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tourner en poussière on y fait entrer les influences du dehors, pas à pas et à mesure qu'elles paraissent. Dans cet esprit, une des lois les plus saines et les plus politiques qui furent jamais faites, c'est celte loi de la Restauration qui prescrivait le renouvellement par cinquième de la chambre des Députés, d'après un précédent qui n'est pas moins que celui de la Convention.

« J'entends, dites-vous nous passerons notre vie » à subir les lois les plus pénétrantes, les plus uni» verselles en quelque sorte; et nous ferons acte de » citoyen, un, jour par an, je suppose, le jour où » chacun de nous élira sa part de législateur. Mais >> ceci n'est pas moins qu'une obéissance quoti>> dienne faite pour énerver les âmes, et une souve» raineté de passage très-propre à les laisser dans >> cette faiblesse. A ce régime les hommes n'ont » que le temps d'obéir la soumission, qui est le » fond de leur existence, formera la base de leur » caractère : ce serait merveille qu'ils se réveil» lassent pour l'accident électoral, avec la puissance » et le discernement de ce qu'ils ont à faire.

>> On connaît d'ailleurs votre idéal, il fut en son » temps une institution, on l'a vu à l'œuvre pcn» dant le moyen âge. Reculez de quelques siècles et

regardez cette abbaye les moines commencent » par élire leur abbé, mais continuent et finissent >> par la plus servile obéissance, soumis jusqu'à l'in

» pace à des caprices qui ont le droit souverain d'appliquer et d'interpréter la règle.

» Semel justit, semper paret : cela est bon à dire » de la divinité, et encore de cette divinité vague, » impersonnelle, absente, que se figurent les pan» théistes, et qui en effet aurait bien de la peine à >> revenir sur ses décrets, à faire acte de providence. >> Ici-bas, dans cette imperfection de l'homme et de » ses œuvres, il ne faut pas lui demander contre la » souveraineté d'un jour une obéissance perpétuelle. >> Il ferait un marché de dupe; car l'acte de souve» raineté, la loi, encore qu'elle remonte ou même » parce qu'elle remonte à lui, peut être mauvaise. » A peine est-ce un remède que l'homme fasse lui>> même ses lois : le plus sûr, c'est qu'il y en ait peu » ou point, et que dans cette incertitude de leur va» leur, nous gardions un bien certain et naturel, la >> liberté. >>

C'est au lecteur à décider s'il aperçoit quelque similitude entre une société qui nomme ses législateurs, conservant sur eux tout pouvoir de contrôle, de révocation, et une communauté qui épuise son droit à élire un chef indiscutable et irrévocable.

Revenons à la réalité, au spectacle d'une société fortement gouvernée par un gouvernement qu'elle a fait et qu'elle peut défaire. Vous voyez là l'inertie et l'éviction de l'individu, un simulacre de liberté, des citoyens illusoires... Détrompez-vous. C'est l'état

naturel d'une société progressive, c'est le droit politique à la taille des temps modernes, à l'usage d'un grand peuple. Toutes les analogies en font foi.

Le fait est que, si nous sommes bornés comme on vient de voir dans la sphère de l'activité politique, nous ne le sommes pas moins partout ailleurs. Notre vie est pleine de choses que nous traitons chacune comme la politique, c'est-à-dire par des actes de volonté rares et clairsemés, mais dont l'addition représente une somme considérable de pensée et d'activité. Ainsi, dans le domaine des affaires où l'association remplace à grands pas l'industrie isolée, l'individu ne fait acte de volonté que le jour où il s'associe. Ainsi encore dans cette infinité de circonstances où le service des intermédiaires est inévitable, il ne fait acte de volonté que le jour où il choisit cet intermédiaire. Tels nous sommes dans la vie privée, parmi les complications dont elle s'est enrichie de nos jours étonnez-vous donc qu'il en soit autrement dans la vie politique, une difficulté supérieure et un intérêt moindre! De quoi vous plaignez-vous? Vous subissez, ou plutôt vous obtenez là l'effet naturel d'une société qui se civilise, c'est-àdire qui s'épanouit en savoir et en curiosité, en bien-être et en appétits, bref, en acquisitions et en aspirations de toute sorte. L'homme n'a plus assez d'organes pour tout ce que l'humanité sait faire et

ose désirer. Il ne peut y participer désormais (plaignez-le done!) que par des actes, soit de suzeraineté, soit de consommation et de jouissance.

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Ce qui vous paraît en politique une élimination de l'individu, n'est que le complément d'une série d'éliminations semblables dont est semée la voie du progrès. Cette gradation est frappante et se mesure à l'ascension d'une société. Plus la civilisation monte chez un peuple, plus elle multiplie les choses faites pour nous et qui ne peuvent l'être par nous. Nous voyons d'abord l'homme choisir et commander des produits que jusque-là il avait faits lui-même : nourriture, vêtements, armes. C'est le premier âge du progrès. Plus tard, il choisit et commande les services qu'autrefois il se rendait lui-même : il a des agents pour ses affaires et pour sa sûreté. En France, par exemple, cela commence au quinzième siècle, avec les armées permanentes et tous les offices de judicature. Enfin, à ce moment où la civilisation non contente d'avoir divisé les travaux associe les capitaux, où ayant séparé les œuvres elle les attaque avec des forces concentrées, à cette phase, dis-je, ou plutôt à cette stratégie du progrès... nouvelle élimination de l'individu : il nous apparaît alors comme simple élément d'une association, comme électeur d'un gérant. On voit par là que tout le passé du progrès social prépare et achemine les hommes dans l'ordre politique à un simple rôle de suzeraineté. Ce

dernier point est nécessaire, étant donnés une population et un territoire plus considérable, tout comme le reste l'était déjà dans une société où les échanges, les besoins, les rapports de toute sorte s'amoncelaient et se compliquaient : ou plutôt tout cela se tient et coexiste. La preuve en est qu'une société naissante est la seule où l'on aperçoive tout ensemble et l'indivision des travaux et le gouvernement direct sur le forum. Les citoyens ne sont en possession de se gouverner eux-mêmes de la sorte, qu'à cet âge de l'humanité où les hommes sont réduits à moudre leur grain eux-mêmes, à tisser leur laine eux-mêmes.

Maintenant, l'individu est-il diminué par l'État, son préposé en matière d'ordre et de bien public? Non vraiment, pas plus qu'il n'est amoindri par un homme d'affaires, par un homme de loi, par un homme de bourse, par un instituteur, par un métayer, par un gérant, par un courtier, en un mot par tant de personnes dont il a besoin pour tant de choses dont il ne peut ni s'acquitter lui-même ni se passer.

Prenez-vous-en au progrès s'il vous faut user de mandataires pour des rapports plus abondants et plus sinueux, et surtout si le mandat politique prend chaque jour plus d'étendue. Que voulez-vous? les affaires publiques deviennent plus épineuses et plus complexes dans la même proportion que les affaires privées. Quand vous ne pouvez suffire à celles-ci,

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