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Genève semble regretter que l'homme se soit éloigné de la condition animale, qu'il suppose avoir été sa véritable destinée. « La connaissance de la mort et de ses terreurs, dit-il, est une des premières acquisitions que l'homme social ait faites. J'ose presque assurer que la réflexion est un état contre nature, et que l'homme qui médite est un animal dépravé.

Du reste, il ne faut prendre ces boutades misanthropiques que comme un exercice d'imagination. Rousseau nous en avertit expressément dans ces paroles « La religion nous ordonne de croire que Dieu lui-même ayant tiré les hommes de l'état de nature, immédiatement après la création, ils sont inégaux, parce qu'il a voulu qu'ils le fussent; mais elle ne nous défend pas de former des conjectures tirées de la seule nature de l'homme et des êtres qui l'environnent, sur ce qu'aurait pu devenir le genre humain, s'il fût resté abandonné à lui-même. »

Ce n'est point ainsi, toutefois, qu'un philosophe chrétien eût envisagé l'inégalité des conditions de la vie. Celui-ci, en ne déguisant pas les maux réels qu'elle entraîne, en eût indiqué les sources, et n'aurait point passé sous silence les remèdes qu'on peut leur opposer et les avantages sociaux qui en résultent. Il n'aurait méconnu ni l'obligation du travail imposé à l'homme, ni la nécessité d'une épreuve expiatoire, ni surtout l'intervention de la grande vertu du christianisme, la charité. Il eût fait remarquer que si tous les hommes avaient été égaux en capacité, en fortune, en intelligence et en force, celte vertu ne pouvait plus remplir son but sublime, celui d'être médiateur entre l'homine et la justice suprême. Car alors disparaissaient les rapports du pauvre au riche, du faible au puissant, de l'infortune à la prospérité. Alors se perdaient les traces de cette justice qui, en punissant les enfants de la faute de leur père, et les rendant héréditaires de ses misères, rappelle incessamment aux hommes leurs devoirs et le châtiment qui suit leur infraction. Il aurait enfin fait ressortir cette haute vérité religieuse que l'inégalité est l'école ou plutôt la mère de toutes les vertus, et, par conséquent, du perfectionnement moral.

Le véritable philanthrope que nous avons promis de beaucoup citer dans cet ouvrage, et qu'il faudrait presque citer toujours (1), a rempli la tâche que Rousseau a dédaignée ou méconnue, dans un ouvrage dont nous donnons ce simple extrait (2):

La profondeur et la sagesse des plans de la Providence éclatent surtout dans cette variété singulière de besoins, de capacités qui, dans l'institution des sociétés humaines, a produit à son tour

(1) M. le baron Degérando.

une si grande multitude et une si grande variété de conditions, surtout lorsqu'on considère que ces situations diverses sont cependant tellement liées entre elles, qu'à l'exemple des productions de la nature, elles conspirent toutes ensemble à un but commun, l'intérêt général. De la sorte, chacun, dans sa carrière individuelle, quelle qu'elle soit, travaille réellement pour tous, même sans qu'il s'en rende compte. Il lui suffit, pour rendre sa carrière honorable et méritoire, d'y porter comme une attention, la vue de cette même utilité commune qui doit en être le résultat.

