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pale des indigents, se trouvait à peu près interdite; la domination française était parfois pesante et sévère, mais les établissements de charité avaient été respectés. Tous les efforts, tous les capitaux s'étaient reportés vers l'agriculture les travaux des champs et l'esprit d'association, si puissant et si fécond en prodiges, dans cette contrée qui lui doit sa conservation et même son existence, soulageait efficacement la misère. Il y avait des souffrances réelles sans doute, mais je les attribuais à des circonstances exceptionnelles et passagères. La paix devait, tôt ou tard, rouvrir pour la population indigente toutes les sources du travail, de l'aisance et du bonheur. Je me livrais à cette espérance en faveur d'un peuple qui supportait sa triste destinée avec une résignation si touchante et si courageuse, lorsque je fus transféré soudainement dans l'un des départements nouvellement créés en Catalogne (1).

Une guerre acharnée désolait toute la Péninsule espagnole. Les provinces soumises à nos armes gémissaient sous le joug despotique le plus arbitraire et le plus oppressif; tout était sacrifié au salut et au bien-être de l'armée conquérante. C'était la seule et suprême loi : loi nécessaire peut-être, mais toujours bien dure et bien cruelle.

Ceci n'est pas un reproche que j'adresse à nos généraux; la guerre, et une guerre de cette nature, conduit forcément à ces terribles résultats. Les archives municipales de Barcelone et de Lérida m'offrirent bientôt la preuve que lors de la guerre de la succession la même oppression excitait les mêmes plaintes; le nom du duc de Vendôme faisait encore, un siècle après, tressaillir de frayeur les petits enfants et leurs jeunes mères.

Toutefois, rien ne me frappa plus vivement que l'aspect de la population de Barcelone au printemps de 1812. L'approche de cette ville qui semble sortir d'une immense et gracieuse corbeille d'orangers, de myrtes et d'aloës, et

(1) Comme préfet à Lérida, chef-lieu des Bouches-de-l'Ebre (1812).

(2) Une terreur profonde avait été la suite des mesures cruelles prises par un général qui n'appartient pas à la France. A cette époque, monseigneur le prince de Conti et son altesse royale madame la duchesse de Bourbon donnèrent de grands exemples de bienfaisance et de générosité.

(3) Nous aimons à rappeler ici les nobles souvenirs laissés à Tarragone par M. le vicomte d'Arlincourt, auditeur au con

dont on admire de loin le beau ciel, la mer. azurée et les édifices si pittoresques, ne m'avaient pas préparé à ce hideux tableau. Presque tous les habitants riches et aisés s'étaient enfuis (2). Tous les hommes vigoureux et énergiques défendaient leur indépendance hors des murs de la cité; il ne restait dans cette ville si belle, et naguèresi opulente et si animée, qu'une multitude de vieillards, de femmes et d'enfants, pâle, silencieuse, affamée, que l'excès de la misère et de de la terreur réduisait à la plus déplorable et souvent à la plus honteuse dégradation. Les établissements religieux et charitables, en partie conservés, mais fort appauvris, répandaient seuls quelques secours, devenus impuissants. Là, il ne fallait pas chercher bien loin les causes de l'indigence: une guerre nationale, devenue atroce par d'effroyables représailles; une administration militaire, uniquement occupée du soin de pourvoir, par les moyens les plus prompts, à la solde et à la nourriture de l'armée; une foule d'aventuriers, accourus pour faire fortune; la disparition de l'industrie; tout, enfin, n'expliquait que trop bien une situation alors commune à la plupart des villes de l'Espagne, mais qui, née avec la guerre, devait aussi cesser avec elle.

Mon séjour à Lérida donna lieu aux mêmes observations. Tout ce que je pus procurer de soulagements aux malheureux indigents de cette ville, je le dus aux secours seuls du clergé et de la charité religieuse; d'autres soins préoccupaient l'administration et les chefs de l'armée. Non loin de là, cependant, le royaume de Valence, sous le gouvernement de l'habile et vaillant duc d'Albuféra, offrait alors une exception bien rare. Le vainqueur de Tarragone et de Tortose avait voulu compléter sa gloire par le bonheur du peuple conquis. Il sut y parvenir et parer ainsi son nom d'une illustration nouvelle (3).

