Page images
PDF
EPUB

tour de grandes lumières sur ces hautes questions | s'il n'y a pas en lui plus d'un être? Et deux actions qui intéressent si vivement l'ordre social.

:

« Il y a des êtres, dit-il, qui ne sont qu'intel-, ligents; il y en a qui ne sont que sensibles. L'homme est à la fois l'un et l'autre voilà le mot de l'énigme. Ces différentes classes ont chacune un principe d'action différent. L'homme seul les réunit tous les deux, et quiconque voudra ne les pas confondre sera sûr de trouver la solution de toutes les difficultés.

• Depuis la dégradation primitive, l'homme s'est trouvé revêtu d'une enveloppe corruptible, parce qu'étant composée, elle est sujette aux différentes actions du sensible qui n'opèrent que sensiblement, et qui, par conséquent, se détruisent les unes les autres. Mais, par cet assujettissement au sensible, il n'a point perdu sa qualité d'être intelligent; en sorte qu'il est à la fois grand et petit, mortel et immortel. Toujours libre dans l'intellectuel, mais lié dans le corporel par des circonstances indépendantes de sa volonté, en un mot, étant un assemblage de deux natures diamétralement opposées, il en démontre alternativement les effets d'une manière si distincte, qu'il est impossible de s'y tromper. Si l'homme actuel n'avait que des sens, ainsi que des systèmes humains le voudraient établir, on verrait toujours le même caractère dans toutes ses actions, et ce serait celui des sens, c'est-à-dire qu'à l'égal de la bête, toutes les fois qu'il serait excité par ses besoins corporels, il tendrait avec effort à les satisfaire, sans jamais résister à aucune de leurs impulsions, si ce n'est pour céder à une impulsion plus forte provenant d'une source analogue.

Pourquoi donc l'homme peut-il s'écarter de la loi des sens? Pourquoi peut-il se refuser à ce qu'ils lui demandent? Pourquoi, pressé par la faim, estil néanmoins le maître de refuser les mets les plus exquis qu'on lui présente ? de se laisser tourmenter, dévorer, anéantir même par le besoin, et cela, à la vue de ce qui serait le plus propre à le calmer? Pourquoi, dis-je, y a-t-il dans l'homme une volonté qu'il peut mettre en opposition avec nos sens,

dans la révolution française, et crut voir un grand instrument temporel dans l'homme qui vint plus tard la comprimer. Il prit la défense de la cause du sens moral contre Garat, professeur de la doctrine du sens physique, ou de l'analyse de l'entendement humain. Son but était d'expliquer la nature par l'homme, et de ramener toutes nos connaissances au principe dont l'esprit humain peut être le centre. « La nature actuelle, dit-il, déchue et divisée d'avec elle-même, et d'avec l'homme, conserve dans ses lois comme dans plusieurs de ses facultés, une disposition à rentrer dans l'unité originelle. Par ce double rapport, la nature se met en harmonie avec l'homme, de même que la nature se coordonne à son principe. » Il pensait qu'il y a une raison à tout ce qui existe, et que l'œil interne de l'observateur

si contraires peuvent-elles tenir à la même source? « En vain on m'objecterait à présent que quand la volonté agit ainsi, c'est qu'elle est déterminée par quelque motif. J'ai assez fait entendre, en parlant de liberté, que la volonté de l'homme, étant cause elle-même, devait avoir le privilége de se déterminer seule et sans motif, autrement elle ne devrait pas prendre le nom de volonté. Mais en supposant que, dans le cas dont il s'agit, sa volonté se déterminât en effet par un motif, l'existence des deux natures de l'homme n'en serait pas moins évidente, car il faudrait toujours chercher ce motif ailleurs que dans l'action de ses sens, puisque sa volonté la contrarie; puisque lors même que son corps cherche toujours à exister et à vivre, il peut vouloir le laisser souffrir, s'épuiser et s'éteindre. Cette double action de l'homme est donc une preuve convaincante qu'il y en a en lui plus d'un principe.

