une barbe grise. Il portait un manteau court et étroit, et son bras nu soutenait un long bâton blanc, qu'il étendait au-dessus du fleuve. Il me sembla que c'était lui qui murmurait et qui se plaignait ainsi. Au même moment, des armes brillèrent à l'extrémité du pont, et des pas mesurés se firent entendre Un bataillon français traversa le pont dans le plus profond silence. Le vieillard commença alors une chanson plaintive, et tendit son bonnet comme pour quêter une aumône. - Voilà saint Pierre qui veut pêcher, dit un grenadier. Un des soldats qui marchait dans le rang suivant s'arrêta en disant : - Eh bien! moi, pécheur, je l'aiderai à pêcher, et il jeta une pièce de monnaie dans le bonnet du vieillard, qui le remercia par une sorte de hurlement. Plusieurs officiers et plusieurs soldats lui jatèrent en silence leur aumône, et chaque fois il les salua par ce hurlement singulier. Enfin, un officier, que je reconnus pour le comte Lobau, accourut si près du vieux mendiant, que je craignis de le voir fouler aux pieds du coursier écumant du général. Le comte Lobau se tourna vivement vers un adjudant, et lui demanda d'une voix brusque, en raffermissant sur sa tête son chapeau vacillant: Qui est cet homme ? Les cavaliers qui le suivaient s'arrêtèrent subitement, et un vieux sapeur barbu qui marchait hors des rangs, sa hache sur l'épaule, répondit d'un air insouciant: C'est un pauvre maniaque bien connu ici; on l'appelle saint Pierre le pêcheur. Le convoi continua de défiler, non pas joyeusement et au milieu des saillies grivoises que faisaient entendre les soldats français dans leurs marches, mais dans un sombre découragement. Dès que le dernier bruit des pas s'éteignit, dès que le dernier éclat des armes se fut effacé dans l'ombre, le vieillard se tourna lentement, et leva son bâton avec dignité, comme s'il eût voulu commander aux flots agités du fleuve, qui murmuraient d'une voix toujours plus puissante. Je crus de nouveau entendre parler près de moi. - Michaël Popowicz! Michaël Popowicz.... ne vois-tu pas le fanal? criait-on d'en bas en langue russe. Le vieillard murmura quelques paroles, il semblait prier; tout à coup il s'écria à haute voix: Agafia! et au même moment, son visage fut éclairé d'une clarté soudaine qui s'élevait au-delà de l'Elbe. Des hautes colonnes de flammes montaient en tourbillons vers la cime des monts de Misnie, et leur éclat se réflétait en longues lignes flamboyantes dans les eaux agitées du fleuve. Bientôt le bruit de l'eau qui frappe l'eau se fit entendre sous l'arche; il devint de plus en plus distinct, et une figure incertaine saillit et grimpa avec peine le long d'un pilier, * puis elle s'élança avec une agilité merveilleuse par-dessus le parapet. - Agafia! s'écria encore une fois le vieillard ! - Jeune fille, au nom du ciel! Dorothée, quoi!... m'écriai-je à mon tour, mais au même moment, je me sentis étreint et entraîné avec force. - Pour l'amour de Jésus, garde le silence, cher Anselme, ou tu es mort! murmura la petite qui se tenait devant moi, tremblante et grelottant de froid. Ses longs cheveux noirs d'où l'onde ruisselait, pendaient sur son cou, et ses vêtemens mouillés étaient étroitement plaqués autour de sa taille svelte et légère. Elle se laissa tomber, accablée de fatigue, et dit à voix basse : Ah! il fait si froid là-bas.... ne dis rien Anselme, sinon il nous faudra mourir! La clarté des feux frappait son visage, et je n'en pouvais douter, c'était bien Dorothée, la jolie villageoise qui, après avoir vu périr son père, avait abandonné son hameau dévasté, pour venir se réfugier chez mon hôte. Le malheur l'a frappée de stupidité, me disait souvent celui-ci; c'est dommage, car ce serait une bonne créature. En effet, elle ne disait jamais que des choses confuses, et un sourire insignifiant était sans cesse placé sur ses lèvres. Chaque matin, elle m'apportait du café dans ma chambre, et j'avais souvent remarqué que sa taille, que son teint, que la douceur de sa peau, ne pouvaient appartenir à une paysanne. - Eh! mon cher monsieur Anselme, me disait mon hôte, Dorothée n'est pas non plus une paysanne, c'est la fille d'un fermier et une fille de Saxe encore ! En voyant à mes pieds la petite, inondée, tremblante et presque inanimée, je me hâtai de me