« Ces considérations ne sont point affaiblies par l'inégalité qui résulte de la diversité des conditions sociales. Ce n'est pas qu'il faille regarder comme un avantage absolu les effets qui résultent de cette inégalité pour entretenir l'activité par l'émulation; car cette excitation aurait d'extrêmes dangers si les ambitions impatientes qu'elle tend à faire naître, n'étaient contenues par la morale. Mais, sous le point de vue moral, cette disproportion fait éclater des vues nouvelles, introduit entre les hommes des liens nouveaux et sacrés; elle relève le mérite de la probité; elle appelle la modération à savoir trouver une vertu dans le contentement, à se défendre de l'envie; elle provoque des échanges de services. d'une autre sorte, mais qui ont aussi un grand prix. De même que la diversité des conditions fournit la matière des transactions, et devient ainsi l'occasion d'un exercice continuel pour la confiance et la bonne foi, l'inégalité des conditions entretient un autre genre d'échanges; elle entretient le commerce de la générosité avec la reconnaissance. Dans ce commerce, celui qui occupe la condition supérieure, n'a point, comme il le semble au premier abord, le privilége de rendre seul des services, il en reçoit, et de plus importants peut-être; en retour du bien qu'il a fait, il obtient ces affections qu'aucun salaire n'aurait pu acheter ni acquitter; il reçoit des leçons de patience, de courage qui lui sont données par l'exemple d'autrui. Il ignorait la vie ; c'est auprès du malheur qu'enfin il viendra l'apprendre ; peut-être il ignorait son propre cœur, la vue de l'infortune le lui révélera, si toutefois il est digne de cette découverte.

« C'est ainsi que les conditions sociales, dans leur inégalité, composent une échelle que la bienveillance est appelée à descendre et à gravir sans cesse, chargée de présents ou de tributs; échelle dont les deux extrêmes sont précisément ceux qui ont le plus besoin l'un de l'autre, ceux qu'en effet la vertu vient rapprocher entre eux.

a Que sont, en réalité, les conditions supérieures

(2) Du Perfectionnement moral.

de la société, si ce n'est une véritable mission confiée à ceux qui s'y trouvent placés, pour le bien de la société elle-même? Cela est évident, sans doute, pour ceux qui ont été comblés des dons de la fortune. Les uns et les autres sont appelés à exercer un patronage, à remplir une sorte de tutelle.

« La médiocrité de rang et de fortune, qui est pour les hommes la condition la plus générale, est aussi celle qui offre le plus de sécurité.

« A mesure qu'on descend dans les classes inférieures, on voit, pour chaque individu, le cercle de l'existence se rétrécir; les privations, les gênes s'accroître; les secours extérieurs devenir moins abondants. Parmi ces secours, l'un des plus précieux, celui des lumières, diminue surtout d'une manière extraordinaire. Mais si, dans ces conditions, les devoirs deviennent de plus en plus austėres, ils deviennent aussi plus simples. Ce qui est exigé de nous est plus difficile, mais la loi du perfectionnement exige moins de choses. L'éducation nécessaire à une telle situation sociale est celle d'une patience plus courageuse. Or, telle est précisément celle que les circonstances tendent à procurer à celui qui y est placé; il est plus particulièrement appelé à recueillir les fruits attachés aux salutaires habitudes du travail (1). ›

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Après la religion et la philosophie, l'économie politique devait, à son tour, appliquer ses principes à l'inégalité des conditions humaines, mais c'est par d'autres considérations qu'elle admet l'iné

(1) Un ingénieux auteur, dont la gràce et l'éloquence du style trahissent le sexe", a cherché à prouver aux classes pauvres qu'elles ont leurs richesses, et aux riches qu'ils ont leur pauvreté. En examinant la question de l'inégalité des fortunes, il a remarqué que la religion (qui sait très-bien où ce fait peut conduire les faiblesses de l'homme) se hâte de dire que cette inégalité n'est que passagère, et que toutes les conditions viennent se confondre au tombeau. « C'est bien nous révéler, ajoute-t-il, le secret de la mort; mais ce n'est pas résoudre le secret de la vie. L'aveugle distribution des biens et des maux n'en subsiste pas moins à nos yeux. Comment la concilier avec l'idée de la justice suprême? le voici : la santé, la gaieté, le travail, l'emploi du temps, la sobriété, la franchise, la bienfaisance, la religion, voilà les véritables richesses du pauvre ; l'orgueil, la vanité, l'ambition, l'avarice et l'ennui, voilà la pauvreté des riches. »>

