Page images
PDF
EPUB

grand hymne de haine et d'amour, régnait surtout en Espagne, et qu'aujourd'hui même, après quatre cents ans révolus, elle est encore toute-puissante dans la Péninsule. Il faut se rappeler ces vieilles mœurs des Celtibères, mœurs dont l'empreinte semble destinée à ne s'effacer jamais; cette profonde indifférence pour la vie des hommes et pour sa propre vie, ces croyances austères, ces plaisirs cruels; enfin tous ces caractères indélébiles du génie national, caractères empreints si profondément, et dans le théâtre espagnol, semé de cadavres immolés au point d'honneur, et dans les annales de la Péninsule, plus sanglantes que celles des rois d'Israël. Il faut rappeler à son souvenir la situation de ce pays pendant le quatorzième siècle: anarchie perpétuelle; père, fils et frères s'entr'égorgeaient; trônes sans bases, vassaux tyrans de leurs rois, reines adultères; un chaos affreux, des passions effrénées, et la barbarie du temps augmentée par l'indomptable violence des caractères.

Écoutons maintenant le chroniqueur, dont nous reproduirons le vieux style, avec toutes ses redites, toutes ses longueurs, et chargé de toute sa rouille :

« La reine eut pitié du malheureux Garcilasso, et lui envoya dire qu'il eût à se garder et à ne pas venir au palais. Il ne le voulut croire, et de grand matin vint au palais. Et quand il fut entré, don Juan Albuquerque dit à un alcade du roi, qui était présent et qui se nommait Domingo Juan de Salamanque: Alcade, vous savez ce que vous avez à faire. Et l'alcade alla vers le roi et lui dit: Seigneur, ordonnez vous-même, je ne puis l'ordonner. Et alors le roi dit très-bas: Archers, arrêtez Garcilasso. Et don Juan avait amené avec lui trois écuyers, élevés chez lui, armés de poignards, d'épées et de dagues; et quand le roi eut dit ces paroles, d'arrêter Garcilasso, les trois écuyers s'avancèrent très-intrépidement vers lui. Et Garcilasso dit au roi : « Seigneur, que ce soit votre plaisir de m'envoyer un prêtre à qui je puisse me con

1

fesser. Et vous, Rui Ferrendez mon ami, je vous prie d'aller trouver dona Léonor, ma femme, et de lui demander un écrit du pape où se trouve une absolution ». Rui Fernandez s'en excusa. Et on lui donna un prêtre qui se trouvait là par aventure; et Garcilasso le prit à part, et causant avec lui sous un petit portail donnant sur la rue, il commença à lui parler de pénitence. Et le prêtre dit par la suite qu'il avait tâté les habits de Garcilasso pour savoir s'il n'avait pas de dague sur lui. Et alors les amis de Garcilasso se retirèrent ensemble en un coin. Albuquerque dit au roi : « Seigneur, ordonnez ce qu'il vous plaît que l'on fasse de lui. » Le roi n'osait répondre, et il dit: Faites! Et deux chevaliers furent chargés de porter cet ordre aux archers, et ces derniers n'osaient pas; l'un d'eux alla vers le roi et dit : « Seigneur, que faut-il faire de Garcilasso? » - «Albuquerque dit que vous le tuiez, » reprit le roi. Alors l'archer donna un grand coup de massue sur la tête de Garcilasso, et on lui donna beaucoup de coups jusqu'à ce qu'il mourût. Le roi voulut qu'on le jetât dans la rue, ce que l'on fit. Et ce jour de dimanche, il y avait dans le palais une course de taureaux, à cause de la récente arrivée du roi; le corps qui était là devant le palais ne fut pas enlevé; et le roi voyant comment le corps était étendu par terre, et comment les taureaux le foulaient aux pieds, il le fit poser sur un banc devant le palais, et là il resta tout le jour. >>>

A la haine qu'inspiraient de tels actes, se joignait le mépris des seigneurs pour un roi de quinze ans. Ameutés et soutenus par Henri, frère bâtard de Pierre, ils soulevèrent la plupart des villes, se fortifièrent dans leurs châteaux, et annoncèrent clairement le désir de couronner Transtamare. Albuquerque ne conseillait au roi, gouverné par lui, qu'une sévérité inflexible. Tous ceux qui avaient pris part à la révolte, et que le roi put saisir, furent égorgés. « Jusqu'à ce moment, dit Voltaire, on >> peut nommer dón Pèdre sévère, mais non cruel. >>> Don Ferrandez Coronel avait soulevé Tolède. Voici comment don Lopez Ayala raconte sa mort :

