là aussi, la misère devenue le partage de l'homme qui ne voudra ou ne pourra travailler.

Dès le moment où Dieu prononça son terrible jugement, l'homme se trouvant assujetti à des besoins qui se renouvelêrent chaque jour, fut forcé de travailler sans relâche pour produire les moyens de les satisfaire.

Le travail devint successivement la grande loi de l'individu, de la famille, de l'association. Soit qu'il dût s'opérer d'abord d'une manière purement matérielle, soit qu'il s'exécutât plus tard par l'intelligence, on ne peut concevoir la conservation de l'espèce humaine et de la société, sans un travail perpétuellement producteur.

Dès lors, on comprend que la misère a dû naître au moment où un homme a été frappé de l'impuissance de travailler, lorsque son travail n'a pu suffire à ses besoins, et enfin lorsqu'il s'est soustrait volontairement à la loi suprême du travail. La misère s'est encore produite lorsque le chef de la famille n'a pu épargner quelques ressources pour faire subsister une femme faible et délicate et des enfants en bas âge, ou pour exister lui-même lorsque des maladies ou la vieillesse lui ont enlevé la faculté du travail (1).

Par une conséquence de cette loi, l'aisance et la richesse ont été le prix de la persévérance, de l'intelligence et de la prévoyance dans le travail, dont elles ont la faculté d'accumuler les produits. Trop souvent, sans doute, elles ont été la conquête de la force et de l'injustice; mais cette violation de la loi divine ne devait aboutir elle-même qu'à produire une plus grande misère et confirmer ainsi la vérité et la puissance de cette loi.

En suivant cette chaîne de préceptes qui descend du ciel pour régler les choses de la terre, et

appelle pour faire pencher la balance, car les preuves métaphysiques lui paraissent en égale force de part et d'autre. Il y a de la candeur dans cet aveu de la part d'un homme aussi religieux que Kant. « (Madame de Staël, de l'Allemagne.)

(1) « Telle est au sein de la civilisation moderne la condition des classes inférieures de la société. Il faut d'abord qu'elles travaillent, car sans travail elles ne peuvent vivre; leurs moyens d'existence viennent de leurs salaires, et leurs salaires sont le prix de leurs labeurs. Aucune puissance humaine ne peut les dispenser du travail : le jour où le travail cesserait, la destruction de l'espèce humaine serait accomplie. Ce travail, toutefois, ne suffit pas pour assurer l'aisance de l'ouvrier aux fatigues qui achètent le salaire doit se joindre la prévoyance qui en règle l'emploi. » (T. Duchâtel, de la Charité.)

(2) M. le baron Degérando.

(3) L'homme était libre dans ses actions, sinon il n'aurait eu aucun mérite à être bon et vertueux, et sans cette liberté il n'existerait moralement ni bien ni mal, ni vertu ni vice. L'homme pouvait le bien. Il le connaissait. Il a voulu le mal, c'est-à-dire la désobéissance aux lois divines; il a dû être puni par Dieu, qui est la souveraine justice.

que rien n'a pu interrompre depuis la création du monde jusqu'à nous, on aperçoit facilement, dans les imperfections inhérentes à la nature humaine et à l'organisation sociale, les causes de la misère el de l'inégalité des conditions, résultats inévitables du refus, de l'impuissance ou de l'insuffisance du travail, et de la nécessité d'une expiation.

Un écrivain philanthrope (2), que nous aimerons à citer plusieurs fois dans le cours de cet ouvrage, a dit avec une religieuse conviction:

L'homme frivole ne voit dans l'inégalité des conditions humaines qu'une sorte de jeu de hasard favorable aux uns, fatal aux autres. Le demi-philosophe y voit un désordre qui accuse la Providence; le vrai sage s'élève à de plus hautes et plus justes pensées. Il voit dans cette inégalité même une des vues de la Providence dans la direction du monde moral sur le théâtre de préparation et d'épreuves pour un monde meilleur, où la vertu est appelée comme institutrice pour présider à notre éducation terrestre. L'infortune est une grande et passagère éducation.»

En rapprochant de cette vérité sublime l'obligation de travail imposée à l'homme, on aura offert aux philosophes qui recherchent consciencieusement la dernière raison de la misère, la seule explication compatible avec les idées de justice et de bonté infinies que nous devons attribuer à l'auteur suprême de toutes choses.