Nous ne voulons pas nous livrer ici à la critique d'un ouvrage plein de consolantes vérités et de préceptes utiles, dicté, d'ailleurs, par un sentiment exquis du bon et du vrai. Mais nous ne pouvons nous empêcher de faire remarquer, en premier lieu, que la religion, en révélant la destinée tout entière de l'homme, a aussi bien expliqué le secret de sa vie, que le secret de sa mort; ensuite, que les richesses et la pauvreté dont il est question ne sont nullement l'apanage exclusif de ceux que nous appelons riches ou pauvres. Elles peuvent, en effet, appartenir❘ plus ou moins à chaque classe de la société. Présenter la possession des vertus morales, comme une immense compensation à la privation des richesses matérielles, a été sans doute le véri• Madame P....., auteur des Richesses du pauvre et des Misères du riche.

galité comme une des lois de la société générale, et reconnait que, d'une égalité parfaite, naîtrait l'impossibilité d'un ordre social fondé sur les besoins mutuels des hommes. M. T. Duchâtel (2) fait observer que, même sous le rapport de la destruction de la misère, l'inégalité n'est pas incompatible avec les véritables remèdes qui triomphent des maux de l'indigence. Il n'y a pas, selon lui, de différence entre les deux systèmes, ni quant aux moyens de la soulager. Il pourrait arriver, avec l'égalité, que les parts devinssent si faibles, que la communauté des richesses se transformât en communauté de misères (3). Au lieu d'une partie de la société seulement, c'est alors la société tout entière qui tombe dans l'indigence. » L'école économique anglaise est tentée de se féliciter d'une nécessité qui provoque sans cesse l'industrie, et, par elle, le progrès de la civilisation; mais le travail et l'industrie, poussés à leur dernier terme, les besoins constamment et indéfiniment excités, tels sont les seuls moyens qu'elle indique pour arriver aux compensations réclamées par la justice suprême. Or, il est évident que ces moyens tendent sans cesse, au contraire, à multiplier l'inégalité des conditions.

Les principes de l'économie politique chrétienne sont d'une autre nature. C'est à l'aide de la charité et d'une distribution meilleure des richesses et des lumières, c'est par la modération des désirs et des besoins, qu'elle veut, autant qu'il est pos

table et l'unique but de l'aimable écrivain : dans ce cas, nous ne pouvons que l'applaudir sans réserve. Il est probable aussi que par le mot générique de pauvres, madame P..... n'a pas entendu s'occuper de cette classe de malheureux que la misère, l'ignorance, et quelquefois le désordre, mettent à la charge de la société, et que la religion et la bienfaisance cherchent à tirer de leur dégradation. Il existe une foule d'artisans laborieux dont l'industrie concourt à nos besoins et à notre bienêtre, et que l'on appelle pauvres, parce qu'ils n'ont pas de revenus indépendants de leur travail. C'est cette portion estimable de citoyens, qu'il eût été plus exact de désigner sous le nom d'ouvriers ou d'artisans, dont l'auteur de la Richesse du pauvre et la misère du riche a voulu mettre en lumière les trésors inconnus.

Quoi qu'il en soit, l'objet de cet écrit a été de faire ressortir une grande vérité morale: c'est que les conditions du bonheur sont dans nos mains, et que les richesses, les grandeurs, les faveurs du hasard, ne sont point exclusivement au nombre de ces conditions. Pour prouver cette vérité, l'auteur a montré que la richesse avait ses inconvénients et ses embarras, et la pauvreté ses consolations et ses avantages. Mais en mettant la félicité à la portée des classes laborieuses, il n'a pas sans douto prétendu nier qu'elle pût appartenir également aux classes opulentes; il ne pouvait oublier qu'il dépend de celles-ci de pratiquer les vertus qui la donnent, et surtout la charité, la plus excellente de toutes.

(2) M. T. Duchâtel, de la Charitė.

