qui peuvent se faire à propos de ses écrits ou de ses peintures. On aurait le plus grand tort d'en vouloir à l'illustre Gæthe, par exemple, pour tous les Allemands doués d'une sensibilité trop vive, que la lecture de Werther a fait se jeter à la rivière ou se pendre. Quand même encore il serait démontré qu'un bon ouvrage peut perdre le goût, il resterait à décider jusqu'à quel point il est convenable de préférer le bon goût aux bons ouvrages. EUG. DELACROIX. LITTERATURE ALLEMANDE. SOUVENIR DU SIÈGE DE DRESDEN. (1813.) Quand on faisait mention du dernier siége de Dresden, mon jeune ami Anselme devenait toujours plus pâle que d'ordinaire. Il joignait ses mains sur ses genoux, regardait fixement devant lui, perdu dans ses pensées, et murmurait des paroles inintelligibles. - Popowicz voulait me tuer.... mais Agafia me couvrit de ses mains bienfaisantes; elle m'entoura de ses voiles mouillés, comme la naïade du fleuve.... - Pauvre Agafia! - A ces mots, Anselme avait coutume de faire plusieurs bonds sur sa chaise et de s'agiter avec douleur. Il était complètement inutile de demander à Anselme ce qu'il avait voulu dire, car il se bornait à répondre : si je racontais ce qui m'est arrivé avec Popowicz et Agafia, on me prendrait pour un fou! Par une brumeuse soirée d'octobre, Anselme que je croyais fort éloigné, entra dans ma chambre où se trouvaient plusieurs de nos amis, il semblait animé d'une surabondance de vie; il était plus amical, plus tendre que de coutume, mélancolique même, et son humeur, toujours si fantasque, se pliait, comme dominée par la pensée qui s'était emparée de son ame. - Il faisait entièrement sombre, un de nous voulut aller chercher des lumières; Anselme lui saisit les deux bras et l'arrêta en lui disant: Veux-tu faire une fois quelque chose qui me plaise? n'apporte donc pas de lumière, et laisse-nous causer à la lueur incertaine de la lampe qui brûle au fond du cabinet voisin. Tu peux faire tout ce qui te plaît. Bois du thé, fume, étends-toi avec mollesse; mais ne choque pas ta tasse contre la table, n'aspire pas avec bruit les bouffées de ta pipe, et que le parquet ne retentisse pas du fracas de tes bottes. Ces interruptions ne m'offenseraient pas seulement, mais elles me rappelleraient du cercle des souvenirs où je me délecte aujourd'hui. A ces mots, il se jeta sur un sopha. Après une pause passablement longue, il se mit à dire : Demain matin, à huit heures, il y aura juste deux ans que le général Mouton, comte de Lobau, sortit de Dresden avec douze mille hommes et vingt-quatre pièces de canon, pour se frayer passage à travers les monts de Misnie. - J'avoue, s'écria en riant notre ami, j'avoue, mon cher Anselme, que je m'attendais au moins à quelque apparition céleste, en te voyant ainsi tout disposer pour te faire entendre. Que m'importent ton comte Lobau et sa sortie? Et depuis quand les événemens militaires se gravent-ils si bien dans ta mémoire, que tu te rappelles aussi mathématiquement les soldats et les canons? Ce temps si riche en événemens, dit Anselme, estil donc déjà devenu si étranger pour toi, que tu ne saches plus comment nous nous trouvâmes tous atteints d'un vertige militaire? Le noli turbare ne préservait pas plus nos veilles studieuses qu'il ne préserva celles du savant Archimède, et d'ailleurs nous ne voulions pas être préservés; car dans tous les cœurs battait un désir de guerre, et chaque main saisissait des armes inaccoutumées, non plus pour se défendre, mais pour attaquer et venger par la mort l'offense de la patrie. Cette puissance qui planait alors sur nous m'apparaît aujourd'hui, et vient m'arracher aux doux travaux des sciences, pour me replonger