dehors, florissait sous nos barreaux, et on aurait imaginé, à nous entendre, que Bonaparte, en s'élevant au pouvoir absolu, avait daigné laisser dans les cachots une constitution modèle et une république expérimentale aux amans de la liberté. Il n'était question que de lui, et Dieu sait de quelles couleurs il était peint! On se tromperait de beaucoup en pensant que l'expression du sentiment qu'il inspirait ne se modifiait que de la haine à l'exécration : c'est trop peu, elle descendait au-dessous du mépris, elle enchérissait sur le dégoût. Tout le monde l'avait connu parmi nous, et tout le monde avait quelque anecdote infamante à attacher au pilori de sa renommée. Déplorables préventions des partis qui obscurcissent les esprits les plus sains, et qui font mentir la conscience elle-même! Voilà cependant comme on apprenait l'histoire aux oubliettes de Sainte-Pélagie, et en vérité, ceux de mes quinze ou vingt amis qui ont eu le bonheur de mourir jeunes, intrépides et résignés, en face de l'hôtel de ville, sous l'administration du premier consul, seraient bien surpris, s'ils voyaient apparaître aujourd'hui dans les poèmes et dans les journaux les gloires épiques du règne de l'Empereur. Quant à moi, j'avouerai naïvement que je n'ai jugé de la grandeur de ce géant que lorsqu'il a été couché ; mais je suis fort excusable de ne l'avoir pas plus tôt mesuré du regard: il avait le pied sur ma tête. Nous vivions donc en paix, sur la foi d'une garantie réciproque, dont les effets ne devaient pas tarder à se faire connaître. Comme il était évident que le Consulat touchait à sa fin, et en cela du moins nous étions assez bien informés, car nous devions recevoir, deux ou trois mois plus tard, les constitutions de l'empire libellées selon la forme ordinaire, chacun s'occupait, de son côté, à saisir l'instant de sa chute, pour jeter à la place vide un gouvernement tout prêt, qui serait nécessairement le meilleur des gouvernemens possibles. Pour réaliser cette utopie à la manière de Thomas Morus ou de Pangloss, les royalistes comptaient sur un plan qui devait réussir bientôt, et les Jacobins sur un système qui ne pouvait jamais mourir. Il y a vingt-six ans que cette discussion se débattait chaudement, et il est douteux qu'elle soit parvenue à ce degré de clarté favorable où il n'y a plus qu'une opinion pour la clôture. Dans cette expectative infaillible, tout le monde arrangeait froidement ses intérêts et ses vengeances pour l'événement. Je ne saurais trop répéter que les deux partis s'étaient mis sincèrement hors de cause; mais il restait entre les extrèmes nombre de gens qui n'avaient nul droit d'exciper de leur large indulgence. Du côté de Chalandon et des siens, c'étaient les Thermidoriens, toujours coupables à leurs yeux de l'assassinat de l'incorruptible, et surtout ces transfuges intéressés de la révolution, qu'on voyait s'atteler complaisamment au char du premier tyran venu, sans égard à leur foi jurée aux lois de la république. Le vieux Bouillé aurait pu lever hardiment parmi nous son front tout sillonné des foudres de la Marseillaise; mais malheur à Cambacérès, à Fouché, à Boulay de la Meurthe, à Ræderer, à Barrère, à Merlin, à Réal, si un Mallet de ce temps-là était venu les écrouer à l'Opinion! Les efforts d'une poignée de prisonniers royalistes, moins implacables dans leurs souvenirs et moins âpres en leurs colères, ne les auraient pas soustraits à la fureur de leurs ennemis. C'était là cependant, qui le croirait ? une des inquiétudes qui nous agitaient incessamment, et l'horreur que nous inspirait tant de sang près d'être répandu nous effrayait de la victoire et de la liberté. C'est que le moment était prochain, imminent, presque actuel, et que nous le pressentions partout, dans le tintement d'une cloche inaccoutumée, dans une rixe du coin de la rue, dans une bande d'ouvriers qui regagnait confusément les faubourgs, dans la foule qui débouchait par pelotons du Jardin des Plantes, les jours d'entrée publique. A la moindre rumeur : « Voilà le peuple, » s'écriait une voix; et le signal de la délivrance parcourait le corridor avec la rapidité de Tétincelle électrique. « Voilà le peuple, » répétait-on de toutes parts; et c'était le peuple en effet c'était bien lui, le peuple insouciant, le peuple apathique, le peuple soumis, le peuple devenu étranger, peut-être avec raison, aux vaines misères de quelques enthousiastes insensés et de quelques spéculateurs étourdis, qui expiaient sous de triples murailles leur zèle ou leur maladresse. Pour ne pas comprendre ce déappointement de toutes les minutes, il ne faudrait connaître ni la prison, ni ses confiances puériles, ni ses fausses joies. C'est bien mal à propos qu'on applique à ce séjour de souffrances et d'illusions la formidable inscription de l'Enfer du Dante : Lassat' ogni speranza, voi che'ntrate, L'espérance est la providence des cachots; elle n'en sort jamais. Je n'ai fait qu'indiquer parmi nos prisonniers MarieEmmanuel Hérisson de Beauvoir. C'était un jeune homme de vingt-cinq ans, et celui des prisonniers qui se rapprochait le plus de mon âge. Sa physionomie très-ouverte avait quelque chose de bizarre, mais d'imposant, qui annonçait deux facultés assez rares à trouver réunies une extrême exaltation et une fermeté de fer. Son front haut, large, blanc, limpide, qui occupait à lui seul plus