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Gadbury avait commencé par être l'élève de Lilly. Une jalousie de métier le brouilla avec son ancien maître, dont il devint alors le rival et l'ennemi acharné. Lorsque Lilly publia son Merlinus anglicus, Gadbury se hâta de publier un Anti-Merlinus. Un autre astrologue du même temps, Partridge, haïssait Gadbury tout autant que celui-ci haïssait Lilly. Lorsque Gadbury mourut, Partridge publia l'histoire de ce qu'il appelait « sa vie ténébreuse (1).» Après cette mort, la compagnie des Stationers, conformément à son privilége, toujours incontestable en pareil cas, continua de publier les almanachs de Gadbury (2). Cela dura jusqu'à ce qu'un autre Gadbury (Job) succédât aux honneurs et à la fortune de son digne parent, et devînt le prophète par excellence d'une autre génération de dupes, non moins crédule que celle qui l'avait précédée.

Swift, en donnant la mort à l'almanach de Partridge, l'an 1709, donna l'immortalité à son auteur.

Le récit qu'il fait « de la mort de Partridge » est un des morceaux les plus piquans d'ironie qu'ait jamais pro

(1) La Vie ténébreuse de Jean Gadbury, Londres, 1693, in-r2. (Note du traducteur.)

(2) Gadbury ne fit pas jouir l'Angleterre seule des bienfaits de sa science astrologique: on a de lui un Almanach des Indes-Occidentales ou de la Jamaïque, pour l'an 1694. Le livre le plus important qui soit sorti de sa plume est: La Doctrine des Horoscopes, expliquant toute la science des directions et des révolutions, avec des tables pour calculer la maison de chaque planète, pour les temps passés, présens et futurs, et la Doctrine des Questions horaires, ajoutée par forme d'appendice. Londres, 1657, in-fol. On trouve à la Bibliothèque du Roi à Paris, un autre ouvrage de lui, intitulé : Théme de nativité du feu roi Charles ler, dressé fidèlement et conformément aux règles de l'astrologie, et dans lequel les causes des fortunes diverses et des malheurs de toute sa vie sont déduites des règles de l'art, ce qui forme occasionnellement une histoire abrégée de nos dernières et malheureuses guerres ; auquel sont joints les thêmes de nativité de la dernière reine et des princes, et leur antipathie ou sympathie comparées avec cet illustre thême. Londres, 165g, in-ra. (Note du traducteur.)

duits le génie de ce terrible controversiste. Partridge se portait personnellement bien; mais quand on a lu Swift, on n'est pas étonné que l'almanach de Partridge soit mort sous les coups d'un tel adversaire.

Il y a cent vingt ans qu'un génie du premier ordre attaquait ainsi, par des armes qu'on aurait pu croire irrésistibles, tous ces fabricans de prophéties, à la solde de la compagnie des Stationers, et cependant les prophètes et leurs sottises ont duré jusqu'à nous.

Les almanachs populaires qui prédisent les variations de l'atmosphère et les actions des hommes ont été conçus d'après les mêmes principes, depuis le temps de leur naissance, au seizième siècle, jusqu'à cette époque où nous les voyons, vieux et décrépits, marcher rapidement à une mort qu'ils ne sauraient éviter. Une citation de Swift nous semble on ne peut plus propre à faire connaître ce qu'étaient ces almanachs, à l'apogée même du succès qu'ils méritaient si peu, et quelle autorité ils avaient acquise dans un pays aussi raisonnable que l'Angleterre, à une époque déjà si éclairée.

« Comment contenir mon étonnement, dit-il, lorsque je vois de bons Anglais, assez riches, pour prétendre à servir leur pays dans le parlement, les yeux fixés sur l'Almanach de Partridge, l'interroger sur les événemens qui signaleront le cours de l'année présente, en Angleterre, ou dans tout autre pays de l'Europe; esprits trop prudens pour oser projeter même une partie de chasse, avant que l'infaillible prescience de Partridge et de Gadbury leur ait appris le temps qu'il doit faire. Ce sont là deux grands personnages: eh bien! je les tiens, eux, ou tout autre membre de la docte confrérie, pour de profonds astrologues, pour les plus grands sorciers qui furent jamais, si je ne produis à l'instant même cent exemples pris au hasard dans leurs almanachs, et propres également à convaincre tout homme raisonnable, qu'ils n'entendent pas même les règles les plus simples de la grammaire, et la syntaxe la plus commune; si je ne prouve pas clairement qu'ils ne sauraient épeler un seul mot étranger à leur vocabulaire usuel, et que leurs préfaces, si propres à révolter le sens commun, n'ont pas même l'avantage d'être écrites en anglais intelligible. Leurs observations, leurs prédictions! en est-il une seule qui ne puisse s'appliquer indifféremment à tous les siècles et à tous les pays du monde ?

>> Dans le cours de ce mois, un grand personnage sera >> menacé de mort ou de maladie. »

« Eh! bon Dieu! la lecture des journaux ne suffit-elle pas, que de reste, à nous apprendre qu'il n'y a point de mois dans l'année que ne signale la mort de quelque personnage marquant? Dans un pays comme l'Angleterre, avec une aristocratie nombreuse, dont tous les membres ne sont pas également plein de jeunesse et de santé, ne serait-ce pas grand hasard que l'événement donnât complètement tort au prophète, toujours libre d'ailleurs de choisir, pour l'accomplissement de sa prédiction, la saison dont l'influence augmente le nombre des malades, ou double la violence des maladies !