Envisagée sous ce point de vue religieux, la misère, soit qu'elle provienne d'un malheur imprévu, soit qu'elle résulte de nos propres fautes, peut être considérée, par celui qu'elle atteint, comme une épreuve passagère, ou comme une punition dont la Providence lui laisse la liberté de profiter (3). Sous ce rapport, la misère se confond dans la masse des autres maux attachés à la vie

Mais, dit-on, Dieu qui est aussi la souveraine bonté et la sou-* veraine puissance, savait sans doute que l'homme abuserait de sa liberté, qu'il s'écarterait du bien, et tomberait dans le mal: il ne pouvait l'ignorer. Comment donc, a-t-il établi un ordre de choses dont il devait nécessairement découler pour l'homme un abîme de malheurs? Il y a, ajoute-t-on, des prédestinés et des réprouvés de toute éternité. Comment cela peut-il s'accorder avec la bonté infinie de Dieu, et avec sa puissance, auxquelles il était si facile de préserver le premier homme et sa race du crime et du malheur?

Ces objections sont graves, mais spécieuses. Voici ce que répond d'abord la religion :

Tout, dans la nature, est l'ouvrage de Dieu; c'est un point que l'on ne dispute point, car on ne discuterait pas avec celui qui nierait l'évidence. Or, quoique dans la nature tout soit admirable et inimitable, et porte l'empreinte d'une main divine, il y a cependant une foule de choses dont nous n'apercevons pas l'utilité, dont nous reconnaissons même les dangers pour nous et pour les autres créatures. Cela ne veut pas dire qu'elles soient réellement inutiles ou mauvaises, mais qu'elles paraissent telles relativement à nous, et dans l'ordre d'idées et de faits au

les tristes effets de la misère : le christianisme l'en a dès long-temps investie.

L'homme, il est vrai, ne parviendra jamais à dompter complétement la pauvreté relative, non

promis au chrétien n'est plus ce paradis terrestre fermé pour toujours. Mais le chrétien peut reconquérir ici-bas ses priviléges moraux, c'est-à-dire la perfection de son cœur et de son intelligence, et en même temps adoucir puissamment sa condition terrestre.

humaine, depuis que, par sa désobéissance, l'homme type a été déchu de sa grandeur primitive; mais (et c'est ici que se révèle la bonté du Dieu qui a dû punir) la charité, sentiment divin, se répand dans les cœurs pour rétablir l'harmonie sociale dé-plus que les autres misères de la vie. Le paradis truite par l'inégalité des conditions humaines et surtout par la misère. Dès la formation des sociétés, la charité apparaît, offrant à l'indigence et au malheur une douce et tendre sympathie. L'esprit divin avait dit, dans une sainte colère : « L'homme mangera son pain à la sueur de son front. » Il fit proclamer ensuite à son peuple par l'organe de Moïse, ces commandements de charité : « qu'il n'y | ait point d'indigents ni de mendiants parmi vous; aimez votre prochain comme vous-mêmes. » Enfin l'Homme-Dieu, pour consoler le genre humain, adressa à tous les hommes ces touchantes paroles: « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés; soyez miséricordieux. »

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C'est ainsi que se manifeste pleinement le triple but de la destinée terrestre et religieuse de l'homme: travailler, secourir son semblable, et par-là mériter de rentrer dans le glorieux héritage que le premier homme a perdu.

Le travail et la charité! voilà les deux grands remèdes à l'indigence, voilà toute la loi. N'accusons donc plus la Providence d'injustice; car la race humaine a dans ses mains le pouvoir d'adoucir

milieu desquels nous sommes placés. Ne serait-il pas injuste et présomptueux de faire un reproche à Dieu de l'imperfection relative de cette partie de ses ouvrages? Dieu, en nous créant, nous devait-il, par cela même, un bonheur parfait, l'immortalité, et en quelque sorte le partage de sa divinité? Non, sans doute. S'il nous a donné seulement les moyens suffisants de mériter un bonheur relatif à notre nature, nous devons lui rendre graces; il a, certes, assez fait pour une pauvre créature telle que l'homme.