(3) Telles seraient les conséquences des doctrines du saint simonisme, à l'examen desquelles nous avons consacré un chapitre de cet ouvrage.

sible, rétablir l'équilibre entre les hommes; elle prescrit le travail, mais elle demande qu'il enrichisse à la fois l'ouvrier et celui qui l'emploie : elle respecte l'inégalité indispensable au maintien de l'ordre social, mais elle appelle la portion souffrante de la société à une amélioration progressive; elle voudrait, du moins, que l'indigence disparût de l'échelle de l'inégalité sociale, et elle dit aux hommes: « Que votre abondance supplée à l'indigence des autres, afin de rétablir l'égalité (1). L'homme en société et assujetti à l'inégalité des conditions, se trouve soumis à la double épreuve de la richesse et de la misère. L'harmonie de l'univers consiste à rendre cette double épreuve méritoire par l'épanchement constant de la surabondance de richesse sur l'infortune, et c'est pour établir celte harmonie que la charité fut créée.

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M. de Sismondi a commencé d'indiquer le but des recherches de l'école économique chrétienne, dans le passage suivant de ses nouveaux principes d'économie politique.

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« L'ordre social perfectionné est, en général, avantageux au pauvre aussi bien qu'au riche, et l'économie politique enseigne à conserver cet ordre en le corrigeant, et non pas à le renverser. C'est une providence bienfaisante qui a donné à la nature humaine des besoins et des souffrances, parce qu'elle en a fait les aiguillons qui doivent éveiller notre activité et nous pousser au développement de tout notre être.

« Si nous réussissions à exclure la douleur de ce monde, nous en exclurions aussi la vertu, de même que si nous réussissions à en chasser le besoin, nous en chasserions aussi l'industrie. Ce n'est donc pas l'égalité des conditions, mais le bonheur de toutes les conditions que le législateur doit avoir en vue. Ce n'est point le partage des propriétés qui procure ce bonheur, car il détruirait aussi l'ardeur pour le travail qui doit seul créer toute propriété et qui ne peut trouver de stimulant que dans ces inégalités mêmes que le travail renouvelle sans cesse; mais c'est au contraire en garantissant toujours à tout travail sa récompense, c'est en entretenant l'activité de l'âme et l'espérance, en faisant trouver au pauvre aussi bien qu'au riche une subsistance assurée, et en lui faisant goûter les douceurs de la vie dans l'accomplissement de sa tâche.

Rien de plus commun dans toutes les sciences politiques que de perdre de vue le double but qu'elles se proposent et qui rendent la science de la législation la théorie la plus sublime de la bienfaisance. Les uns, amants passionnés de l'égalité, se révol

(1) Saint Paul, 11. Coriath. ch. 8, v. 14.

tent contre toute espèce de distinction: la distance qu'ils aperçoivent entre le puissant et le faible, l'oisif et le manouvrier, le lettré et l'ignorant, leur fait conclure que les privations de ces derniers sont des vices monstrueux dans l'ordre politique ; les autres, considérant toujours abstractivement le but des efforts des hommes, lorsqu'ils trouvent une garantie pour des droits divers et des moyens de résistance, comme dans les républiques de l'antiquité, appellent cet ordre la liberté, lors même qu'il est fondé sur l'esclavage des basses classes.

Lorsqu'ils trouvent une immense accumulation des richesses, comme en Angleterre, ils appellent opulente la nation qui les possède, sans s'arrêter à examiner si tous ceux qui travaillent de leurs bras, tous ceux qui créent cette richesse, ne sont pas réduits au plus étroit nécessaire, si le dixième d'entre eux ne recourt pas à la charité publique, et si les trois cinquièmes des individus de la nation qu'ils appellent riche, ne sont pas exposés à plus de privations qu'une égale proportion d'individus dans la nation qu'ils appellent pauvre. »

M. de Sismondi, en développant ses principes, arrive à peu près aux mêmes conclusions que nous, c'est-à-dire que l'accord du travail, de la justice de la charité et de la religion peuvent seuls diminuer ce que l'inégalité sociale offre d'affligeant pour l'humanité.