> Autre exemple : « La marche de telle planète nous présage de grands complots, de perfides machinations qui peuvent éclater avec le temps. >>

» Là-dessus, si vous entendez dire qu'on a découvert la moindre petite conspiration, les honneurs de la découverte seront pour l'astrologue; si l'on ne découvre rien, sa prédiction n'en restera pas, pour cela, plus mauvaise. >> Enfin, continue Swift, point d'almanach, à la fin duquel vous ne trouviez ce vœu loyal :

<< Dieu préserve notre roi Guillaume III de tous ses ennemis déclarés et secrets! Amen. >>>

>> Maintenant, que par malheur, le roi vienne à mourir, l'astrologue aura clairement prédit cette mort funeste; au contraire, si Dieu nous conserve des jours si précieux, la prédiction ne sera plus que le pieux élan d'une fidélité vigilante. Certains accidens viennent cependant quelquefois donner un démenti aux prophètes : le pauvre roi Guillaume mourut au commencement de 1702, et, s'il eût fallu croire aux prédictions de quelques almanachs, nous aurions encore prié pour la conservation de ses jours, quelque mois après sa mort. >>>

Francis Moore commença sa carrière d'imposture en 1698; il sut si bien s'approprier au plus haut degré toutes les qualités perverses de ses contemporains, qu'il vint graduellement à bout de les écraser et de les étouffer tous; véritable vampire que nous voyons encore de nos jours assis sur un monceau de cadavres, s'engraisser du sang de Lilly, de Gadbury, de Lord, d'Andrews, de Woodhouse, de Dade, de Pond, de Bucknall, de Pearse, de Coelson, de Perkins et de Parker, charlatans plus ou moins illustres du dix-septième siècle. Certes, c'est une assez belle carrière que celle qui se prolonge au-delà de cent trente ans. Le vieux bouffon de la confrérie, le bonhomme Robin, vient de rendre le dernier soupir, après avoir vécu plus long-temps que le vicux Parr (1), ou que Henri Jenkins (2): daigne au moins le ciel détourner tout présage funeste du vénérable Francis Moore !

Par un hasard funeste pour la compagnie des Stationers,

(1) Thomas Parr, paysan anglais, centenaire célèbre, mort à Londres, en 1635, à 152 ans et 9 mois; à 120 ans, il épousa une veuve, et jusqu'à 130 ans il fut assez vigoureux pour labourer la terre.

(Note du traducteur.)

(2) Henri Jenkins, né au comté d'Yorck en 1501, mort en 1670, à l'âge de 169 ans. Dans sa vieillesse, il porta témoignage aux assises, sur un fait dont la date remontait à plus de 140 ans. Sa mémoire était parfaite, et il conserva toutes ses facultés intellectuelles jusqu'à la fin de sa vie. Né antérieureurement à l'établissement des registres dans les paroisses, il n'en trouva aucune qui voulût se charger de lui dans les dernières années de son existence, et il fut réduit à mendier pour vivre; cependant, après sa mort, il fut réclamé par la paroisse de Bolton, comté d'Yorck, sur laquelle il était véritablement né, et qui lui á élevé un monument pour perpétuer le souvenir de son étonnante longévité. (Note du traducteur.)

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il y avait à Londres, près de Saint-Paul, entre 1770 et 1780, sous le nez, pour ainsi dire, de la compagnie, un certain Thomas Carnan, libraire entreprenant, qui, par un moyen quelconque, avait acquis la conviction de l'illégalité du monopole des almanachs. Carnan se fit éditeur d'almanachs pour son propre compte. La compagnie, fort empêchée de ce nouveau concurrent, ne se contenta pas de l'attaquer en flétrissant d'un anathème public ce qu'elle appelait ses contrefaçons; elle trouvait encore moyen de l'envoyer régulièrement en prison pour une cause ou pour une autre, chaque fois qu'au renouvellement de l'année, il recommençait à débiter sa marchandise. Mais Carnan n'était pas un adversaire facile à terrasser: c'est une tradition reçue dans sa famille, qu'il ne marchait jamais sans avoir dans sa poche une chemise blanche, pour être toujours à même de comparaître en costume décent devant les magistrats et le geolier royal de Newgate. La Cour de l'échiquier (1) le renvoya enfin en 1775 au jugement solennel du Common Pleas (2), sur

(1) La Cour de l'échiquier est l'une des cours inférieures de l'Angleterre. Sa compétence est principalement de régler tout ce qui concerne les revenus de la couronne; mais, à l'aide d'une fiction, il est possible de soumettre d'autres causes à sa juridiction. Il suffit au demandeur d'alléguer qu'il est fermier ou débiteur du roi, et que le tort dont il se plaint le met hors d'état de payer sa dette ou d'acquitter son fermage. Au moyen de cette formalité, le premier venu peut poursuivre ou être poursuivi, comme ceux qui sont réellement débiteurs du roi.

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Son nom de Cour de l'échiquier lui vient du tapis à carreaux qui couvre la table devant laquelle les membres se réunissent; sur ce tapis, quand on règle certains comptes du roi, les sommes sont marquées et comptées avec des jetons.

Cette cour est présidée par le chancelier de l'échiquier, dont les fonctions correspondent à celles de ministre des finances, et qui, comme tel, fait partie du ministère. (Note du traducteur.)

(2) La cour des Plaids communs (common Pleas) est une des cours inférieures de l'Angleterre.

On entend par plaids communs toutes les actions civiles entre particuliers.

Cette cour, qui siége dans le palais de Westminster, se compose d'un président et de trois juges nommés par le roi. (Note du traducteur.)

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