Mais ces élus, ces prédestinés de toute éternité? ce déluge de maux qui affligent l'humanité, et qui découlent d'une faute qui devait être nécessairement commise, puisque de toute éternité elle était prévue par Dieu même, comment les concilier avec la justice, la bonté et la toute-puissance de Dieu ? Dieu a-t-il donc créé des hommes pour les abandonner ensuite à une destinée qu'ils n'ont pas le pouvoir de rendre vertueuse ou criminelle; car, d'avance, Dieu sait ce qu'elle sera?

A cela la religion répond encore: 1° Nul homme au monde ne peut pénétrer dans la profondeur des jugements de Dieu.

2o La chute de l'homme est un mystère qu'il ne nous appartient pas d'expliquer et de comprendre. Nous devons croire Dieu souverainement bon, souverainement juste, souverainement

Si la misère n'était pas considérée comme une punition et une épreuve ; si la religion n'apprenait pas à l'homme indigent qu'il a été condamné à racheter par le travail et la vertu sur la terre le bonheur et l'immortalité ; si enfin la charité n'existait pas pour le secourir, quel désespoir ne devrait pas saisir son âme! l'imagination se refuse à sonder cet effroyable abîme: et, cependant, telle serait la perspective offerte aux pauvres privés des lumières religieuses!... Au flambeau du christianisme, au contraire, l'homme indigent conserve toute sa dignité. Tous les hommes, ses frères, sont appelés à le soulager, et son malheur même, lorsqu'il n'est pas adouci par la charité, peut devenir pour lui un mérite et un sujet de joie et d'espérance. Quelle philosophie humaine pourrait ainsi à la fois expliquer le mal et le guérir?

puissant ; nous devons juger ses ouvrages parfaits, non relativement à nous, mais dans l'ensemble de l'univers, qui est la création complète de la Divinité.

3o Dieu, dans ses relations avec nous, ayant manifesté une bonté égale à sa puissance, nous devons donc avoir la ferme confiance que ses jugements, sur chaque homme, seront conformes à une justice et à une bonté infinies.

4o En attendant, nous devons observer fidèlement ses préceptes qui sont si admirablement adaptés à nos besoins, à notre nature, à notre avenir, préceptes dont notre conscience et notre raison nous démontrent invinciblement la sagesse, la justice, la nécessité et la céleste origine.

5o Assurément nous concevons un ordre de choses plus heureux pour l'homme pendant sa vie terrestre ; nous concevons un bonheur qui pourrait suffire à tous ses désirs; mais nous devons croire que ce bonheur n'a pas dû exister, ou a dû cesser d'exister, et cela pour des motifs impénétrables à notre raison. Il doit nous suffire que Dieu nous ait enseigné les moyens d'améliorer notre sort, et donné l'espérance d'un avenir à jamais heureux. N'est-ce donc pas assez, et qu'est-il besoin de plus, pour exciter notre éternelle gratitude?

CHAPITRE II.

DE L'INÉGALITÉ DES CONDITIONS HUMAINES.

Les observations qui précèdent, sur les causes morales de l'indigence, embrassent nécessairement l'inégalité des conditions sociales.

Cette inégalité est, comme l'indigence, l'un des éléments de la destinée humaine sur la terre. Comme elle, aussi, elle entre dans les desseins de la Providence. Mais l'indigence est l'inégalité à son dernier terme. Là, elle serait intolérable si l'on perdait de vue les considérations religieuses qui rétablissent l'harmonie du monde social. Otez aux hommes l'idée d'une autre vie, ôtez-leur le christianisme et par conséquent la charité et l'égalité religieuse, que deviendra la société? ce qu'elle fut jadis, une vaste arène où les riches et les pauvres se livreront une guerre incessante, où la violence et la force domineront l'univers, et où l'esclavage sera peut-être un bienfait pour l'indigent.

La vie sociale est une nécessité pour la race humaine, et le droit de propriété, l'inégalité des fortunes et des conditions en sont les conséquences rigoureuses, car sans elles l'état social ne pourrait évidemment exister. Les plans d'une société où la communauté des biens et l'égalité matérielle parfaite seraient établies, n'ont jamais reçu d'application réelle et possible que parmi les agrégations d'hommes réunis dans un but religieux, et qui se retiraient, dans ce but même, de la vie sociale. Ils sont manifestement impraticables dans l'organisation d'une société étendue. Ainsi par la force même des choses, une partie de la population se trouve placée dans une condition d'infériorité : les uns possèdent le pouvoir, les distinctions, les richesses; les autres sont réduits à la médiocrité, au travail, à l'indigence.