Un auteur élégant, qui a su parer d'une douce lumière et des formes les plus gracieuses les aspérités arides ou confuses de la science, vient, dans un ouvrage très-remarquable (1), de donner un nouvel appui à ces notions que la raison et le sentiment s'accordent à proclamer comme infaillibles. << Deux natures, dit-il, dans les animaux : l'instinct qui les attache à la terre, l'intelligence qui les unit à l'homme.

Deux natures dans l'homme : l'intelligence qui l'unit à la création, l'instinct de l'àme qui l'unit à Dieu.

«De cette séparation des deux natures de l'homme, nous voyons sortir ce fait digne des regards du philosophe : toutes les facultés de l'intelligence tendent à la terre, toutes les facultés de l'âme tendent au ciel. Les unes sont les idées, les autres sont les sentiments. Donc il y a dans l'homme deux êtres bien distincts: l'être intelligent et l'être spirituel. A l'un, les idées qui viennent des sens; à l'autre, les sentiments qui viennent de l'âme... Dans l'animal, il n'y a qu'un être aussi n'y a-t-il pas de combats. Ses pensées s'agitent au sein de la matière et restent matérielles. Dans l'homme, au contraire, les pen

en est le juge il considérait l'homme comme ayant en lui un miroir vivant qui lui réfléchit tous les objets, et qui le porte à tout voir et à tout connaître. Mais ce miroir vivant étant luimême un reflet de la Divinité, c'est par cette lumière que l'homme acquiert des idées saines, et découvre l'éternelle lumière dont parle Jacob Baham.

L'objet de son ouvrage intitulé Ecce homo, est de montrer à quel degré d'abaissement l'homme infirme est déchu. On y trouve cette belle expression : « l'âme de l'homme est primitivement une pensée de Dieu. »

(1) De l'Education des mères de famille, ou de la Civilisation du genre humain par les femmes, par M. Aimé Martin.

sées de l'intelligence se déroulent à travers les sentiments de l'âme et leur empruntent quelque chose. Les plus grossières nous arrivent avec une empreinte plus ou moins forte de l'essence céleste. Voilà ce qui rend l'amour si sublime toutes les fois que l'âme ébranlée lui imprime le sentiment du beau et de l'infini... On n'instruit pas les facultés de l'âme, on les réveille. Tout ce qui nous vient d'elle nous semble une réminiscence ou une inspiration. Ainsi les grandes vérités morales sont en nous comme sentiments, avant que le génie nous les rende visibles comme pensées. De ces principes et de ces faits, je conclus que la réunion des facultés de l'âme compose un être supérieur, un être à part, un être complet, l'être immortel. Or, toutes les facultés de cet être étant des sentiments, il en résulte que l'essence de l'àme n'est pas la pensée, mais l'amour. Aussi n'est-ce que par l'amour que nous arrivons à Dieu. Il ne nous est pas donné de le comprendre, et il nous est permis de l'aimer. Dieu se révèle à cette partie de nous-mêmes, et cette révélation est plus qu'une espérance; si Dieu se montre à l'homme, il faut bien qu'il y ait dans l'homme quelque chose de digne de Dieu!

le germe de toutes les vérités pratiques qui s'appliquent à l'amélioration du sort des classes indigentes. Car les doctrines des deux écoles ayant passé nécessairement dans les divers systèmes de l'économie politique et formant deux téories distinctes de la civilisation (2), leur action doit affecter diversement l'ordre social et les différentes parties de la population: il importait donc de connaître les principes sur lesquels reposaient l'une et l'autre théorie afin d'en apprécier les résultats sur l'économie générale de la société.

La philosophie spiritualiste et chétienne rapporte tout à la destinée religieuse de l'homme, Elle aperçoit dans ses besoins une preuve de sa dégradation primitive; dans ses souffrances, un moyen d'expiation par la vertu ; dans le travail, un moyen de satisfaire les besoins, en même temps qu'une punition et une épreuve. L'économie politique qui en dérive recommande donc et honore le travail, non-seulement comme producteur du bien-être, mais encore comme l'accomplissement des lois de la Providence dans l'ordre social et dans l'ordre religieux. La civilisation qu'elle veut exciter et produire, se fonde sur le travail honnête et sur le développement de l'intelligence, de la morale, de la religion et de la charité. Elle apprend enfin surtout à réduire et à modérer les besoins.