J'étais destiné à voir peu de temps après le spectacle des malheurs de la guerre, dans le

seil d'état, intendant de cette province dépendante du goùvernement du duc d'Albuféra, et par M. Delaage, son successeur. Le gouvernement de l'Aragon, confié au loyal comte Reille et à M. le baron Lacuće, intendant général, dont la haute probité est une vertu de famille, rivalisait avec celui du royaume de Valence en bonne administration et en justice. Ces noms et celui du général Decaen sont demeurés purs de tout soupçon et de tout reproche.

cœur même de la France, où la réaction nécessaire de la politique de Napoléon avait conduit l'Europe entière en armes. La misère couvrait nos campagnes et nos villes; je m'en affligeais profondément, mais sans m'en étonner. J'avais appris que guerre et misère marchent rarement l'une sans l'autre.

Soudain, et comme par enchantement, l'apparition des Bourbons en France fit évanouir ce triste tableau. Tous les cœurs s'ouvrirent à l'espérance; la paix ramena le travail, l'industrie, la sécurité. L'indigence eut sa part des bienfaits de cette grande rénovation sociale.

Ce fut sous ces auspices que la confiance du roi Louis XVIII m'appela à l'administration de l'un des départements du midi (1). Rien ne saurait décrire l'enthousiasme, la joie, l'ivresse qui transportaient les habitants de cette contrée; ce n'était que fêtes, que joies pures, que touchante fraternité. L'agriculture, longtemps privée de bras et de bestiaux, reprenait un essor inoui. L'industrie locale reparaissait active, prospère. Tout était en voie de progrès. L'invasion du 20 mars arrêta ce développement remarquable; ce fut là peut-être le moins funeste de ses effets, car l'union des Français venait d'être irréparablement détruite.

Néanmoins, à la suite de cet événement, les traces de la misère dans les provinces du midi étaient trop peu sensibles pour appeler l'attention spéciale de l'administration. Au sein d'une population plus essentiellement agricole que manufacturière, le paupérisme ne se montrait que comme un accident de localité qui pouvait trouver ses remèdes dans la localité même. Un dépôt de mendicité, administré avec une rare perfection, avait éloigné l'apparence extérieure de la misère. La charité religieuse soulageait abondamment les ouvriers pauvres qui n'osaient solliciter l'aumône; tout semblait présenter un état de choses satisfaisant pour l'administration, et de plus, les théories d'économie politique, qui commençaient alors à pénétrer en France, paraissaient préparer des ressources infaillibles pour anéantir successivement l'indigence et la mendicité, à l'aide des progrès de l'industrie et des lumières, et d'une meilleure direction à donner aux institutions charitables.

(1) Le département de Tarn-et-Garonne.

Le chef-lieu du département (2) avait vu longtemps prospérer des manufactures de tissus grossiers consommés en Espagne et dans l'intérieur de la France. La guerre avait interrompu leurs travaux; la paix leur rendit leur activité. Mais le temps avait marché; de nouvelles relations commerciales s'étaient établies ailleurs; de nouveaux goûts avaient fait naître d'autres besoins. Des industries rivales s'étaient créées et avaient adopté l'emploi des mécaniques; beaucoup de bras demeurèrent donc sans emploi. Un jour, les ouvriers, renvoyés de leurs ateliers, résolurent de s'en prendre aux machines et menacèrent sérieusement l'établissement qui, le premier, les avait substituées aux forces humaines. Le tumulte fut grand; l'autorité parvint, non sans peine, à contenir la fureur de ces nouveaux luddistes. Lorsqu'ils furent calmés, on les blàma, et certes, avec juste raison; on déplorait leur ignorance aveugle et absurde; on les engageait à prendre patience et à chercher une industrie plus profitable. Moimême, je puisais dans les écrits d'Adam Smith et de M. Say des conseils apparemment fort bons, mais qui, pour le moment, ne donnaient ni du travail, ni du pain. Des ateliers de charité, des travaux agricoles, et surtout l'assistance de la charité religieuse profondément émue, furent beaucoup plus efficaces que nos dissertations d'économie politique. L'ordre revint, mais déjà le paupérisme avait jeté de profondes racines que l'on a vues plus tard se développer rapidement.

Sur ces entrefaites, une mesure générale supprima les dépôts de mendicité. Les mendiants refluèrent dans les villes et les campagnes; il fallut se borner à poursuivre sévèrement les mendiants valides et à tolérer les autres, moyennant une marque extérieure qui les autorisât à réclamer, dans les communes, l'aumône et les secours de la charité.

