Castille. Froissart est du même avis; mais notre chevalier, plus naïf que ses contemporains, avoue que Pierrele-Cruel lui est surtout odieux en qualité de païen et d'infidèle, comme ayant refusé la dîme au clergé, comme ayant protégé les Juifs, contrarié les vůes du pape, et recherché l'alliance des Maures. Une lueur de vérité jaillit de cet aveu du bon Froissart; ce n'est pas le tyran inexorable qu'il poursuit de sa haine, c'est l'impie excommunié par Urbain V. A une époque où tous les trônes étaient souillés de sang humain, les meurtres commandés par le fils d'Alphonse n'avaient point le droit d'étonner les hommes. Alors Pierre d'Aragon faisait massacrer son frère dans son palais; le roi de Portugal assassinait la maîtresse de son fils; le Prince Noir, le héros de ces temps, faisait passer au fil de l'épée toute la population d'une ville qui avait résisté à ses armes. Des rois qui n'avaient pas, comme Pierre-le-Cruel, une révolte perpétuelle à étouffer, faisaient du meurtre le premier instrument de leur politique. Environnés de périls, et pressés de tous côtés par cette aristocratie féodale, qui resserrait leur pouvoir dans les plus étroites limites, ils se débattaient dans ces liens qu'ils ne pouvaient briser; et leur glaive, qui frappait toujours et toujours au hasard, était le seul insigne et le dernier appui de leur autorité inquiète et précaire. Aussi dénué de sentiment moral et de pitié pour les hommes que tous les rois ses contemporains, Pierre de Castille, doué d'un caractère plus inflexible, et placé dans des circonstances plus périlleuses, abusa, jusqu'à un excès épouvantable, dé ce prétendu droit d'homicide et de vengeance que s'arrogeaient alors les hommes puissans. Mais ce ne fut pas tout : son imprudent dédain menaça le pape, foula aux pieds les arrêts du Saint-Siége, osa correspondre avec les Maures d'Espagne; dès-lors, la haine populaire l'accabla; le roi impie fut anathème. Rien de plus curieux que de retrouver dans une ancienne bal lade, composée en patois languedocien, l'expression des opinions vulgaires qui rendaient Pierre de Castille odieux aux peuples (1). Savez-vous ce que le rhapsode de Toulouse reproche à Don Pèdre, A Pey, lou rey de Leon? ce n'est pas d'avoir égorgé ses frères, ni épousé trois femmes à la fois; mais bien d'avoir abandonné Blanche, fille du duc de Bourbon, pour se marier à une jeune Mauresque : Blanca Filha Del bon seignor, duc de Bourbon, Pierre n'avait pas plus quitté la loi du bon Dieu, qu'il n'avait épousé la fille du roi Bellemarine; mais Urbain V, le roi de France et Henri de Transtamare étaient ligués pour le détrôner; il fallait animer les peuples contre lui, et on le métamorphosait en mahométan. Aussi, dit encore le rhapsode, « si les enfans quittaient leurs mères, et >> les époux leurs femmes, et les clercs leurs livres, >> c'était pour la foi » : Le tout se fasia per la fé. Combattre Pierre, c'était combattre les infidèles. Guesclin couronnéc rey d'Espagna « Guesclin, non sans peine, couronna Henri et le fit >> roi d'Espagne, et tous les Sarrazins furent battus ». Voltaire, et avant lui les Espagnols Gracia Rei et (1) Cançon ditta la Bertat, fatta sur là guerra d'Espagna, par M. Buchon. Voyez l'excellente édition des Chroniques de Froissart. Zuniga de la Roca ont entrevu la vérité; mais ils n'ont ni dévoilé le vrai caractère de don Pèdre, ni éclairci l'histoire orageuse et sanglante de son règne. Selon Zuniga, cet homme, qui fit tuer sous ses yeux cinq de ses sept frères, n'était qu'un roi juste et vengeur. Voltaire se contente de présenter le problème historique, et d'avouer ingénument l'impossibilité de le résoudre. Cependant un document précieux et authentique, la chronique contemporaine écrite par le chancelier de Castille, don Lopez de Ayala, eût suffi pour lever tous les doutes et expliquer l'énigme. Don Lopez avait servi tour à tour sous les bannières de dọn Pèdre et de son frère. C'était un homme de sens et d'esprit, éprouvé par le malheur; poète remarquable, écrivain consciencieux, sa chronique, justement appréciée des Espagnols, et qui n'a été traduite en aucune langue, nous révèle non-seulement les secrets de cette ame sanguinaire et vindicative, que Voltaire ne peut comprendre, mais toutes les mœurs de l'Espagne au quatorzième siècle. Ouvrez-là: vous êtes transporté au milieu de ce monde antique et inconnu; vous êtes auprès de Pierre-le-Cruel; vous voyez à ses côtés la belle Padilla, sa maîtresse, petite de corps et de bon entendement, pequegna de cuerpo et di buen seso. Étudiez ce vieux style castillan, déjà si sonore, si fier et si pompeux; vous y