La philosophie fondée sur les sensations réduit, au contraire, à la vie terrestre la seule destinée dont la raison prescrive de s'occuper; à ses yeux, les souffrances sont un accident de la fata

lagement que dans les secours physiques ; les besoins matériels sont une preuve de la nécessité de les satisfaire à tout prix; et les jouissances que leur satisfaction procure, le véritable et unique but du travail.

« Les méditations précédentes n'avaient d'autre objet que l'étude de l'homme : je voulais me connaître, et c'est en dirigeant mes regards sur moimême que, de toutes parts, je suis arrivé à Dieu. Dieu existe, car il a mis en nous un témoin de son existence; il existe, car toutes les facultés de l'âme le cherchent et le trouvent, fait immense et et sans réfutation possible. En effet, ce qu'une in-lité, un malheur purement matériel qui n'a de soutelligence adopte, une autre peut le nier. Les démonstrations logiques ont toutes leurs antinomies, mais ici point de raisonnements; point d'arguments: c'est une lyre céleste dont toutes les cordes vibrent pour le ciel; c'est un Dieu qui se manifeste à la conscience du genre humain. Voilà notre plus beau titre à l'immortalité. Pourquoi Dieu se serait-il révélé à qui devrait cesser de le connaître? Avoir aimé Dieu et rentrer dans le néant, chose contradictoire et impossible; avoir contemplé des perspectives éternelles et cesser d'être, chose absurde; ce serait avoir plus imaginé que Dieu n'a créé (1). » Ces considérations philosophiques auxquelles nous devons nous borner, sont moins étrangères qu'elles ne pourraient le paraître à l'objet quinous occupe; elles en étaient les prolégomènes nécessaires, et l'on peut même dire qu'elles renferment

(1) M. Brifaut, de l'Académie française, si bon juge en fait de littérature, de philosophie et de morale, dit, en rendant compte de cet ouvrage destiné à un immense succès : « Tantot on croit entendre les sons éloignés de la voix de Pascal, tantôt il semble que la lyre de M. de Châteaubriand s'est réveillée sous une main mystérieuse : c'est un mélange de chose subli

L'économie politique anglaise part des mêmes principes, sa théorie de la civilisation repose sur la nécessité d'exciter les besoins de l'homme pour multiplier ses jouissances et développer son industrie. Sans doute la vertu n'est pas formellement exclue de cette doctrine; mais il est facile de s'apercevoir qu'elle n'y occupe qu'un rang très-secondaire, et que de quelques magnifiques couleurs qu'on pare les théories anglaises, en définitive tout se résume dans la morale des intérêts matériels (5).

« L'homme, disait Épicure, est sur la terre pour chercher le bonheur. Ille trouve dans une vie calme

mes ou ravissantes, c'est la plus haute puissance de pensées associée aux plus touchantes merveilles du sentiment. »

(2) Civilisation, état de ce qui est civilisé, rendu honnéte, louable, politesse des mœurs.

(3) « La double nature de l'homme soumet à deux sortes de besoins, ceux de l'âme et ceux du corps; elle lui ouvre ainsi

et tranquille. Le sage se tiendra donc en garde | contre les passions qui pourraient le troubler. Le plaisir physique consiste dans la satisfaction des besoins naturels ; moins on met de recherches à les satisfaire, moins on est exposé aux privations. On est par conséquent moins exposé aux revers de la fortune. »

La philosophie économique anglaise est d'accord avec celle d'Épicure sur la destinée de l'homme; mais elle en diffère par les conclusions qu'elle en tire. Épicure recommande de réduire les besoins et les désirs pour n'avoir pas de privations à supporter. Smith et ses disciples veulent au contraire qu'on les multiplie indéfiniment pour avoir la jouissance de les satisfaire. Pour l'un comme pour l'autre, la jouissance matérielle est le but de l'existence de l'homme sur la terre : ils bornent là le cercle de

sa destinée. Mais Épicure avait compris que la soif immodérée des jouissances devait nécessairement produire un plus grand nombre de privations forcées. L'école anglaise a totalement négligé cette considération, puisée dans la nature même de l'homme et de la vie sociale.