Je dus réfléchir à cette situation devenue affligeante. Je cherchai de nouveau dans les préceptes de l'économie politique, dont je faisais alors une étude spéciale, les moyens d'améliorer successivement le sort de la classe ouvrière; mais je n'aperçus que dans un bien long avenir la possibilité d'appliquer ces séduisantes théories. L'exemple des luddistes de Montauban

(2) Montauban.

revenait souvent à ma pensée. D'un autre côté, le département de Tarn-et-Garonne offrait deux populations bien distinctes : l'une, heureuse et paisible par l'agriculture; l'autre, misérable et agitée par les vicissitudes fréquentes de l'industrie. Mais celle-ci, me disais-je, est sans doute victime de la routine, de l'ignorance et d'une crise passagère. De beaux jours luiront un jour pour elle; l'industrie, perfectionnée et développée, se chargera de réparer les maux qu'on lui impute. Les rapports brillants que l'on publiait de toutes parts sur la prospérité de l'Angleterre me semblaient une démonstration sans réplique, et ne permettre aucun doute, aucune objection. Que faire, cependant, des pauvres ouvriers qui ne pouvaient attendre? Heureusement pour eux, la charité religieuse était là, toujours vigilante, toujours infatigable, toujours prête au moment du besoin. C'était donc toujours à elle, qu'en dernière analyse, il fallait recourir.

J'achevais de lire l'ouvrage de M. le comte de Laborde sur l'esprit d'association. Ce tableau magnifique de la prospérité de l'Angleterre me faisait plus que jamais déplorer la lenteur des progrès de la civilisation de France; il excitait dans mon âme une sorte de jalousie nationale, et, le dirai-je! j'en étais presque humilié. Je communiquai ce livre à un homme pour lequel j'éprouvais une grande sympathie, et dont le savoir profond s'alliait à la modestie la plus touchante (1). « C'est très-bien, me dit-il ; mais il faut voir maintenant le revers de cette belle médaille. » Le lendemain, il m'envoya l'Essai sur le principe de la Population de Malthus, que son cousin, M. Pierre Prévost, de Genève, avait traduit depuis quelques années; nous le lûmes ensemble, et je ne pus lui dissimuler ma surprise, car il me semblait que la déplorable misère dont Malthus signalait l'existence en Angleterre, pouvait plus rationnellement être attribuée au système industriel qu'à un excès de population, ou que du moins ces deux causes avaient agi simultanément. Ainsi, ce développement de l'industrie aurait amené un immense accroissement d'indigence. Telle était aussi l'opinion de M. Bénédict Prévost. Dès longtemps persuadé qu'un excès de production peut et doit

(1) M. Bénédict Prévost, de Genève, professeur à la faculté de théologie protestante de Montauban, mort en 1821.

amener un excès de population ouvrière et misérable, il ne me cacha point la préférence qu'il accordait à l'agriculture sur les manufactures; il voyait même, dans l'avenir, une crise fatale menacer les états qui auraient suivi, sans précaution, le système industriel de l'Angleterre.

J'avoue que cet entretien et les révélations de Malthus ébranlèrent un peu ma foi dans les théories d'économie politique; néanmoins, je cherchai à me rassurer en comparant l'état de la France avec celui de l'Angleterre, sous le rapport de la marche de la population. La différence était énorme; je crus inutile de prévoir les malheurs de si loin. D'ailleurs, Malthus pouvait avoir été égaré par l'esprit de système : les circonstances où il avait observé la misère des ouvriers anglais n'étaient pas les mêmes qu'en France; l'alarme eût donc été prématurée.

Peu de temps après, je fus chargé d'administrer un des départements de la région presque centrale de la France (2). L'industrie de cette contrée, essentiellement agricole, s'exerce exclusivement sur les produits du sol; elle a su, en outre, profiter des avantages d'une heureuse situation locale. Aussi la misère était-elle peu sensible dans les villes, et presque nulle dans les campagnes. La charité religieuse, toujours vigilante, suffisait à la soulager. Quelques travaux publics, pendant la saison rigoureuse, occupaient tous les bras oisifs. Rien ne mettait à des épreuves trop pénibles la sensibilité de l'homme et la sollicitude du magistrat.

Je quittai au bout de deux ans les bords riants et paisibles de la Charente, pour exercer les mêmes fonctions dans la capitale de l'ancienne Lorraine (3). Ici je trouvai une industrie trèsdéveloppée, mais en général spéciale aux produits du sol, et favorisée par une abondance extraordinaire de combustibles ligneux; des communes riches par leurs forêts, plus riches encore par un excellent régime municipal, et par les traditions de charité encore vivantes des bons ducs de Lorraine et du monarque le plus bienfaisant qui fut jamais.