Telle est aussi la conclusion que l'on peut tirer des considérations politiques publiées sur le même sujet, par M. de Morogues, écrivain philanthrope que nous aimons à compter parmi les partisans de l'école économique chrétienne et française.

«Les besoins les plus indispensables à la vie, dit-il, seraient peut-être plus sûrement satisfaits; la population, plus sûrement nourrie, s'accroîtrait même par le seul accroissement de la masse des choses utiles, sans que les rangs sociaux se rapprochassent. Mais tant que les rapports entre les classes resteraient les mêmes, ceux des citoyens qui se trouveraient dans les rangs inférieurs n'en seraient pas plus contents pour cela; et si leur instruction avait développé leurs idées au point d'exciter leurs désirs plus que leur revenu ne pourrait accroître leur jouissance, ils se trouveraient de plus en plus malheureux par la plus grande étendue de privations qu'ils éprouveraient, bien qu'ils eussent une plus grande masse de jouissances. Ce n'est qu'une bonne instruction morale et religieuse qui, en inspirant à l'homme une véritable philosophie, lui apprend à se contenter de ce qu'il possède et à se faire une jouissance des privations qu'il doit s'imposer en renonçant volontairement et sans efforts à la possession des objets qu'il ne lui donné d'atteindre. Sous ce rapport, la mo

est

pas

rale et la religion doivent nécessairement former la base de l'instruction de tous les hommes, qui, quelle que soit leur élévation dans l'échelle sociale, désirent monter encore tant que la religion ou la philosophie ne posent pas un terme à leurs désirs.

« C'est la divagation de ces désirs dans un sens, qui conduit les uns à l'ambition insatiable des richesses, de l'élévation, des honneurs, des dignités, de la puissance, de la gloire; c'est la divagation dans le sens contraire qui fait demander par les autres le nivellement des fortunes acquises, égalité absurde, qui serait la cause nécessaire de l'extinction de l'émulation, de la restriction de la production et de la rétrogradation de l'ordre social. C'est donc vers le rapprochement, par la création de la richesse nouvelle, et non vers l'égalisation des situations sociales acquises, que le gouvernement doit tendre de plus en plus à mesure que les idées, s'étendant davantage dans les classes infé

(1) « Jésus-Christ ne nous réserve pas seulement le repos éternel dans les cieux, mais il est encore venu apporter la paix sur la terre. Mon royaume n'est pas de ce monde, nous dit-il, et l'apòtre ajoute : « Dieu ne fait exception de personne. >>

Ainsi donc, que le serviteur obéisse à son maître et le sujet à son prince; que le pauvre ne porte pas envie au riche, que le faible ne murmure point contre le fort; que chacun fournisse sa carrière dans l'ordre où la Providence l'a placé ; et soit qu'elle lui donne, soit qu'elle lui ôte, toujours la bénissant, car il ar

rieures de la société, rapprochent les besoins de ces classes de ceux des classes supérieures.

Pour prévenir alors la nécessité d'un rapprochement trop grand, extinctif de l'émulation à laquelle la société doit ses progrès, il est indispensable que l'instruction soit plus étendue dans les hautes classes que dans les classes inférieures, et qu'autant que possible elle soit spéciale aux situations de toutes les familles. Il le faut ainsi, pour que la société reste progressive, parce qu'il est indispensable que les classes inférieures, qui sont et doivent être toujours les plus nombreuses, trouvent leur situation aussi heureuse que possible. Toutes ces réflexions, si profondes et si sages, viennent comme on le voit, aboutir nécessairement aux vérités et aux préceptes que renferme le christianisme. Il est donc bien vrai, comme l'admirait Montesquieu, que la religion chrétienne, qui ne semble faite que pour une autre vie, assure encore le bonheur de celle-ci (1). »

rivera que les premiers seront les derniers. Société chrétienne, société parfaite, où la bienveillance tempère l'autorité, où la justice est dans tous les cœurs, où le grand s'humilie sans rien perdre de sa grandeur, et le petit sans tomber dans l'avilissement; où, dans la plus extrême inégalité de richesses, de conditions, d'honneurs, tous se considèrent véritablement comme égaux, parce qu'ils sont enfants du même père, et appelés par mille voies diverses à recueillir le même héritage. » (L'abbé F. de La Mennais, Réflexions sur l'Imitation de J.-C.)