deux sources de jouissances très-différentes l'une de l'autre et par leur origine et par leur influence sur le bonheur, soit des individus, soit des sociétés. Dans les pays civilisés il n'y a peut-être aucun individu bien constitué, qui n'ait éprouvé combien les plaisirs de l'intelligence sont plus délicieux que ceux qui nous viennent des sens. Mais dans tous les états de la société et de l'homme, les besoins physiques sont les premiers qui se fassent sentir; ils sont pressants, impérieux, et renaissent sans cesse. L'existence serait en péril s'ils n'étaient satisfaits, au moins jusqu'à un certain point: le bien-être qui résulte de ces besoins satisfaits est donc la première jouissance que l'homme ait éprouvée. Elle est la première dans l'ordre du temps et de la nécessité, quoiqu'elle ne soit ni la plus vive ni la plus noble. Un assortiment convenable des plaisirs de l'àme et du bien-être physique est ce qui constitue le bonheur.

« Mais la source des plus nobles jouissances de l'homme sur la terre n'est pas également accessible à tous. Il en est qui sont réservés à un petit nombre d'êtres privilégiés; celles que procure l'exercice de l'intelligence, de l'imagination, du goût; l'épanchement des cœurs, les délices de l'amitié, l'amour de la patrie, de la gloire, les passions héroïques, comme Bâcon les appelle, toutes ces affections de l'intelligence perfectionnée, ou des âmes fortes et d'un ordre supérieur, sont inconnues au vulgaire.

« Les besoins physiques et les plaisirs qui en dérivent sont donc le mobile et le but des travaux du plus grand nombre des hommes. On peut les classer suivant leur importance, et leur appliquer les dénominations de nécessaire, d'aisance et de luxe. La nourriture, le vêtement, le chauffage, etc., appartiennent à la première division, mais dans quelques cas ils s'étendent jusqu'à la seconde et à la troisième : il faut que la sécurité les accompagne, car elle fait partie du nécessaire. L'homme a besoin de repos, mais il peut à la rigueur se passer de loisir. La libre disposition d'une partie de son temps est de l'aisance. Elle est un des avantages de la fortune, parmi lesquels il faut placer en première ligne la considération personnelle.

« Le but et la première fonction de l'économie politique est d'assurer, d'étendre, de multiplier les jouissances du second

« Le bonheur de l'homme, dit M. Say, est attaché au sentiment de son existence et au développement de ses facultés. Or, son existence est d'autant plus complète, ses facultés s'exercent d'autant plus qu'il produit et consomme davantage (1). On ne fait pas attention qu'en cherchant à borner nos désirs, on rapproche involontairement l'homme de la brute. En effet, les animaux jouissent des biens que Dieu leur envoie, et, sans murmurer, se passent de ce que le ciel leur refuse. Le Créateur a fait davantage en faveur de l'homme. Il l'a rendu capable de multiplier les choses qui nous sont nécessaires ou seulement agréables; c'est donc concourir au but de notre création que de multiplier nos productions plutôt que de borner nos désirs. Quand l'homme fait partie d'une société civilisée, ses besoins sont nombreux et variés. Dans tous les cas, et quel que soit son genre de vie, il ne peut le continuer à moins que les besoins que ce genre de vie entraîne ne soient satisfaits. Les besoins multiplient les jouissances. La modération dans les désirs, se passer de ce qu'on n'a pas, est la vertu des moutons. Il convient aux hommes de se procu

:

ordre c'est la science de la richesse des nations, et par conséquent de la population. Elle s'occupe des moyens d'appliquer, le plus utilement pour la société et avec le moins de travail possible, toutes les ressources de l'industrie, toutes les productions du sol et des arts, de procurer la plus grande somme de jouissances, en conservant le plus de loisir. >>

