restait en silence. Enfin le roi don Pèdre, se voyant abandonné et sans espoir, s'aventura une nuit et vint dans la tente de messire Bertrand, et se mit en son pouvoir, armé d'une épée et monté sur un cheval. Et bientôt le roi don Henri arriva avec don Fernand de Castro et Diego Gonzalez d'Oviedo, et Men-Rodriguez de Sénabria et d'autres. Le roi don Henri était armé de toutes ses armes avec le bassinet sur la tête; et aussitôt qu'il fut entré, il vit le roi don Pèdre, et il ne le reconnut pas, car il y avait grand temps qu'il ne l'avait vu. Et un chevalier de ceux de messire Bertrand lui dit : ་ Prenez garde, voici votre ennemi!» Le roi don Pèdre s'écria deux fois : Je le suis, je le suis! Aussitôt le roi Henri, le reconnaissant, le frappa avec une dague à travers le visage; et l'on dit que tous deux, le roi don Pèdre et le roi Henri, tombèrent par terre, et que, roulant l'un sur l'autre, le roi Henri frappa son frère, et le tua de beaucoup de coups. >> Et ainsi mourut le roi don Pèdre, âgé de trente-six ans; et il fut grand de corps, blanc et rouge, et il bégayait un peu. Il était grand chasseur d'oiseaux, et l'on dit que sa fauconnerie lui coûtait chaque année trente mille doubles; et il souffrait beaucoup de fatigues, car il faisait par jour vingt ou vingt-cinq lieues, et il était fort sobre et sans aucune maladie de corps. Et il dormait peu, et il était grand guerrier, aimant beaucoup les femmes, et fort soupçonneux; et il se plaisait à amasser des trésors et bijoux précieux. Et il tua trop d'hommes en son d'où lui vint tout le dommage que vous avez royaume, ouï ; c'est pourquoi nous dirons avec le prophète David : Maintenant soyez instruits, vous rois qui jugez le monde; car la vie de ce roi fut un grand jugement et une leçon forte, merveilleuse et épouvantable. » Après avoir étudié don Pèdre chez le chroniqueur Ayala, il faut, pour achever de le connaître, s'arrêter devant le portrait authentique de ce roi, dont Llanugo Amirola a orné ses chroniques espagnoles : Tête de fer ou de bronze, n'exprimant que la puissance de vouloir et l'impuissance d'oublier, avec des yeux fixes et comme étonnés ; un front bas, qui semble fait pour ne point contenir de pensée; quelque chose de mélancolique dans le sourire; le sourcil haut, fier et inexorable physionomie à laquelle les idées semblent manquer, et où la force de la volonté règne seule, où il n'y a que des passions sans arrêt, de l'audace sans mesure, de l'inflexibilité sans prudence. Et ce sont là les traits dont se composent son histoire, et ses crimes et ses malheurs. PH. CHASLES. VISION DE CHARLES XI. There are more things in heav'n and earth, Horatio, SHAKSPEARE, Hamlet. On se moque des visions et des apparitions surnaturelles; quelques-unes cependant sont si bien attestées, que, si l'on refusait d'y croire, on serait obligé, pour être conséquent, de rejeter en masse toutes les preuves historiques. Un procès-verbal en bonne forme, revêtu des signatures de quatre témoins dignes de foi, voilà ce qui garantit l'authenticité du fait que je vais raconter. J'ajouterai que la prédiction contenue dans ce procès-verbal était connue et citée bien long-temps avant que des événemens arrivés de nos jours aient paru l'accomplir. Charles XI, père du fameux Charles XII, était l'un des monarques les plus despotiques, mais l'un des plus sages qu'ait eu la Suède. Il restreignit les priviléges monstrueux de la noblesse, abolit la puissance du sénat et fit des lois de sa propre autorité; en un mot, il changea la constitution du pays, qui était oligarchique avant lui, et força les États à lui confier l'autorité absolue. C'était d'ailleurs un homme éclairé, brave, fort attaché à la religion luthérienne; d'un caractère inflexible, froid, positif, entièrement dépourvu d'imagination. Il venait de perdre sa femme Ulrique Éléonore. Quoique sa dureté pour cette princesse eût, dit-on, hâté sa fin, il l'estimait, et parut plus touché de