Nancy, la ville de Stanislas; Lunéville, sa résidence habituelle; Toul et quelques autres cités importantes, étaient sans doute fort déchues de leur ancienne splendeur; cela s'expli

(2) Le département de la Charente (l'ancien Angoumois). (3) Le département de la Meurthe.

quait facilement par la disparition des grands | cause au paupérisme de la ville la chute du

établissements qui répandaient partout le mouvement et la vie. Cependant la misère n'était grande que parmi les ouvriers employés jadis aux anciennes manufactures de tabac ou attachés aux fabriques modernes de coton. Nulle part des institutions de charité plus nombreuses, plus magnifiques, plus prévoyantes, n'avaient été créées pour soulager et prévenir l'indigence et le malheur. L'étude du paupérisme, dans cette province si remarquable, conduisait donc seulement à faire admirer le perfectionnement de l'industrie nationale et les bienfaits d'une agriculture éclairée, et enfin à bénir les fondations du philosophe bienfaisant."

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commerce de Saint-Domingue, la répression de la traite des noirs, les habitudes d'ivrognerie des ouvriers, et la grande agglomération d'individus cosmopolites qui accompagne toujours les grandes cités. La misère était peu sensible dans les campagnes de la partie nord du département.

L'indigence avait bien plus d'intensité dans les autres départements de la Bretagne; on l'expliquait par l'état peu avancé de l'agriculture et de l'instruction populaire, par la cessation de l'ancienne industrie des toiles de Bretagne et par la difficulté des communications intérieures.

Sur la rive gauche de la Loire s'étendait cette contrée si célèbre par d'illustres malheurs. L'agriculture régnait presque sans partage dans la Vendée; la charité y était vivante comme aux premiers temps du christianisme; là, le paupérisme eût été peut-être inconnu si la guerre civile n'avait laissé des traces cruelles et profondes sur cette terre d'héroïques et mélancoliques souvenirs (1).

C'est là que j'eus le précieux avantage de rencontrer un agronome célèbre, M. Mathieu de Dombasle, savant modeste et laborieux, qui dès longtemps prodiguait ses veilles, sa santé et sa fortune, à l'avancement de l'art agricole, sans autre ambition que celle d'être utile à son pays. J'eus bien vite compris que ses théories d'économie politique reposaient sur le développement de l'industrie nationale, c'est-à-dire de celle qui s'exerce sur les produits du sol. Jaloux de seconder ses vues éclairées, et de l'aider à répandre les fruits de sa longue expérience, je fus assez heureux pour contribuer, avec lui, à la création de la ferme exemplaire de Roville, dont la renommée est européenne, et dont l'in-industrielle n'avait pu offrir aux indigents qu'une fluence commence déjà à se faire sentir en France.

A Nantes, comme dans le reste du département, la pauvreté n'avait guère d'autre soutien et d'autre refuge que la charité religieuse : aussi cette vertu sublime se manifestait-elle sous les formes les plus touchantes, les plus ingénieuses et les plus variées. Tandis que la philanthropie

école Lancastrienne, et, de loin en loin, les produits de quelques souscriptions à des bals, à des concerts ou autres réunions de plaisir, la religion consolait et soulageait des milliers d'infortunés, fondait une multitude d'asiles pour l'enfance, le malheur et le repentir, et accomplissait ainsi en silence son auguste vocation. Ce fut à cette époque qu'à l'imitation de l'heureux exemple donné à Bordeaux, par M. le baron

Ma destinée administrative me transporta ensuite dans l'une des provinces de l'ancienne Bretagne. Le siége de l'administration était fixé à Nantes, la ville la plus populeuse et la plus importante de cette partie de la France. Cette cité, jadis métropole du commerce des Antilles, et longtemps le foyer d'une prospérité inouie, avait cruellement souffert des désastres de Saint-d'Haussez, je conçus le projet de créer, pour la Domingue. Toutefois de nombreuses manufactures s'y étaient établies; l'emploi des machines économiques avait pris une notable extension; de grandes fortunes industrielles s'étaient rapidement élevées, et cependant l'échelle de la misère publique se développait sur les plus larges proportions. A côté d'une extrême opulence se faisait remarquer une pauvreté excessive; de fréquentes émeutes d'ouvriers, et des murmures faiblement contenus, trahissaient le malaise des classes inférieures. On donnait pour

ville de Nantes, une maison de refuge pour les mendiants invalides. Cette institution, achevée par les soins de mon honorable successeur (le baron de Vanssay), reçut les plus puissants secours de monseigneur l'évêque de Nantes et de son clergé si digne d'un tel pasteur. La mendicité fut dès-lors interdite ; seulement, pour entretenir dans les cœurs le précepte religieux de

(1) Le département de la Vendée est celui qui a conservé les mœurs les plus pures. C'est celui qui produit le moins d'enfants trouvés.

l'aumône, deux pauvres furent autorisés à recueillir, aux portes de chaque église, les offrandes que les personnes charitables destinaient à la maison de refuge pour la mendicité.