Dans la plupart des états politiques, les propriétés, les honneurs, la puissance ont été primitivement ou sont même encore l'apanage d'un certain

ÉCONOMIE POLITIQUE.

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nombre de familles privilégiées. L'origine de cette inégalité remonte à l'époque de la conquête, où le droit du plus fort, tempéré depuis par l'esprit du christianisme, formait la suprême loi. Ailleurs, la fortune et le pouvoir qui en dérive se sont concentrés dans les mains des familles qui les premières, et à l'aide de capitaux accumulés par lear industrie, exploitèrent avec succès les diverses branches du travail productif.

Dans l'origine, le système de classement et de caste fut sans doute regardé comme juste et nécessaire, ou du moins comme inévitable et forcé. Le christianisme apprit à rendre son joug plus tolérable : il enseignait l'égalité religieuse, la résignation et l'obéissance, en même temps qu'il contenait l'abus de la force et de la richesse. Insensiblement l'énergie des souvenirs et le prestige des droits primitifs s'étant effacés, et le sentiment religieux perdant de son empire, la portion souffrante ou subjuguée aperçut les abus de l'organisation sociale, et s'efforça de s'y soustraire. Dès ce moment se prépara la lutte qui a déjà éclaté sur quelques points de l'Europe et qui doit tour à tour produire des révolutions partout où les principes religieux et une sage politique ne sauront contenir le flot populaire en amenant des réformes morales progressives.

Quant à la supériorité acquise par la richesse industrielle, elle n'a pas d'abord inspiré la même jalousie, parce que son origine apparaissait en quelque sorte plus pure et plus respectable, et que d'ailleurs elle s'est confondue souvent dans les intérêts des classes inférieures. Mais dès qu'elle devient la seule aristocratie réelle, il est évident qu'elle est destinée à se trouver à son tour, et par l'effet de son isolement, le but de toutes les jalousies, de toutes les ambitions et par conséquent de

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toutes les attaques. A mesure que l'inégalité des rangs s'affaiblit ou s'efface, l'inégalité des fortunes se manifeste davantage et devient plus choquante. Déjà l'esprit d'examen s'est attaché à étudier la nature et l'influence de l'aristocratie industrielle sur le sort des classes inférieures : déjà les faits et les raisonnements démontrent combien cette influence pouvait être funeste et fatale. C'est à cette aristocratie à supporter maintenant le terrible choc du paupérisme qui grandit et qui s'avance.

Mais c'est en vain que les classes inférieures auraient renversé tour à tour et le système des rangs sociaux et politiques, et celui de l'aristocratie des richesses. L'inégalité consacrée par ces systèmes leur était indispensable, parce que seule elle animait le travail, parce que le partage égal des richesses ne saurait aboutir qu'à une misère commune, parce qu'enfin, d'ailleurs, la force des choses rétablirait l'inégalité sous une forme ou sous une autre. Cependant il est dans la nature de l'homme d'aimer la liberté, l'égalité et le bien-être, et de tendre à conquérir à tout prix ces biens inestimables pour lui.

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Il existe donc entre les puissants et les riches, et les classes pauvres el assujetties au travail, principe de lutte perpétuelle, destructif du principe de l'ordre social.

Qui accordera ces deux principes? La force physique? Mais cette force appartient en définitive au plus grand nombre, et le plus grand nombre forme cette population souffrante qui aura la force lorsqu'elle le voudra sérieusement. Ce n'est donc point là qu'il faut placer le point de résistance, ni chercher encore moins un moyen de pacification : « Il faut, comme l'a dit un écrivain profond (1), il faut recommander aux pauvres la patience, la résignation, le travail, la sobriété et la religion. » Il faut que les riches deviennent charitables. Il faut donc surtout travailler à rendre la société véritablement chrétienne, car ce n'est que lorsqu'elles auront compris l'une et l'autre la destinée religieuse de l'homme, que la classe riche obéira pleinement au précepte de la charité et que la classe pauvre, éclairée sur la moralité et la nécessité de l'inégalité sociale, subira avec résignation et douceur l'injustice trop apparente de cette inégalité.