« Si une telle science existe, si les vérités dont elle se compose ne sont pas connues de tout le monde, si elles sont le résultat de longues et profondes méditations, on devra, sans hésiter, la placer à la tête de toutes les sciences. Il n'en est certainement aucune dont les applications soient d'une si haute importance. Cependant on ne l'a montrée que sous un seul aspect. L'économie politique ne se borne pas à diriger l'industrie, le commerce, à multiplier les sources des richesses, à augmenter les jouissances que les arts mécaniques peuvent procurer. C'est la science sociale dans le sens le plus étendu de cette expression; c'est en la perfectionnant, et en suivant ses préceptes, que l'ordre, la justice et la véritable liberté règneront parmi les hommes; que toutes les améliorations intellectuelles et morales seront préparées; qu'un goût épuré, des mœurs polies, le sentiment universel des convenances, nous feront goûter tout le bonheur que l'homme peut espérer sur la terre. C'est au sein du bonheur que l'homme se perfectionne s'il n'a point de loisir, comment cultivera-t-il son intelligence? Si les besoins l'assiégent, il n'entendra pas la voix intérieure qui lui parle en faveur de ses semblables.

« L'art d'assurer à tous les membres de la société une part équitable d'aisance et de loisir est en même temps celui d'assurer les progrès de l'intelligence, et d'en recueillir les fruits. Cultivons donc avec zèle la science qui doit révéler l'admirable secret de répandre le plus de jouissance qu'il est possible, avec la moindre somme de travail, et en laissant à chacun la libre disposition du temps que la préparation de ces jouissances n'aura pas absorbé. » (Principes d'économie politique, par Mac Culloch.)

(1) Cette doctrine est le fondement du système de Heerenshwand.

rer légitimement ce qui leur manque les besoins manquent encore plus aux nations que l'industrie.»><

« Il s'en faut de beaucoup, disait Socrate, que le bonheur consiste, comme le vulgaire semble le croire, à multiplier indéfiniment les besoins et les jouissances de tout genre qui peuvent les satisfaire. Le bonheur consiste à resserrer le plus possible la sphère de nos besoins. Les anciens n'avaient aucune idée de la nature des richesses et des moyens de les multiplier. N'ayant pas su réduire en préceptes l'art de les créer, le plus sublime effort chez eux consistait à s'en passer. De là la doctrine des premiers chrétiens sur les mérites de la pauvreté. Quelques philosophes modernes, comme J.-J. Rousseau, ont été imbus des mêmes opinions, faute d'idées exactes sur l'économie des sociétés. »

« Du moment que la société humaine se forme, ajoute M. Storch, les besoins factices se font sentir et leur multiplication graduelle est sans bornes. Chaque membre de la société, par l'individualité de sa nature, a des besoins factices qui ne sont propres qu'à lui. Mais, comme tous les autres sont susceptibles des mêmes besoins, il arrive bientôt que ceux d'un individu deviennent les besoins de tous. >>

faire ses besoins; et il travaille plus ou moins selon que ces besoins sont satisfaits. Le sauvage n'exerce son activité qu'autant qu'elle sert à le nourrir et à le loger misérablement. Les Espagnols, les Portugais, les lazzaroni de Naples, les Américains-Espagnols haïssent le travail, parce qu'il ne les conduit pas à satisfaire des besoins qu'ils n'ont pas. Les Anglais, au contraire, s'étant fait un besoin d'avoir une maison propre, avec des meubles décents, d'ètre toujours bien chaussés, de se nourrir de mets substantiels, de prendre du thé deux fois par jour, de s'habiller de draps fins, sentent un aiguillon continuel qui les excite au travail afin de ne pas être privés de certaines commodités qui sont devenues pour eux des nécessités de la vie. Si les Anglais renonçaient à quelques-unes de leurs habitudes actuelles, les heures qu'ils donnent au travail diminueraient en proportion.

