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sire Bertrand, étant très-bon chevalier, il serait bien de le retenir tant que dureraient les guerres d'Angleterre et de France, et que mieux vaudrait encore perdre la somme à laquelle pourrait s'élever sa rançon, que de lui accorder sa délivrance. Et le prince fit donner cette réponse audit messire Bertrand; et quand messire Bertrand l'entendit, il parla en ces termes au chevalier qui lui apportait ce message :

»

>>

« Dites à monseigneur le prince que je tiens que Dieu » et lui me font très-grande grâce, et qu'entre autres signalés honneurs que j'ai remportés en ce monde de » chevalerie, nul ne m'est plus précieux que de voir ma >> lance tant redoutée des Anglais, que pour la crainte qu'il ont de moi, ils n'osent me mettre hors de prison ; » et puisqu'il en est ainsi, je tiens ma captivité pour » honorée et glorieuse, bien plus que ne serait ma déli» vrance. Et que le prince soït assuré qu'il ne pouvait » me rendre aucun plus signalé service, car tous ceux qui entendront et verront cela penseront que je suis » le plus honoré chevalier du monde, et que j'ai rem» porté le plus grand prix et guerdon que chevalerie » puisse donner. »

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>> Et le chevalier rapporta au prince toutes ces raisons, et le prince y réfléchit et dit : « Cela est vrai; allez et >> retournez devers messire Bertrand, et dites-lui qu'il » me plaît fort de le mettre à rançon, et qu'il ait à fixer » lui-même la quantité d'argent qu'il voudra donner; >> que cette somme sera telle qu'il la proposera; que je »> ne lui en demanderai rien davantage : voire que s'il » me promettait un seul fêtu de paille pour sa rançon, >> je lui accorderai sa délivrance à ce seul prix. »

» Et l'intention du prince était telle, que si messire Bertrand lui eût dit que pour cinq francs, il voulait sortir de prison, il ne lui en eût pas demandé plus; car moins il eût payé, moins d'honneur lui serait revenu : et ainsi il faisait entendre à messire Bertrand qu'il pouvait

bien se passer de sa rançon, et que les Anglais ne redoutaient pas tant les coups de sa lance. Adonc le chevalier retourna devers messire Bertrand, et lui dit : << Monseigneur le prince vous envoye dire que son bon plaisir est que vous soyez libre de prison, et que votre finance soit telle quantité d'argent qu'il vous plaira fixer et promettre; et qu'il ne vous demandera pas une obole de plus, quand même vous ne lui promettriez qu'une paille de celles qui sortent de la terre, et que cela suffira. »

>> Et messire Bertrand comprit bien l'intention du » prince, et dit : Je remercie monseigneur le prince de » ce qu'il m'envoye dire, et puisqu'il en est ainsi, je vais >> fixer la quantité de mes finances. » Et chacun croyait qu'il allait se mettre à petite rançon, car messire Bertrand n'avait au monde rien, sinon son corps. Et messire Bertrand dit ainsi : « Puisque monseigneur le prince use » de telle franchise envers moi, et qu'il ne veut me de» mander rien, sinon la finance que j'aurai fixée moi» même, dites-lui que, malgré que je sois pauvre che>>valier, mal pourvu d'or et de monnaie, pourtant avec » l'aide de mes amis, je lui donnerai cent mille francs D d'or pour la liberté de mon corps, et que de cela je >> je lui donnerai bonnes sûretés. »

» Et le chevalier du prince s'en retourna très-émerveillé, et dit au prince : « Seigneur, messire Bertrand » s'est rendu à votre volonté, et il a fixé sa rançon et » finance; » et le prince demanda : «< Combien ; » et le chevalier dit : « Seigneur, messire Bertrand dit qu'il vous tient à courtoisie tout ce que vous lui avez envoyé dire touchant sa rançon et finance. Et il ajoute que', bien qu'il soit pauvre chevalier, mal pourvu d'or et de monnaie, cependant, avec l'aide de ses parens et amis, il vous comptera cent mille francs d'or pour sa personne, et que de ce vous donnera bonne sûreté. » Et le prince fut tout émerveillé ; premièrement du grand courage de messire Bertrand, et en outre comment il pourrait se

procurer si grande quantité d'argent, et il dit au chevalier que, puisque cela était ainsi accordé, il fallait lui tenir parole, ni jà s'en aller arrière, mais bien accepter les sûretés pour les cent mille francs d'or qu'il avait fixés.

Et le chevalier retourna devers messire Bertrand, et lui dit que le prince son seigneur, était satisfait de la quantité des cent mille francs qu'il avait fixés pour sa personne, et qu'il eût à donner ses garanties, et qu'il serait mis hors de prison. Et messire Bertrand envoya aussitôt en Bretagne, aux grands seigneurs, barons, et chevaliers ses amis, pour leur faire savoir comment il était mis à rançon pour la somme de cent mille francs, qu'il avait à donner pour sa délivrance au prince de Galles; et qu'il leur demandait qu'ils voulussent donner caution pour lui au susdit prince, de manière à ce qu'il fut assuré du paiement; et qu'il se fiait en Dieu et en la merci du roi de France son seigneur, que quand il serait libre de la prison, il s'acquitterait envers eux de ce qu'ils auraient promis ou donné.