CHAPITRE III.

DES DEUX THÉORIES DE LA CIVILISATION.

Que celui qui l'a fait explique l'univers !
Plus je sonde l'abîme, hélas! plus je m'y perds.
Ici-bas la douleur à la douleur s'enchaîne ;

Le jour succède au jour et la peine à la peine.
Borné dans sa misère, infini dans ses vœux,
L'homme est un Dieu tombé, qui se souvient des cieux.
LAMARTINE.

Deux vastes sectes se partagent le monde philo- | attribue l'intelligence et le perfectionnement de sophique (1), et s'appliquent à la vie sociale: l'une

(1) Il n'entrait point dans le plan et dans les bornes de cet ouvrage d'exposer l'histoire de la philosophie et des diverses sectes dérivées du sensualisme et de l'idéalisme; nous n'avons voulu indiquer ici que les deux grandes écoles principales et leurs conséquences pratiques sur le bonheur de la société. On sait que les théories du sensualisme, développées par l'école de Hobbes et de Hume, etc., ont été combattues avec autant de talent que de conviction par les fondateurs de l'école écossaise,

l'homme à un sentiment inné de sa destinée immor

Reid et Dugald-Stewart, dont M. Royer-Collard a introduit les doctrines en France, et que M. Vr Cousin appelle une protestation honorable du sens commun, contre l'extravagance des dernières conséquences du sensualisme. Nous n'avons pas parlé non plus de l'éclectisme, nouvelle secte sortie de l'école écossaise. La philosophie éclectique est trop récente, et d'ailleurs d'un genre trop neutre, si nous pouvons nous exprimer ainsi, pour avoir exercé une influence marquée sur le sort de

telle. Elle regarde ce sentiment comme un fait; et à ses yeux la philosophie ne peut avoir d'autre but que la signification et l'explication de ce fait. Suivant l'autre, tout nous arrive par les sensasions; elles sont l'origine des idées et constituent l'homme tout entier.

La première règne principalement en Allemagne, où Leibnitz a la gloire d'avoir maintenu la philosophie de la liberté morale de l'homme contre celle de la fatalité sensuelle. Nous n'avons pas besoin de dire que le spiritualisme se confond avec les vérités morales du christianisme, et qu'il tend à fortifier par la métaphysique, ce que la philosophie chrétienne a puisé dans la révélation.

La seconde secte, celle qui a pour base le sensualisme, s'est répandue d'abord en Angleterre, et ensuite en France. Elle se trouve exposée dans de nombreux écrits qui tous, plus ou moins, ne sont que le développement des idées de Hobbes. Or, d'après ce philosophe, l'âme est soumise à la nécessité comme au despotisme, car il admet le fatalisme des sensations pour la pensée comme celui de la force pour les actions. Conséquent à ses doctrines, Hobbes fut athée et esclave (1).

Madame de Staël, dans son admirable ouvrage sur l'Allemagne, peint à grands traits les principaux caractères des deux sectes philosophiques.

« C'est en vain, dit-elle, qu'on veut se réduire aux jouissances matérielles; l'àme revient de toutes parts.

<< Tout ce qui est visible parle en nous de commencement et de fin, de décadence et de destruction; une étincelle divine est seule en nous l'indice de l'immortalité.