« Il y a cinquante ans, lorsque leurs besoins étaient moins nombreux, leur vie plus simple ou plus dure, ils travaillaient moins. Par la raison contraire, si l'Espagnol contractait quelques besoins nouveaux, il serait forcé de réduire le cercle de ses heures d'oisiveté pour satisfaire à ces besoins. C'est le moyen dont les Anglais se servent pour exciter les nations sauvages et les peuples indolents. Ils apportent chez les sauvages de la poudre à fusil, des couteaux et autres bagatelles, et les sauvages tuent plus d'animaux pour payer ces présents avec des pelleteries. Avec les dentelles de Nottingham, avec les bas de coton, ils ont excité les Américains-Es

Ainsi l'école anglaise fait consister la civilisation à éprouver et à satisfaire le plus grand nombre de besoins possible, et à beaucoup produire pour pouvoir beaucoup consommer. De là la nécessité de la richesse et d'un travail général, progressif et perpétuel. Au moyen de ce travail, simultanément producteur et distributeur de la richesse, le bien-pagnols à cultiver plus de cochenille, plus de cacao, ètre se répand dans toutes les classes, les mœurs s'adoucissent et s'épurent, les lumières se propagent, l'intelligence s'agrandit et le bonheur atteint tous les rangs de la société. Et il n'est pas à craindre que ce besoin de richesse dégénère jamais en cupidité; car la science économique ne veut que des richesses légalement acquises.

Ces principes qui renversent toutes les notions que les sages de l'antiquité et du christianisme ont données de la vertu, ne sont pas seulement une vaine théorie spéculative: on les voit constamment appliqués de nos jours dans toutes les contrées où l'Angleterre fait ressentir son influence.

« Aucune nation, dit le comte Pecchio, ne connaît et ne pratique mieux que la nation anglaise le principe du besoin comme un moyen, 1o de rendre l'homme actif; 2° d'accroître la production du monde entier; 3o de dégrossir et de civiliser les nations et les individus.

«Les Anglais ne voient d'autre moyen de rendre les peuples actifs, instruits et plus vertueux, que celui du besoin. L'homme libre ne travaille ni par instinct ni pour s'amuser, mais bien pour satis

et à couper plus de bois de teinture. Ainsi les Anglais se servent de la consommation pour augmenter la production, et ils ont métamorphosé en une source de richesse ce qui était pour les peuples anciens une source de misère.

« Les peuples anciens avaient pour axiome, que la vertu consiste dans le peu de besoins de l'homme, et c'est pour la suivre que les législateurs cherchèrent ensemble à réduire l'homme au plus petit nombre possible de besoins; l'ignorance même fut regardée, pendant plusieurs siècles, comme un état d'innocence et de future béatitude. C'est pourquoi on fuyait la culture de l'esprit au lieu de la rechercher. Cette philosophie s'étendit jusqu'aux temps modernes, et les économistes du continent n'osèrent pas renoncer entièrement à cette ancienne théorie de la vertu. Quelques-uns d'entre eux craignent les effets du luxe. D'autres vantent la petite division des terres, parce qu'elle maintient un plus grand nombre de citoyens robustes et de bonnes mœurs. Quelques autres recommandent aux basses classes la sobriété, la simplicité, l'abstinence de beaucoup de commodités, afin de conserver la vertu;

et enfin quelques-uns, par crainte de la corruption, s'effraient de trop de lumières et de trop de connaissances chez le petit peuple. Ce système, qui est peut-être compatible avec la vertu, et peutêtre avec le bonheur des individus, n'est pas le plus apte à provoquer la production, à faire faire des progrès à la civilisation, ni à rendre riche et puissante une nation dans les temps où nous vivons. C'est pourquoi, au lieu de réclamer contre les aises de la vie et contre la grande consommation que font les classes qui travaillent, les écrivains anglais en tirent des conséquences favorables. Il n'y a point d'exemple, en Angleterre, d'un sermon contre le luxe, et moins encore d'un prêche où l'on recommande le jeûne; ce seraient les deux choses les plus ridicules que l'on eût jamais vues dans ce pays (1). »

L'école anglaise a bien entrevu les graves sujets de reproche que l'on est en droit d'adresser à de telles doctrines. Elle a cherché à s'en justifier par l'un de ses organes les plus accrédités.