» Et les seigneurs, barons et chevaliers de Bretagne auxquels il adressa ces lettres, lui envoyèrent aussitôt dire que tous et chacun ils se tenaient prêts à s'obliger pour la somme qu'il requerrait pour sa rançon, de manière à ce qu'il fût libre de prison. Et pour qu'il fût certain que leur volonté était telle, chacun d'eux lui envoya un de ses écuyers, avec son sceau et plein pouvoir de s'obliger en leur lieu et place. En France et Angleterre, la plus grande obligation qu'un chevalier et homme de grand lignage puisse donner est le sceau de ses armes : car ils disent que donner son nom et signature est beaucoup, mais que dans le sceau se trouvent à la fois le nom et les armes, qui sont l'honneur du chevalier.

» Et les écuyers des seigneurs, barons et chevaliers de Bretagne, amis de messire Bertrand, vinrent devers lui à Bordeaux, et lui dirent comme quoi les seigneurs, barons et chevaliers de Bretagne le saluaient, et lui en

voyaient leur sceau, afin qu'ils s'obligeassent pour le temps et la somme requis par lui. Et messire Bertrand, quand il vit ces écuyers porteurs des sceaux de ses amis, donna ses sûretés au prince, fixa une somme d'argent pour chaque sceau, et une époque pour chaque somme à donner jusqu'au payement total des cent mille francs d'or. Et alors fut messire Bertrand libre de prison, et il partit de Bordeaux, et s'en fut devers le roi don Charles de France (Charles V); et quand il fut arrivé, le roi le reçut fort bien. Et un jour il lui demanda quelle finance il avait promise pour sa rançon, et messire Bertrand lui dit: Cent mille francs d'or, et lui raconta toutes les raisons qu'il avait eues sur ce propos avec le prince de Galles, et le roi de France lui dit : « Je suis assuré que ces cent >> mille francs d'or, vous ne les avez promis que dans le cas où je viendrais à votre aide; et partant je veux que vos amis de Bretagne soient quittes de toutes leurs promesses et signatures, et je les payerai pour vous.» Et il ordonna à un de ses trésoriers, qu'il donnât à messire Bertrand pouvoir de se faire payer les cent mille francs d'or par les marchands de Paris; en outre, il ordonna à son trésorier de compter à messire Bertrand trente mille francs, pour se vêtir, équiper et armer : et ainsi fut fait et accompli.

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» Et nous avons voulu mettre ce fait en ce livre ainsi qu'il s'est passé, d'abord comme étant advenu à un vaillant chevalier pris à la bataille de Najara, et ensuite afin de raconter les grandes et nobles promesses faites par les bons. Car le prince de Galles, en tout ce qu'il fit dans cette affaire, agit grandement : premièrement en mettant à rançon messire Duguesclin, pour que l'on ne dît pas que les Anglais avaient crainte d'un seul chevalier français; et en outre, il fit bien, en laissant la finance à la liberté de messire Bertrand, et ne montrant pas de cupidité ni d'avarice. Et messire Bertrand agit en chevalier courtois dans ses réponses au prince, et en outre, il lui

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fut tenu à grand honneur d'avoir fixé pour sa rançon une somme très-forte, parce qu'il voyait bien que l'intentions du prince était qu'il en fixât une petite, afin de le réduire lui-même à petite valeur. En outre, il est grand raison de ne pas oublier la noblesse, et grandeur de courage (1) du roi de France, quant à la largesse qu'il fit en donnant à messire Bertrand cent mille francs pour sa rançon, et trente mille francs pour s'équiper. Et pour toutes ces raisons j'ai mis ici cette histoire, car les franchises et noblesses et largesses des rois, il est besoin qu'elles restent toujours gravées dans la mémoire des hommes, et ne soient pas oubliées, non plus que les hauts faits et actions de chevalerie. »

C'est ainsi que la grave ingénuité de Lopez Ayala, après nous avoir fait assister à ce que les fureurs féodales eurent de plus atroce, nous montre cette même chevalerie sous son plus brillant point de vue, comme une lutte de générosité et d'honneur. Un autre document, plus précieux encore et unique en son espèce, se trouve chez le même chroniqueur.

Après la victoire de Najara, don Pèdre demanda conseil à un sage maure, nommé Benahatin, ministre du roi de Grenade. La réponse du Maure nous a été conservée par Lopez Ayala. C'est le monument le plus curieux de la sagesse arabe, et de la supériorité intellectuelle des Maures d'Espagne sur les chrétiens d'Occident.

Lettre remplie de bons exemples et utiles conseils, adressée au roi don Pèdre par le sage maure Benahatin.

« Grâces soient rendues à Dieu, créateur de toutes choses! à vous, grand roi, très-célèbre et très-noble, Dieu veuille donner tout pouvoir sur la terre et le bonheur

(1) Cette noblesse et grandeur de courage se réduisaient à faire payer eent mille francs, somme exorbitante pour l'époque, par les mar chands de Paris, c'est-à dire par le peuple.

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