dépouiller de mon manteau et de l'en couvrir. - Réchauffe-toi, ma chère Dorothée, lui dis-je à voix basse; tu expirerais de froid ! - Mais que faisais-tu dans ce fleuve glacé ? - Silence, répondit la petite, en écartant le collet du manteau qui était tombé sur son visage, et en ramenant avec son petit doigt, sur ses tempes, ses cheveux noirs que l'eau faisait dresser. Silence! Viens sur ce banc de pierre. Mon père parle avec saint André et ne nous entend pas. Je l'entraînai vers le banc, saisi par cette scène merveilleuse, frappé de ravissement et de terreur. J'attirai vers moi la jeune fille; elle s'assit sans façon sur mes genoux, et passa ses bras autour de mon cou; je sentais l'eau froide et pénétrante dégoutter de sa chevelure sur mon sein et sur mon visage, mais en même temps, je sentais tout mon sang bouillonner d'ardeur et de désir. - Anselme, murmurait la petite, tu es bon et plein de douceur. Quand tu chantes, ta voix va à mon ame, et tes regards sont bien tendres! Tu ne me trahiras pas, et qui t'apporterait ton café le matin? Écoute! Bientôt, quand vous serez tous affamés, quand personne ne voudra plus te nourrir, je viendrai toute seule, la nuit, auprès de toi, pour que tout le monde l'ignore, et je te cuirai dans ton âtre de belles piroges, bien blanches et bien tendres. - J'ai de la fine fleur de farine cachée dans ma chambre. Et nous mangerons des gâteaux de noces, des beaux gâteaux dorés ! La jeune fille se mit à rire; puis elle pleura amèrement: ah! comme à Moscou! dit-elle. O mon Alexis, mon Alexis !... Nage doucement; viens à moi sur les flots, ta fiancée fidèle t'y attend... Que nous serons heureux, balancés ensemble !... Tu m'échaufferas par tes baisers... Elle abaissa sa petite tête, et ses gémissemens diminuèrent graduellement; elle respira à plus longs traits et sembla se bercer dans ses soupirs. Je regardai le vieillard; il comptait avec son bâton les feux qui apparaissaient sur les montagnes, et qui se multipliaient sans cesse davantage. Neuf, dix... encore... Allons, courage... Hâtez-vous, mes amis, ils approchent... N'entendez-vous pas leurs chevaux ?... Ah! ce sont eux. Pendant que le vieillard parlait ainsi, les montagnes s'éclairaient de plus en plus, et les fanaux qu'on y avait allumés formaient un horizon de lumière. - Au secours, saint André ! au secours! murmura la petite dans son assoupissement; puis elle se releva convulsivement, et me serrant fortement avec son bras gauche, elle me dit à l'oreille: Anselme, j'aime mieux te tuer! - Et je vis un couteau briller dans sa main droite. Malheureuse! m'écriai-je en reculant avec effroi. - Non, je ne puis, dit-elle; mais maintenant tu es perdu. Agafia! lui cria le vieillard, avec qui parles-tu ? Veux-tu donc nous faire fusiller? - Et avant que j'eusse tourné la tête, il se trouva près de moi, et levant à deux mains son bâton, il le laissa tomber si vigoureusement, qu'il m'eût infailliblement brisé le crâne, si Agafia ne se fût jetée sur lui, et ne l'eût tiré en arrière. Le bâton vola en éclats sur le pavé, et le vieillard tomba sur ses genoux. Allons! allons! cria-t-on de toutes parts en français. Je n'eus que le temps de me jeter de côté, pour n'être pas broyé sous les roues des canons et des caissons qui arrivaient au grand trot des chevaux. C'était le corps d'armée du général Lobau qui avait été forcé de se replier. Les Français avaient trouvé tous les passages des montagnes gardés par les Russes. On disait dans Dresden que les Russes avaient été informés de la marche du comte Lobau, au moyen de fanaux placés de distance en distance par les soins des agens qu'ils avaient dans la ville. Le lendemain, Dorothée ne m'apporta pas mon café. Mon hôte, pâle de terreur, vint me trouver, et m'annonça qu'il avait vu la jeune fille et le vieux mendiant sortir de la maison du maréchal Gouvion Saint-Cyr, escortés par une garde nombreuse. On les avait conduits au-delà du pont de l'Elbe... Anselme se tut et retomba dans ses rêveries profondes. Il résista à toutes nos instances, et refusa toujours de nous en apprendre davantage. On sait comment finit le siége de Dresden. Le comte Lobau partagea le sort du maréchal Saint-Cyr. Il fut envoyé prisonnier en Hongrie, d'où il ne revint qu'en 1814. E. T. A. HOFFMANN. |