« Il n'y a plus de nature spirituelle dès qu'on l'unit tellement à la nature physique que ce n'est plus que par respect humain qu'on les distingue encore. Cette métaphysique n'est conséquente que lorsqu'on en fait dériver, comme en France, le matérialisme fondé sur les sensations, ou la morale fondée sur l'intérêt. La théorie abstraite de ce

la société humaine. Elle ne serait cependant pas sans danger, si elle parvenait à s'introduire dans les théories politiques et économiques. Une philosophie qui s'annonce comme l'harmonie des contraires et l'optimisme historique, qui regarde les défaites et les victoires comme les arrêts de la civilisation et de Dicu même sur un peuple; qui considère les guerres et les batailles comme inévitables et bienfaisantes; qui démontre la moralité constante du succès, et ne s'attache qu'au vainqueur; qui s'annonce comme l'autorité des autorités, même en matière de religion, tout en reconnaissant que dans le christiaisme sont renfermées toutes les vertus; une telle philosophie, disons-nous, aboutit à l'indifférence en toutes choses, et à fun égoïste fatalisme qui s'accommode de tout, de la vertu comme du vice, de l'impiété comme de la foi. Du reste, il était impossible que des esprits élevés et positifs pussent longtemps persister dans cette voie aussi fausse que funeste. Les derniers

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système est née en Angleterre. Les métaphysiciens français avaient établi que les objets extérieurs étaient le mobile de toutes les impressions. D'après cette doctrine rien ne devait être plus doux que de se livrer au monde physique et de l'inviter comme un convive à la fête de la nature. Mais, par degrés, la source intérieure s'est tarie, et jusqu'à l'imagination, qu'il faut pour le luxe et pour les plaisirs, va se flétrissant à tel point qu'on n'aura plus bientôt assez d'âme pour goûter un bonheur quelconque, si matériel qu'il soit.

α

Un abime sépare ceux qui se conduisent par le calcul, de ceux qui sont guidés par le sentiment. Quand on veut s'en tenir aux intérêts, aux convenances, aux lois du monde, le génie, la sensibilité, l'enthousiasme agitent péniblement notre âme.

« Ce n'est pas assurément pour les avantages de cette vie, pour assurer quelques jouissances de plus à quelques jours d'existence, et retarder un peu la mort de quelques moments, que la conscience et la religion nous ont été données. C'est pour que les créatures en possession du libre arbitre choisissent ce qui est juste, en sacrifiant ce qui est probable, préfèrent l'avenir au présent, l'invisible au visible, et la dignité de l'espèce humaine à la conservation même des individus.

« La morale fondée sur l'intérêt serait aussi évidente qu'une vérité mathématique, qu'elle n'exercerait pas plus d'empire sur les passions qui foulent aux pieds tous les calculs. Il n'y a qu'un sentiment qui puisse juger d'un sentiment. Quand l'homme se plaît à dégrader la nature humaine, qui donc en profitera?

Quelque effort que l'on fasse, il faut en revenir par reconnaître que la religion est le véritable fondement de la morale. C'est l'objet sensible et réel au dedans de nous qui seul peut détourner nos regards des objets extérieurs. »

Un philosophe spiritualiste, moins connu qu'il ne mériterait de l'être (2), a, ce semble, jeté à son

écrits de M. Jouffroy, l'un des premiers et des plus éloquents interprètes de l'éclectisme, annoncent un retour formel vers les principes immuables de la philosophie chrétienne, et leur promettent un puissant défenseur de plus.

(1) Madame de Staël.

(2) S. Martin, auteur des Erreurs et de la Vérité, ou les hommes rappelés au principe universel de la science, par un philosophe inconnu; de l'Ecce homo; du Tableau naturel qui existent entre Dieu, l'homme et l'univers; des rapports de l'Homme de désir, etc.

S. Martin pensait que les hommes sont naturellement bons ; mais il entendait, par la nature, celle qu'ils avaient originairement perdue, et qu'ils pouvaient recouvrer par leur bonne volonté ; car il les jugeait, dans le monde, plutôt entraînés par l'habitude vicieuse que par la méchanceté.

Ce philosophe reconnut les desscins terribles de la Providence

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