sa mort qu'on ne l'aurait attendu d'un cœur aussi sec que le sien. Depuis cet événement, il devint encore plus sombre et taciturne qu'auparavant, et se livra au travail avec une application qui prouvait un besoin impérieux d'écarter des idées pénibles. A la fin d'une soirée d'automne, il était assis, en robe de chambre et en pantoufles devant un grand feu allumé dans son cabinet, au palais de Stockholm. Il avait auprès de lui son chambellan, le comte de Brahé, qu'il honorait de ses bonnes grâces, et le médecin Baumgarten, qui, soit dit en passant, tranchait de l'esprit fort, et voulait que l'on doutât de tout, excepté de la médecine. Ce soir là, il l'avait fait venir pour le consulter sur je ne sais quelle indisposition. La soirée se prolongeait, et le roi, contre sa coutume, ne leur faisait pas sentir, en leur donnant le bonsoir, qu'il était temps de se retirer. La tête baissée et les yeux fixés sur les tisons, il gardait un profond silence, ennuyé de sa compagnie, mais craignant, sans savoir pourquoi, de rester seul. Le comte Brahé s'apercevait bien que sa présence n'était pas fort agréable, et déjà plusieurs fois il avait exprimé la crainte que Sa Majesté n'eût besoin de repos: un geste du roi l'avait retenu à sa place. A son tour, le médecin parla du tort que les veilles font à la santé ; mais Charles lui répondit entre ses dents : « Restez, je n'ai pas encore envie de dormir. » Alors on essaya différens sujets de conversation, qui s'épuisaient tous à la seconde ou troisième phrase. Il paraissait évident que Sa Majesté était dans une de ses humeurs noires, et, en pareille circonstance, la position d'un courtisan est bien délicate. Le comte Brahé, soupçonnant que la tristesse du roi provenait de ses regrets pour la perte de son épouse, regarda quelque temps le portrait de la reine suspendu dans le cabinet, puis il s'écria avec un grand soupir : « Que ce portrait est ressem» blant! Voilà bien cette expression à la fois si majes>> tueuse et si douce !... » - <<Bah!» répondit brusquement le roi, qui croyait entendre un reproche toutes les fois qu'on prononçait devant lui le nom de la reine.— « Ce portrait est trop flatté ! La reine était laide. » Puis, fâché intérieurement de sa dureté, il se leva et fit un tour dans la chambre pour cacher l'émotion dont il rougissait. Il s'arrêta devant la fenêtre qui donnait sur la cour. La nuit était sombre, la lune ne paraissait pas. et Le palais où résident aujourd'hui les rois de Suède, n'était pas encore achevé, et Charles XI, qui l'avait commencé, habitait alors l'ancien palais situé à la pointe du Ritterholm, qui regarde le lac Moler. C'est un grand bâtiment en forme de fer à cheval. Le cabinet du roi était à l'une des extrémités, et à peu près en face se trouvait la grande salle où s'assemblaient les États, quand ils devaient recevoir quelque communication de la cou ronne. Les fenêtres de cette salle semblaient en ce moment éclairées d'une vive lumière. Cela parut étrange au roi. Il supposa d'abord que cette lueur était produite par le flambeau de quelque valet. Mais qu'allait-on faire dans une salle qui depuis long-temps n'avait pas été ouverte? D'ailleurs la lumière était trop éclatante pour provenir d'un seul flambeau. On aurait pu l'attribuer à un incendie, mais on ne voyait point de fumée, les vitres n'étaient pas brisées, nul bruit ne se faisait entendre; tout annonçait plutôt une illumination d'apparat. Charles regarda ces fenêtres quelque temps sans parler. Cependant le comte Brahé, étendant la main vers le cordon d'une sonnette, se disposait à sonner un page pour l'envoyer reconnaître la cause de cette singulière clarté; mais le roi l'arrêta. - «Je veux aller moi-même dans cette salle, » dit-il. En achevant ces mots, on le vit pâlir, et sa physionomie exprimait une espèce de terreur religieuse. Pourtant il sortit d'un pas ferme; le chambellan et le médecin le suivirent, tenant chacun une bougie allumée. |