L'inégalité sociale, avons-nous dit, est une des conditions de la nature humaine. «Tous les hommes seraient nécessairement égaux, a dit Voltaire, si les hommes étaient sans besoins. La misère attachée à notre espèce subordonne un homme à un autre homme. » Or, l'urgence et la multitude des besoins augmentent cette inégalité.

(1) Burke.

Il n'entre pas dans notre sujet de rechercher quelles institutions pourraient rendre l'inégalité des conditions plus juste et plus tolérable aux yeux d'une philosophie purement humaine, mais nous dirons qu'il faut nécessairement se rapprocher du christianisme pour fonder les bases d'un édifice social où la force physique, l'usurpation et l'esclavage ne soient pas forcément érigés en lois suprêmes. La religion, qui resserre et épure les rapports et les besoins des hommes, qui leur fait envisager le travail et la souffrance comme une épreuve nécessaire, en conservant néanmoins à chacun la plénitude de ses droits et de sa dignité, peut seule tempérer l'amertume des maux résultant de l'inégalité sociale; dans l'ordre religieux, elle montre l'égalité la plus parfaite, dans l'ordre temporel, elle indique comment l'inégalité peut se transformer en source d'utilité et de bonheur : elle diminue donc, autant qu'il est possible, le principe et les conséquences de l'inégalité.

Auprès de ces vérités, combien paraissent vaines et arides les explications de quelques philosophes sur l'inégalité des conditions sociales et les consolations qu'ils offrent aux pauvres sur leur mi

sère!...

Le bon Lafontaine a résumé naïvement dans quelques vers tout ce que la philosophie matérielle a pu trouver de mieux à dire sur les causes et les effets de l'inégalité sociale.

« Jupin, pour chaque état, mit deux tables au monde : L'adroit, le vigilant et le fort sont assis

A la première, et les petits

Mangent leur reste à la seconde. »

Mais écoutons le patriarche de la philosophie du dix-huitième siècle.

« Une famille nombreuse a cultivé un bon terroir deux petites familles ont travaillé des champs ingrats et rebelles; il faut que les deux pauvres familles servent la famille opulente ou l'égorgent: cela va sans difficulté. Une des deux familles va offrir ses services à la riche, pour avoir du pain ; l'autre va l'attaquer et est battue. La famille servante est l'origine des domestiques et des manœu vres; la famille battue est l'origine des esclaves.

<«< Il est impossible, dans notre malheureux globe, que les hommes, vivant en société, ne soient pas divisés en deux classes: l'une, de riches qui commandent, l'autre de pauvres qui servent; et ces deux se subdivisent en mille, et ces mille ont encore des nuances différentes.

<«< Tu viens, quand les lots sont faits, me dire: Je suis un homme comme.vous : j'ai deux mains et deux pieds, autant d'orgueil et plus que vous, un esprit aussi désordonné pour le moins, aussi in

conséquent, aussi contradictoire que le vôtre. Je suis citoyen de Saint-Marin, ou de Raguse, ou de Vaugirard. Donnez-moi ma part de la terre. Il y a, dans notre hémisphère connu, environ 50 milliards d'arpents à cultiver, tant passables que stériles. Nous ne sommes qu'environ un milliard d'animaux à deux pieds, sans plumes, sur le continent; ce sont 50 arpents pour chacun. Faites-moi justice; donnez-moi ces 50 arpents. On lui répond: Va-t'en les prendre chez les Caffres, chez les Hottentots ou les Samoïèdes. Arrange-toi avec eux à l'amiable. Ici, toutes les parts sont faites. Si tu veux avoir parmi nous le manger, le vêtir, le loger et le chauffer, travaille pour nous, comme faisait ton père. Sers-nous, ou amuse-nous, et tu seras payé, sinon tu seras obligé de demander l'aumône, ce qui dégraderait trop la sublimité de la nature et t'empêcherait d'être égal aux rois et même aux vicaires de village, selon les prétentions de ta noble fierté.