« Dissipons, dit M. Say, les craintes de quelques âmes honnêtes qui ont cru que la science économique détournait trop les esprits de je ne sais quelle perfection idéale et mystique pour les ramener vers les intérêts terrestres et mondains. L'économie politique ne s'occupe que des intérêts de cette vie. Si elle sortait de ce monde, elle ne serait plus de l'économie politique; elle serait de la théologie. On ne doit pas lui demander compte de ce qui se passe dans un monde meilleur on a tort de dire « que, la tête courbée vers la terre, elle n'estime que les biens qu'elle donne et que les talents qu'y ajoute l'industrie (2). » Elle estime tous les biens dont la jouissance est accordée à l'homme : toutefois elle ne soumet à une appréciation scientifique que les biens susceptibles d'avoir une valeur d'échange. On lui reproche d'éveiller la cupidité; mais le désir d'amasser du bien, lorsqu'il est contenu dans les bornes que lui prescrivent la raison et les lois, n'est point fâcheux pour la morale et la société. Les richesses bien acquises sont une source de considération : le désir d'être riche peut être associé à des sentiments honorables; l'économie politique n'inspire nullement le désir de se procurer des richesses autrement que par des moyens légitimes (3). On acquiert légitimement

(1) Histoire de l'Économie politique en Italie. M. le comte Pecchio, qui, dans ce passage, émet des opinions contradictoires avec les jugements qu'il porte ailleurs sur les principes de l'école anglaise, est tombé dans une erreur complète en ce qui concerne le précepte du jeûne en Angleterre. On sait que dans toutes les circonstances calamiteuses, le gouvernement anglais, en qualité de chef de l'église anglicane, ordonne un jeûne public. Les progrès de la morale économique, quelque étendus qu'ils puissent être dans ce royaume, ne sont point tels

lorsqu'on donne un équivalent de ce qu'on reçoit. Or, l'économie politique enseigne de quoi se composent les équivalents qui peuvent être reçus et quels sont les moyens de pouvoir les offrir. »

On le voit, ce n'est qu'en refoulant l'économie politique anglaise dans le cercle étroit de la formation et de la consommation de la richesse qu'on peut la soustraire au compte sévère qui lui est demandé, de la morale, de la dignité et du bonheur de l'espèce humaine; mais cependant ses professeurs laissent échapper de toutes parts l'aveu << que les doctrines tiennent à tout dans la société et qu'elles embrassent le système social tout entier (4). »

Toutefois, avant de reproduire les considérations morales qui repoussent si fortement la théorie de l'école anglaise sur la civilisation, il convient de faire remarquer combien elle est fausse, même sous le rapport purement économique.

Et d'abord, il n'est nullement prouvé que les besoins soient le seul excitant au travail, et, par conséquent, qu'on doive les considérer comme le principe fondamental de la civilisation. Malthus et M. de Sismondi combattent cette proposition par des raisonnements qui nous semblent sans réplique. Voici leurs paroles :

« Si le simple besoin ou l'envie que peuvent avoir les classes ouvrières de produire les choses nécessaires à la vie, était un stimulant suffisant pour engager à produire, aucun état en Europe, ou même dans le monde, n'aurait pu rencontrer d'autre limite pratique à la richesse que ses facultés productives, et la terre aurait pour le moins dix fois autant d'habitants qu'elle en nourrit aujourd'hui sur sa surface.

« Mais toutes les personnes qui connaissent la nature de la demande effective comprendront que partout où le droit de la propriété individuelle est établi et où les besoins de la société sont satisfaits au moyen de l'industrie et des échanges, l'envie qu'un individu quelconque peut avoir de posséder les choses d'une grande utilité ou d'agrément, quelque forte qu'elle soit, ne contribuera en rien à les faire produire, s'il n'y a pas ailleurs une demande réciproque pour quelques-unes des choses que cet individu possède. Un homme qui ne possède que son travail, ne fait de demande de produits qu'autant

qu'ils aient fait disparaître entièrement l'observation des préceptes religieux. Il est connu qu'en Angleterre la célébration des dimanches et des fêtes a lieu avec un rigorisme qu'on ne trouve pas dans beaucoup d'états catholiques.

(2) Le comte Lanjuinais, Constitution de tous les peuples. (3) On a vu qu'aux yeux de l'économie politique, l'usure était un de ces légitimes moyens d'acquérir la richesse. (4) M. J.-B. Say.

« PreviousContinue »