« Gutiez Ferrandez rencontra don Alphonse Ferrandez Coronel, et lui dit : « Compère mon ami, combien il » me peine de la querelle que vous avez soulevée ! » et don Alphonse lui répondit: Gutier Ferrandez, croyezvous qu'il y ait quelque remède ? - En vérité, je ne le pense pas, lui répondit Gutier, dans l'état où sont les choses; et don Alphonse dit: Pour moi, j'y vois un remède. - Lequel, don Alphonse? - Et celui-ci reprit: Gutier Ferrandez mon ami, le remède à tout ceci, c'est de mourir aussi bravement que je pourrai, comme chevalier. Et il s'arma d'une cuirasse et d'un heaume et d'une épée, et il alla ainsi pour ouïr la messe, et étant dans l'église, un de ses écuyers vint lui dire : « Que faites-vous, don Alphonse Ferrandez ? le mur de la ville est tombé et on entre par la brêche, et don Pèdre Estébanez Carpentero, commandeur de Calatrava, est entré dans la ville avec beaucoup de gens d'armes. » Et don Alphonse répondit : « Quoi qu'il en puisse être, je commencerai par aller voir Dieu. » Et il resta tranquille jusqu'au moment où le prêtre éleva le corps de Dieu, puis il sortit de l'église, et vit que les gens du roi étaient déjà entrés dans la ville, et se retira dans une tour, armé comme il était. Là vint le prendre Dia-Gomez de Tolède, chef des gardes du corps du roi. Et quand don Alphonse le vit, il lui dit : Dia-Gomez mon ami, pouvezvous me mettre vivant en présence du roi mon seigneur? Et Dia-Gomez lui dit: Je ne sais si je le pourrai faire; mais soyez assuré, don Alphonse, que je ferai tout mon possible pour cela. - Eh bien! menez-moi avec vous, Dia-Gomez mon ami, et dites à vos hommes qu'ils fassent ce qu'ils pourront pour préserver mes enfans qui sont en ma maison, et empêcher qu'il ne leur advienne mal. Alors il fut désarmé et conduit au roi, et don Alphonse d'Albuquerque le rencontrant, lui dit: Quelle querelle

avez-vous soulevée sans raison, étant si bien venu et considéré en ce royaume? Et don Alphonse lui dit: Nous sommes en Castille, et vous savez ce que l'on dit communément: Castille fait les hommes et Castille les perd. Ma destinée n'a pas été d'échapper à ce malheur, et je ne vous demande pour grâce que de me faire donner aujourd'hui cette même mort que j'ai fait donner, au même jour et à la même heure, à don Gonzalo Martinez d'Oviedo, maître d'Alcantara. - En effet, il avait été chargé par Alphonse XI de donner la mort à ce seigneur, qui avait déplu à Léonor de Gusman, la riche dame (la rica dona ). »

Telles étaient ces épouvantables mœurs. Ce roi enfant, après une année et demie de règne, se trouve avoir pour ennemis les partisans de Garcilasso, ceux de ses frères bâtards, et les communes que l'on soulève, c'est-à-dire tout son royaume. Albuquerque, pour assurer sa propre puissance, lui donne une maîtresse, cette Padilla qu'il a tant aimée; puis il envoie demander en mariage pour lui la fille du duc de Bourbon. Quand la jeune épouse du roi arrive à Séville, don Pèdre, vivement épris de Padilla, refuse de l'accepter pour femme; on le presse, on le fait consentir malgré lui. Ses frères, entourés de leurs vassaux armés, refusent d'assister à ses noces; il traite avec eux et leur pardonne; trois jours après la célébration du mariage, il retourne à sa maîtresse. Albuquerque, son gouverneur, irrité de cette désobéissance, le quitte, et va se fortifier dans ses châteaux. Don Pèdre ne trouve plus que résistance et inimitié : ce fougueux jeune homme s'en irrite; guerrier infatigable, il soumet pied à pied tout son royaume en révolte : cependant on le fait captif, on l'enferme dans le château de Toro. Sa mère et tous les grands le gardent à vue, il se voit privé de tout pouvoir, et dévorant silencieusement son affront, il médite cette longue vengeance que toute sa vie a cherchée et accom plie, et que sa mort a expiée.

Jusqu'à ce moment, don Pèdre fut malheureux ; c'est de sa captivité que date cette fureur de sang qui a marqué le reste de sa carrière. Abandonné de tout le monde, et dans l'agitation d'un constant effort, il change de nature; entraîné au meurtre par la nécessité de sa défense, il en prend l'habitude et le besoin: c'est ici que l'homme devient tigre, et que la frénésie de tuer passe comme une fièvre dans son sang. Toute espérance de paix et de réconciliation l'abandonne; il se débat dans le crime, et ne trouve plus de sûreté pour lui que dans l'effroi qu'il fait naître. Quand de fidèles serviteurs lui donnent des avis salutaires, il les punit en les tuant. Ainsi mourut Gutier Ferrandez, dont Lopez Ayala rapporte une lettre sublime.

« Quand on vint avertir Gutier Ferrandez qu'il avait à mourir, il demanda qu'on lui permît d'adresser une lettre au roi, et il envoya chercher un écrivain qui fit cette lettre sous sa dictée. Elle était conçue en ces

termes.

« Seigneur, moi, Gutier Ferrandez, de Tolède, je yous baise les mains, et me dégage de ma foi envers vous; car je m'en vais chez un autre seigneur qui est plus grand que non pas vous. Et, seigneur, votre grâce sait bien comment mon père et mes frères et moi fûmes toujours, depuis votre naissance, en votre foi et vasselage, et avons souffert beaucoup de maux et périls pour votre service, au temps où dona Léonor de Gusman avait pouvoir dans ce royaume. Seigneur, je vous ai toujours servi, et je crois que les vérités que je vous ai dites pour votre bien et utilité sont la cause pour laquelle vous me faites tuer. En cela, seigneur, vous agissez selon votre volonté; mais moi, j'ai fait mon devoir de loyal sujet, et je demande que Dieu vous le pardonne; car jamais je ne méritai rien de tel, et maintenant, seigneur, je vous dis, étant à l'heure de la mort, et n'ayant que ce dernier conseil à vous donner, que si vous ne rengaînez

« PreviousContinue »