de la moitié de la face, ses traits fortement rognés et coupés à vives arêtes, ses cheveux noirs, forts, roides et hérissés sans être crépus, jusqu'aux habitudes brusques et anguleuses de son corps nerveux qu'on aurait cru servi par des muscles métalliques, faisaient de lui un des types les plus extraordinaires de force et d'intrépidité dont on puisse se composer l'idéal dans la lecture des Amadis. Il y avait bien à côté de tout cela, dans le contraste qui résultait de la fixité pétrifiée de ses principes et de la mobilité fugitive de ses sensations, dans sa disposition à s'émouvoir des plus petites choses et à se rire des plus grands dangers, dans ses alternatives de désespoir énergique et terrible, d'insouciance nonchalante et endormie, de gaîté frénétique et orageuse, quelque pronostic d'un étrange avenir; mais ces fantaisies de l'imagination ou de caractère étaient rachetées par des qualités si rares, qu'il n'était personne qui ne l'aimât et qui n'aimât à en être aimé. Ce qu'il y a de singulier, c'est que ses idées politiques se ressentaient peu de l'inflexibilité de ses autres résolutions. Cela s'explique cependant, parce qu'il les avait reçues plutôt qu'il ne se les était faites. Sa famille avait été frappée au cœur par la terreur. Si ma mémoire ne m'abuse après tant d'années, il était frère de ce Beauvoir dont le nom se lie, dans les souvenirs du temps, à celui de l'infortunée madame Kolly, et dont la mort fut embellie par l'épisode touchant d'un sentiment romanesque. Celuici, resté orphelin parmi quelques orphelins, obéit à l'impulsion de sa destinée. Quand l'étendard des Chouans se releva en 1799, on appela un Beauvoir, et Beauvoir était présent. Quelques actions de marque le placèrent de bonne heure aux premiers rangs de cette petite armée, où sa bravoure fut plus souvent donnée pour exemple que sa subordination; mais cette direction de son courage n'avait pas été absolument instinctive. Elle était la seule qu'il pût suivre, et non la seule qu'il pût comprendre. Aristocrate de naissance, il appartenait de vocation à toutes les causes généreuses; son âme s'ouvrait sans effort à tous les nobles sentimens. C'était l'homme de Térence à qui rien de ce qui intéresse l'homme n'était étranger, et je m'étonnais quelquefois de l'entendre parler de liberté avec l'émotion d'un adepte, parce que la génération dont je faisais partie, pauvre encore d'expérience et de réflexion, ne comprenait la liberté que sous le drapeau exclusif où son nom était écrit en lettres de sang. Nous ne savions pas que les Chouans s'étaient moins soulevés pour ressusciter d'anciennes formes de gouvernement, dont aucun peut-être n'aurait voulu en particulier, que pour résister à l'invasion d'une tyrannie nouvelle, intolérable sous la Convention, ignoble et honteuse sous le Directoire. Nous ne pensions pas, comme je le pense aujourd'hui, que, s'il a été fait dans les temps modernes quelque chose de plus grand que la révolution, c'est la guerre de la Vendée et la guerre des Chouans. Nous n'avions pas suivi l'immense élaboration du principe de l'égalité dans ce foyer de la démocratie militaire, dans cette Croatie vraiment libre, où s'accomplissait spontanément le phénomène dont nous cherchions le secret avec tant de peine (1). Les (1) Il n'y a rien qui ressemble à un paradoxe comme une idée neuve, et s'il fallait chercher une idée neuve quelque part, ce serait peut-être dans les effusions d'un homme franchement désintéressé de tout l'avenir, et franchement désabusé de tout le passé. Il n'y a donc rien qui ressemble mieux à un paradoxe que cette notion toute nouvelle sur l'esprit essentiellement libéral qui animait les Chouans, et je sais qu'elle ne manquera pas de contradicteurs. Je les renverrai à un pamphlet, d'ailleurs bien peu digne de confiance, mais dont l'auteur n'avait du moins aucun intérêt à rendre les Chouans populaires. Ce libelle, écrit dans le cabinet impérial, et avec le type de l'imprimerie impériale, dont il est, sous cette désignation, le premier specimen, est intitulé: Notice abrégée sur la vie, le caractère et les crimes des principaux assassins aux gages d'Angleterre, qui sont aujourd'hui traduits devant le tribunal de la Seine. On avouera qu'un pareil document laissait peu de chose à faire au ministère public, et qu'une fois les accusés convaincus de crimes et d'assassinats mercenaires, il ne leur restait quelque chose à démêler qu'avec le bourreau. C'est peut-être le seul exemple d'une diffamation officielle et avouée, contre cinquante hommes en jugement. Carrier et Joseph Lebon assistaient à l'exécution de leurs victimes, mais ils ne faisaient pas de brochures pour prouver au juge en séance que tous les accusés étaient mûrs pour l'échafaud. Voici ce qu'on lit sur George dans cet écrit: << Tinténiac fut tué au château de Coëtlogon (juillet 1795). Les of >> ficiers émigrés qu'il avait amenés avec lui, ignorant les ressources >> chouaniques et croyant tout perdu à jamais, se dispersèrent avec les >> fonds de l'armée. George..... profita de cette circonstance..... Pour >> se maintenir, il adopta le système anti-nobiliaire, etc. >>> On trouve quelques lignes à l'appui de ce document dans la correspondance de Puisaye. Il écrit au chevalier de la Vieuville, le 3x décembre 1795: << J'ai écrit au prince de Léon pour l'appeler au commandement de |