Tous les pauvres ne sont pas malheureux. La plupart sont nés dans cet état, et le travail continuel les empêche de trop sentir leur situation; mais quand ils la sentent, alors on voit des guerres comme celle du parti populaire contre le parti du sénat à Rome, celle des paysans en Allemagne, en Angleterre, en France. Toutes ces guerres finissent par l'asservissement du peuple, parce que les passions ont de l'argent, et que l'argent est maître de tout dans un état. Je dis dans un état, car il n'en est pas de même de nation à nation. La nation qui se servira mieux du fer subjuguera toujours celle qui aura plus d'or et moins de courage.

« Tout homme naît avec un penchant assez violent pour la domination, la richesse et les plaisirs, et avec beaucoup de goût pour la paresse; par conséquent, tout homme voudrait avoir l'argent et la femme ou les filles des autres, être leur maître, les assujettir à tous ses caprices et ne rien faire, ou du moins ne faire que des choses très-agréables. Vous voyez bien qu'avec ces dispositions, il est impossible que les hommes soient égaux.

«Le genre humain, tel qu'il est, ne peut subsister, à moins qu'il n'y ait une infinité d'hommes utiles qui ne possèdent rien du tout. Car certainement un homme à son aise ne quittera pas sa terre pour venir labourer la vôtre, et si vous avez besoin d'une paire de souliers, ce ne sera pas un maître des requêtes qui vous la fera. L'égalité est donc à la fois la chose la plus naturelle et la plus chimérique.

(1) Voltaire, Dictionnaire philosophique.

(2) « Dans son Discours sur l'inégalité des conditions humaines, Rousseau entreprit l'histoire de la société, chercha pourquoi et comment les hommes s'étaient réunis, et ce qui devait en résulter. Comme il était ennemi de l'ordre actuel des choses,

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« Comme les hommes sont excessifs en tout, quand ils le peuvent, on a outré cette inégalité, on a prétendu, dans plusieurs pays, qu'il n'était pas permis à un citoyen de sortir de la contrée où le hasard l'a fait naître. Le sens de cette loi est visiblement: « Ce pays est si mauvais et si mal gouverné « que nous défendons à chaque individu d'en sor«tir de peur que tout le monde n'en sorte. » Faites mieux, donnez à tous vos sujets envie de demeurer chez vous, et aux étrangers, d'y venir.

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<«< Chaque homme, dans le fond de son cœur, a droit de se croire entièrement égal aux autres hommes. Il ne s'ensuit pas que le cuisinier d'un cardinal doive ordonner à son maître de lui faire à diner. Mais le cuisinier peut dire : Je suis homme comme mon maître, je suis né comme lui en pleurant, il mourra comme moi, dans les mêmes angoisses et les mêmes cérémonies. Nous faisons tous les deux les mêmes fonctions animales. Si les Turcs s'emparent de Rome, et si alors je suis cardinal et mon maître cuisinier, je le prendrai à mon service. Tout ce discours est raisonnable et juste; mais en attendant que le grand-ture s'empare de Rome, le cuisinier doit faire son devoir, ou toute société hu maine est pervertie (1). »

J.-J. Rousseau, dans son célèbre Discours sur l'inégalité des conditions humaines, remplace, par de brillants et fougueux paradoxes, l'ironie amère et les sarcasmes du Méphistophélès du dernier siècle. Mais il a soin d'avertir qu'il a considéré l'origine et les progrès de l'inégalité, l'établissement et l'abus des sociétés politiques, autant que ces choses peuvent se déduire de la nature des choses et des seules lumières de la raison, et indépendamment des dogmes sacrés qui donnent à l'autorité souveraine la sanction du droit divin (2). Il résulte de son éloquente dissertation 1o que l'inégalité, presque nulle dans l'état de nature, tire sa force et son accroissement du développement de nos facultés, des progrès de l'esprit humain, et devient enfin stable et légitime par l'établissement de la propriété et des lois; 2° que l'inégalité morale, autorisée par le seul droit positif, est contraire au droit naturel toutes les fois qu'elle ne concourt pas en même proportion avec l'inégalité physique. Il conclut enfin qu'il est manifestement contre la loi de nature, qu'une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire.

Dans la vive indignation où le plonge le spectacle des abus de la société moderne, le philosophe de

il parla avec aigreur et avec verve contre les fruits de l'association humaine, la propriété, la distinction des rangs, les devoirs mutuels, l'obligation du travail des mains, et même du travail de la pensée, tout fut livré à ses attaques. » (M. de Barante, Tableau de la littérature du dix-huitième siècle.)

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