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général les classes gouvernantes, dépositaires de la force. Or, la pensée n'a besoin pour cela que de discuter. L'insulte et la provocation aux violences, tout ce qui sent l'invective passionnée est de trop dès que l'on s'adresse au sommet de la société; le simple exposé des choses y suffit. C'est assez de convaincre à une hauteur où siége l'intelligence, où la force d'ailleurs est aux ordres de la conviction.

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Cependant je ne suis pas sûr d'en avoir fini. On va me dire que la passion a ses droits parce qu'elle fait partie de notre conscience, et que la discussion a ses lacunes parce qu'elle ne s'adresse pas à l'homme tout entier. La passion ne brûle pas pour rien dans le cœur de l'homme : comme il appartient à nos idées de prendre feu au contact de notre sensibilité, comme la passion est quelquefois l'ardeur du bien, cette faculté doit faire son office et cette flamme est digne de se répandre. Allez-vous donner tort à Juvénal, à Tacite, aux Gracques, au défenseur de Calas, à l'auteur des Provinciales, et surtout à tant d'anathèmes prononcés (Dieu sait où) contre les pharisiens, les publicains, les mauvais riches? Il n'est pas clair que ces immortels flétrisseurs aient toujours observé les paisibles bienséances de la discussion. Les condamnerez-vous pour le don qu'ils eurent de sentir et d'exprimer ardemment la vérité? C'est faire le procès à l'éloquence des grands cœurs, aux expansions du génie lesquelles

sont légitimes, parce que le génie n'est pas donné à l'homme pour lui-même; c'est mutiler notre conscience pour la changer en une froide notion, c'est dérober aux hommes l'exaltation et le ravissement qui est l'état où ils ont quelque chance de s'améliorer. Ce feu qui est en nous est le véritable agent de communion morale parmi des êtres qui ont tous non la même science mais la même conscience. Sommes-nous donc si riches de raison pure et d'instincts élevés qu'il convienne d'abdiquer cette force?

Non, je ne nierai pas la place que tient en nous la passion, les services qu'elle a rendus et qu'elle saura toujours rendre. Mais il convient qu'elle soit amenable. Est-elle la vérité? Est-ce à bon escient qu'elle éclate et qu'elle foudroie? Voilà ce qu'on peut toujours lui demander. - Vous brûlez, c'est fort bien : tant de choses ne sont bonnes qu'à réduire en cendres! Mais montrez-nous le droit, l'intention, la limite des incendies que vous allumez. La société, en tout ébranlement qu'y fait naître une parole passionnée, a le droit d'ouvrir cette enquête : tout comme dans le cas du meurtre le plus légitime, le meurtrier doit lui rendre compte de son acte et produire son excuse.

Il est vrai que si la passion peut être mise en jugement, la plus sainte pourra être condamnée. Aimez-vous mieux tenir toute passion pour inviolable, même celle d'Érostrate?

X

L'auteur de la Liberté, en traitant des droits de l'esprit, s'adresse au monde entier mais il faut voir la philosophie de M. Mill aux prises avec les mœurs et l'esprit de son pays, qui ne sont pas précisément philosophiques.

Le peuple Anglais, un grand peuple d'ailleurs, a un tie dont on a peine à se rendre compte. Je veux parler de l'importance qu'il attache aux sectes et aux disputes théologiques. On n'a pas d'idée du bruit et de la figure qu'elles font en ce pays : un véritable embarras dans les voies de cette civilisation, et quelquefois un principe d'iniquités criantes. Ainsi on rejette comme juré, comme partie plaignante, comme témoin, un homme qui rejette le serment voulu par l'orthodoxie légale. C'est à ne pas croire, chez un peuple aussi bien partagé en fait de sens viril et de raison pratique. Toutefois M. Mill en cite des exemples récents, avec toute la réprobation qui leur est due.

Il n'est pas moins sévère à l'égard de ces usurpations, de ces intrusions de la loi qui défendent les amusements publics le jour du dimanche. Mais cette

infirmité de ses compatriotes paraît surtout dans ce grand sujet de l'enseignement populaire qui touche au paupérisme, à la criminalité, à la réforme électorale et que nos voisins étudient à cette heure comme ils savent étudier, c'est-à-dire par le procédé retentissant d'une discussion ouverte partout, dans les journaux, dans les meetings, au Parlement. Or, ils ont découvert que le nombre des enfants dans les écoles avait diminué de vingt-cinq pour cent dans les sept dernières années, que sur deux millions d'enfants la moitié ne suit l'école que pendant un an et que, comme dit l'évêque d'Oxford, les élèves manquent aux écoles plutôt que les écoles aux élèves.

Quand les faits ont parlé, il n'y a pas de principe qui arrête nos voisins, pas même le principe volontaire et l'an dernier, dans un meeting présidé par le prince Albert, les hommes les plus éminents de la Grande-Bretagne ont reconnu l'insuffisance de l'initiative privée en ce sujet. Il y a plus: l'île Maurice et l'Australie ont déclaré l'enseignement primaire obligatoire et sanctionné cette obligation à l'encontre des parents. Mais quand la métropole en viendrait là, elle n'en aurait pas moins fort à faire : il reste à savoir si l'État a le droit de donner luimême l'instruction qu'il a le droit d'exiger. Ceci est tout différent: et c'est ici que commence l'insurrection des sectes, chacune d'elles voulant que son

catéchisme soit enseigné, ou craignant même que d'autres articles de foi n'en prennent la place; de telle façon que si l'État avait à dispenser lui-même l'enseignement, il n'aurait d'autre parti à prendre pour faire droit à tous ces ombrages, que de mettre la religion en dehors de son programme. Vous pouvez adopter cette solution, si vous avez la certitude que l'éducation religieuse d'une secte ou d'une autre a été ou sera donnée dans les familles. Mais à cet égard, les Anglais ont quelques raisons de douter, et certaines de leurs statistiques sont peu édifiantes. Un rapport de M. Clay, chapelain de la prison de Preston, constate que parmi les prisonniers quarante pour cent ignoraient le nom du Christ, et soixante pour cent le nom de la reine Victoria (1). C'est sur le bord de tels abîmes, à combler au plus tôt et n'importe comment, que les sectes tiennent tout en échec, n'y voulant mettre chacune que le Credo spécial de leur petite église !!

On comprend mieux cet autre travers tout britannique: le goût effréné des spiritueux. Qu'un pays terne et humide cherche passionnément la chaleur, le rayonnement qui s'allume en nous avec l'alcool, cela est assez naturel : on prend son soleil où on le trouve. Seulement, les Anglais en font une effroyable

(1) Nous prenons ceci dans un opuscule de l'Enseignement obligatoire, par M. Émile de Laveleye, un des publicistes les plus éminents de la Belgique.

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