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qu'au profit de l'opinion dominante. Qu'un homme les emploie contre les autres opinions, il est sûr, nonseulement de n'être pas blâmé, mais d'être loué pour son zèle honnête et sa juste indignation. Cependant le mal que peuvent produire ces procédés n'est jamais si grand que lorsqu'on les emploie contre des opinions comparativement sans défense, et l'avantage injuste que peut tirer une opinion de cette manière de se proclamer revient presque uniquement aux opinions reçues.

La pire offense de cette espèce qu'on puisse commettre dans une polémique est de stigmatiser, comme des hommes dangereux et immoraux, ceux qui professent l'opinion contraire. Les hommes qui professent une opinion impopulaire sont particulièrement exposés à de telles calomnies, parce qu'ils sont en général peu nombreux et sans influence, et que personne ne s'intéresse à leur voir rendre justice. Mais par la nature des choses cette arme est refusée à ceux qui attaquent une opinion dominante; ils courraient un danger personnel à s'en servir, et n'y eût-il pas danger, ils ne feraient par là que discréditer leur cause. En général les opinions opposées aux opinions reçues ne parviennent à se faire écouter qu'en employant un langage d'une modération étudiée, et en évitant avec le plus grand soin toute offense inutile: elles ne peuvent dévier le moindrement de cette ligne de

conduite sans perdre du terrain; tandis qu'au contraire des insultes sans mesure adressées par l'opinion reçue aux opinions contraires détournent réellement les hommes de celles-ci. C'est pourquoi, dans l'intérêt de la vérité et de la justice, il est important surtout ici d'interdire cet usage du langage insultant, et par exemple s'il fallait choisir, il serait beaucoup plus nécessaire de réprouver les attaques offensantes contre l'infidélité que contre la religion. Il est évident toutefois que ni la loi ni l'autorité n'ont à se mêler d'empêcher les unes ou les autres, et que le jugement de l'opinion devrait être déterminé, dans chaque occasion, par les circonstances du cas particulier.

On doit condamner tout homme, n'importe de quel côté de l'argument il se place, dans la plaidoirie duquel percerait ou le manque de bonne foi, ou la malignité, ou la bigoterie, ou l'intolérance de sentiment.

Mais il ne faut pas imputer ces vices à nos adversaires parce qu'ils sont nos adversaires, et l'on doit rendre honneur à la personne, dans quelque parti qu'elle se rencontre, qui a le calme de voir et l'honnêteté de reconnaître ce que sont réellement ses adversaires et leurs opinions, n'exagérant rien de ce qui peut leur nuire, ne cachant rien de ce qui peut leur être favorable. Voilà la vraie moralité de la discussion publique, et si elle est souvent

violée, je suis heureux de penser qu'il y a beaucoup de polémistes qui l'observent à un très-haut degré, et un plus grand nombre encore qui s'efforcent consciencieusement d'arriver à cette observance.

CHAPITRE III

De l'individualité comme un des éléments
du bien-être.

On vient de voir les raisons qui rendent absolument nécessaire aux hommes la liberté de se former des opinions et d'exprimer leurs opinions sans réserve; on a vu également que si cette liberté n'est reconnue ou maintenue en dépit de la prohibition, les conséquences en sont funestes pour l'intelligence et la nature morale de l'homme. Recherchons maintenant si les mêmes raisons n'exigent pas que les hommes soient libres de se conduire dans la vie d'après leurs opinions, sans en être empêchés par leurs semblables, aussi longtemps que chacun ne le fait qu'à ses risques et périls. Naturellement cette dernière condition est indispensable. Personne ne soutient que les actions doivent être aussi libres que les opinions. Au contraire, les opinions elles-mêmes perdent leur immunité, quand on les exprime dans des circonstances

telles, que leur expression est une instigation positive à quelqu'acte nuisible. L'idée que les marchands de blé font mourir de faim les pauvres ou que la propriété privée est un vol, ne doit pas être inquiétéc quand elle ne fait que circuler dans la presse ; mais elle peut encourir une juste punition, si on l'exprime oralement, au milieu d'un rassemblement de furieux, attroupé devant la porte d'un marchand de blé, ou si on la répand dans ce même rassemblement sous forme de placard. Des actions, n'importe de quelle espèce, qui sans cause justifiable nuisent à autrui, peuvent être, et dans les cas les plus importants doivent absolument être contrôlés par la désapprobation, et quand besoin il y a, par l'intervention active du genre humain. La liberté de l'individu doit être ainsi bornée : il ne doit pas se rendre nuisible aux autres. Mais s'il ne blesse pas les autres dans ce qui les touche, et qu'il se contente d'agir suivant son inclination et son jugement dans des choses qui ne touchent que lui, les mêmes raisons qui établissent que l'opinion doit être libre prouvent aussi qu'il doit lui être parfaitement permis de mettre son opinion en pratique à ses propres dépens.

L'espèce humaine n'est pas infaillible; ses vérités ne sont, pour la plupart, que des demi-vérités : l'unité d'opinion n'est pas désirable, à moins qu'elle ne résulte de la comparaison la plus libre et la plus cntière des opinions contraires : la diversité d'opinions

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