verrez respirer l'énergie ardente et concentrée, caractère de ces hommes et de ces temps. Entrez avec le roi dans la chambre de fer, el palacio de yerro; montez avec lui l'escalier del caracol (du limaçon), dans l'alcazar de Séville, où il avait logé sa maîtresse, et où il passait la belle saison avec elle: admirez ce mélange incroyable de sentimens tendres et mélancoliques, d'habitudes meurtrières et de délices voluptueuses: puis voyez-le en butte à toutes les conjurations de ses grands, marchant au combat contre eux, monté sur un cheval noir, précédé de sa bannière, armoyée de Castille. Après cette lecture, vous verrez s'élever devant vous, non plus vague et indécise, mais complète, sombre, sanglante, dans toute sa réalité, cette figure historique. Vous pourrez suivre, depuis son adolescence jusqu'à son dernier moment, les progrès de cet homme dans la cruauté, compter tous les sentimens de cette âme, que le malheur endurcit et enflamma sans la tremper. Rien ne justifiera le meurtrier: mais en voyant à combien de crimes il a répondu par des crimes, vous vous étonnerez vous-même de plaindre sa destinée; peut-être aussi vous laisserezvous surprendre par un sentiment d'admiration et d'effroi pour cette volonté de fer, que les résistances n'ont jamais lassée, que les foudres de Rome n'ont pas étonnée, et qui, n'ayant que des ennemis dans son royaume et au dehors, lutta seule contre le sort et contre les hommes. En un mot, c'est dans la chronique d'Ayala, et là seulement qu'il faut étudier don Pèdre. C'est là, et non dans les historiens modernes, qu'il se dessine, dans sa vérité terrible et isolée, au milieu d'un siècle barbare, comme on voit se détacher sur un ciel de feu le rocher des Algarves, avec ses cactus africains et les arètes noires de ses granits. Ayala n'est ni un Hérodote ni un Froissart. Il porte l'empreinte ibérique dans sa pureté. Il est diffus en paroles, comme les enfans et les gens du peuple; la langue qu'il manie est toute jeune, il craint de ne pas se faire entendre: mais pas un mot ambitieux ou hors d'œuvre. Tout est à sa place. Il n'a pas le désir de conter et l'amour de dire : on sent que l'austère passion de la justice et de la piété l'anime. Il réunit d'étranges contrastes, naïveté, grandeur, ardeur et calme. Froissart, dans ses aimables et curieux récits, commet plus d'une injustice par bonhomie ou bonté d'âme : il est peintre; les spectacles le frappent; il est surtout curieux; il aime à répéter combien les pennons sont beaux, et comment l'oriflamme brille au soleil. Un mouvement vif prête du charme à sa diction. Les belles emprises le ravissent, et quelquefois il oublie un fait peu favorable à ses amis. Ayala, moins pittoresque, émeut plus vivement les passions, il est plus dramatique et plus tragique. Une énergie profonde, une ardeur et une force terribles se cachent sous la tranquillité de ses récits. C'est une atmosphère pure, mais ardente, et la foudre n'est pas loin. Je ne me rappelle pas un seul endroit où il fasse, comme le pénétrant Comines, concession de la vertu au succès, ni où il se fâche et s'indigne, comme il arrive quelquefois à notre Froissart. Mais si cet homme d'État dit d'un roi: Il fit mal, la gravité de sa parole tombe, pour ainsi dire, de tout son poids, et la sentence paraît irrévocable. Froissart peint, Comines observe, Ayala juge. La première scène à laquelle il nous fait assister se passe au camp d'Alphonse XI, devant Gibraltar. Ce roi meurt, et les honneurs funèbres que ses ennemis lui rendent nous transportent au milieu de ces chevaliers chrétiens et maures, rivaux de gloire, d'héroïsme et de barbarie. Don Pèdre règne ; à peine a-t-il ceint le diadème, sa mère se hâte de faire assassiner son ancienne rivale, Léonor de Gusman, maîtresse d'Alphonses acte qui n'appartient point à don Pèdre, et qui lui fait sept ennemis mortels des sept fils de Léonor. Après cette leçon de meurtre donnée à un roi de quinze ans par sa mère, Albuquerque, son gouverneur, ennemi de Garcilasso de la Vega, lui en donne une seconde, en faisant tuer son ennemi dans le palais de son roi. Don Pèdre eut le tort de se livrer en esclave aux volontés de sa mère et de son gouverneur, et ces deux assassinats qu'il souffrit sans les ordonner, furent la double source de tous les maux de son règne. Bientôt nous allons assister à ce terrible spectacle, et don Lopez va nous introduire dans le palais ensanglanté de don Pèdre. Mais, pour comprendre cette scène, ainsi que celles que nous emprunterons au chroniqueur, il faut se souvenir que la vengeance, Némésis des temps féodaux, divinité qui inspira au Dante son |