Vers le même temps une école d'agriculture fut fondée à l'abbaye de Melleray, aux environs de Nantes, par la munificence du roi Charles X et la bienveillante intervention de M. le duc de La Rochefoucauld-D'Oudeauville, à qui je m'étais empressé de faire connaître les améliorations agricoles dues au vénérable et aimable abbé Saulnier, le Dombasle des instituts religieux. La France sait comment cette fondation, dont on pouvait espérer de si heureux fruits, a disparu au milieu de nos récents orages politi

ques.....

La question de paupérisme s'était dès-lors montrée à moi dans toute son importance. Je comprenais de plus en plus combien l'industrie agricole était la base la plus réelle et la plus sûre du bien-être des classes inférieures. Un grand exemple venait d'être donné à cet égard par un peuple très-avancé en industrie. La renommée m'avait appris la création des colonies agricoles d'indigents des Pays-Bas, et j'avais suivi, avec un vif intérêt, les progrès de ces établissements philanthropiques. Déjà, et de concert avec deux hommes distingués (MM. de Tollenare et le baron Marion de Beaulieu, colonel du génie, qui avait visité récemment les institutions de Frédérick-Oords), je m'occupais des moyens d'utiliser les pauvres du département de la Loire-Inférieure au défrichement des landes incultes de la Bretagne. L'association de l'industrie et de l'agriculture m'apparaissait comme la solution du grand problème de l'extinction de la misère. Les écrits de Malthus et de MM. de Sismondi, Droz et Rubichon, démontraient que si le système manufacturier de l'Angleterre avait pu enrichir la nation, c'est-à-dire les entrepreneurs d'industrie, c'était aux dépens de l'aisance, de la santé, de la moralité et du bonheur des classes ouvrières. Mes premières illusions sur ce point étaient complétement dissipées; mais j'étais encore loin de penser que le mal eût déjà gagné une portion de la France.

Un ouvrage qui, dans le principe, produisit beaucoup de sensation, venait d'exposer l'état des forces productives de la France. L'auteur, M. le baron Charles Dupin, y proclamait la situation prospère des départements industriels

du nord du royaume, sous des couleurs si brillantes et avec une telle profusion de chiffres et de combinaisons statistiques, que s'il n'expliquait pas les causes de la détresse des ouvriers de l'Angleterre, il rassurait du moins sur le sort des ouvriers attachés aux manufactures françaises. M. Dupin poussait la conviction au point de désirer que la majorité de notre population agricole pût passer immédiatement dans les rangs des producteurs industriels. Un tel projet pouvait justement surprendre les hommes même les plus enthousiastes de l'industrie, mais à coup sûr il était fait pour dissiper les alarmes des philanthropes français.

Quoi qu'il en soit, il était dans ma destinée d'exercer successivement des fonctions administratives dans chacune des diverses régions du royaume. Au commencement de 1828, je fus promu à la préfecture du département du Nord. Je regrettai profondément la Bretagne. Mes regrets étaient toutefois adoucis par l'espérance de trouver dans un département signalé comme l'un des plus avancés en agriculture, en civilisation et en industrie, une population riche, éclairée, heureuse, où la misère serait sinon inaperçue, au moins facile à soulager et à prévenir: ces idées riantes ne furent pas de longue durée.

Le lendemain de mon arrivée à Lille, je reçus la visite de la commission administrative des hospices de cette ville. — Avez-vous beaucoup de pauvres? demandai-je à son vénérable président. -- Plus de trente-deux mille, me réponditil, c'est-à-dire près de la moitié de la population. - Je le fis répéter, tant cette réponse m'avait frappé d'étonnement et d'effroi.

On medit ensuite que ce paupérisme effrayant n'était pas seulement particulier à la ville de Lille; que la même misère régnait, ou à peu près, non-seulement dans les villes considérables du département, mais dans la plupart des communes rurales. Dès que la commission m'eut quitté, je m'empressai de demander à l'estimable employé supérieur (1) qui dirigeait, à la préfecture, l'administration des secours publics, s'il était vrai, s'il était même possible que le département du Nord fût accablé à ce point de l'excès de l'indigence. Il mit tristement et en silence, sous mes yeux, le relevé numérique des

(1) M. Mallebranq.

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