dans le tumulte des batailles. Nous ne pûmes nous empêcher de sourire de l'humeur guerrière du pacifique Anselme; mais il ne s'en aperçut pas, grâce à l'obscurité, et après avoir de nouveau gardé le silence durant quelques momens, il reprit: Vous m'avez souvent dit qu'une influence secrète, qui règne en moi, me fait voir sans cesse des choses fabuleuses auxquelles personne ne veut ajouter foi, et qui semblent produites par mon imagination, bien qu'elles se représentent extérieurement à mes yeux comme un symbole du merveilleux qui s'offre à nous, sous toutes les formes, dans la vie. Telle est la nature de ce qui m'arriva, il y a deux ans, à Dresden, pendant le siége. La journée entière se passa dans un sombre silence, gros de pressentimens : devant les portes tout fut tranquille; pas un coup ne fut tiré. Tard dans la soirée, vers dix heures environ, je me glissai dans un café, sur le vieux marché, où, dans une petite chambre retirée, quelques amis, unis par l'espoir et l'amour de la patrie, s'assemblaient, cachés aux yeux de nos dominateurs. C'est là qu'on foulait aux pieds les bulletins mensongers ; c'est là qu'on se parlait avec véracité, et qu'on se réjouissait des batailles de la Katzbach, d'Ulm et de celle de Leipzig, qui prépara notre délivrance. En passant devant le palais de Bruhl, où demeurait le maréchal GouvionSaint-Cyr, j'avais été frappé de la vive clarté répandue dans les salons, ainsi que du mouvement qui avait lieu dans le vestibule. Je fis part de cette observation à mes amis, et nous commencions à nous livrer à mille conjectures, lorsqu'un nouveau venu arriva hors d'haleine. « On tient un grand conseil de guerre chez le maréchal, nous dit-il. Le général Mouton va tenter un passage avec douze mille hommes et vingt-quatre pièces de canon. La sortie aura lieu demain, au point du jour. >>> - On discuta long-temps, et l'on convint que cette attaque pouvait devenir fatale aux français, vu la vigilance des assiégeans, et qu'elle amènerait peut-être la fin de nos angoisses. Nous nous séparâmes. - Comment, me dis-je, en gagnant vers minuit ma demeure, comment se fait-il que notre ami ait pu connaître si promptement la décision du conseil de guerre? - Mais bientôt j'entendis un bruit sourd qui retentissait sur le pavé dans le silence de la nuit. Des pièces de canon et des caissons de poudre, dont les roues étaient soigneusement entourées de foin, passèrent devant moi, se dirigeant lentement vers le pont de l'Elbe. - La nouvelle était cependant vraie, me dis-je. Je suivis le convoi, et j'arrivai jusqu'au milieu du pont, où une arche qu'on avait fait sauter, avait été remplacée par des madriers de bois. De chaque côté s'élevaient de hautes palissades. Je m'appuyai contre le parapet du pont, pour n'être pas remarqué. Tout à coup il me sembla qu'une des palissades s'agitait çà et là, se baissant vers moi, et qu'il en sortait des paroles confuses. L'épaisseur des ténèbres de cette nuit orageuse ne me laissait rien distinguer; mais lorsque l'artillerie eut passé et qu'un silence profond remplaça le lugubre roulement des canons, lorsqu'un léger murmure se fit entendre auprès de moi, et qu'un des lourds madriers se souleva sous mes pas, un froid glacial se répandit dans mes veines, et dans l'horreur que j'éprouvais, je demeurai immobile et comme cloué à la place que j'occupais. Un vent froid s'éleva, et chassant les masses noires qui se déployaient au-dessus des montagnes, laissa briller quelques pâles rayons de la lune à travers les déchirures des nuages. J'aperçus alors, non loin de moi, la figure d'un vieillard de haute taille, la tête couverte de longs cheveux blancs qui rejoignaient |