۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰۰ LE COUVENT DES TRAPISTES DE BELLEFONTAINE. J'ÉTAIS à Chemillé, petite ville de Maine-et-Loire, située sur la lisière de l'Anjou et du Poitou : les orages de la Vendée ont laissé là des traces profondes, et plus d'un château en ruines, dont les vieilles assises calcinées par l'incendie s'offrent pêle-mêle aux regards du voyageur, rappellerait aux paysans de cette contrée leurs exploits sous Cathelineau, quand bien même la pension qu'ils touchent ne viendrait pas embellir d'une joie périodique les souvenirs de leur aventureuse jeunesse. Entouré de personnages à la Walter - Scott, médailles vivantes d'une époque si dramatique et si peu connue, j'écoutais avidement ces récits d'escarmouches plus animées que des batailles, ce langage oublié des guerres civiles, et les défaites des bleus, et leurs rapides vengeances; je vivais depuis trois jours dans des mœurs si contrastantes avec nos habitudes de salons et d'Opéra, que le désir de prolonger mon excitation curieuse me faisait quêter sans relâche tout ce qui pouvait, aux alentours, me promettre du neuf et de l'inattendu. Ce fut donc une heureuse nouvelle, lorsqu'on m'apprit l'existence d'un couvent de Trapistes à peu de distance du bourg. J'aurais fait vingt lieues pour m'y rendre: nous n'en avions que quatre à parcourir. J'avais entendu raconter des choses si extraordinaires sur la vie de ces austères religieux!.. leurs fosses qu'ils creusent chaque jour, le fameux frères, il faut mourir, et tant d'autres détails traditionnels me revenaient à la mémoire pour doubler mon impatience de les vérifier par mes yeux. Notre guide était un garde-champêtre des environs, vieillard balafré, qui jadis fut tambour dans l'armée de Bonchamp. En traversant le village de Jallais, où éclatèrent les premiers troubles, ses yeux éteints brillèrent comme à quinze ans ; son fusil s'agitait dans ses mains; sa voix et son geste s'animaient à mesure que notre silence devenait plus attentif, et bientôt nous pûmes à loisir passer la revue de ses anciens chefs. Il exaltait Stofflet, abreuvé de dégoûts par les nobles; il faisait peu de cas de d'Elbée, excellent homme sans énergie; Bonchamp 'était son dieu: c'était presque en pleurant qu'il parlait du courage et de l'humanité de son général. Du reste, il n'y avait dans tout cela que de l'enthousiasme militaire : nous écoutions un soldat, non le défenseur d'une cause, et durant sa longue narration, je ne pus pas saisir un seul sentiment qui s'écartât des hommes parmi lesquels il avait combattu. Nous arrivâmes à Bellefontaine. Cet ancien prieuré, qui possédait, avant la révolution, des biens considérables, est situé dans un lieu sauvage et pittoresque : ses abords montueux sont parsemés de bois dont la sombre épaisseur dispose merveilleusement à la mélancolie; l'âme est attristée, même avant que l'on aperçoive le muet séjour où la mort seul est une joie. On rencontre d'abord une jolie chapelle isolée: elle est décorée avec goût, et une inscription placée près de l'autel accorde des indulgences pour un mois à tous les fidèles qui s'y présentent. Près de cette chapelle, une grotte où la Passion est figurée, indique le chemin du monastère, dont une grande terrasse borde, d'un côté, l'avenue. Il était une heure après-midi : à cet instant du jour, les religieux se livrent à un court sommeil; personne ne parut pour nous recevoir, et nous pénétrâmes sans difficulté jusqu'au cloître. Je cherchai vainement dans ses longs corridors bas et blanchis, un être humain qui pût prendre acte de notre visite. Le guide enfin, moins patient que nous, ouvrit au hasard une porte, et un vieillard en sortit. A peine avait-il mis le pied hors de sa chambre, qu'une agitation convulsive crispa tout d'un coup les traits de son visage: notre aspect semblait le frapper d'horreur et d'effroi; sa main droite répétait à la hâte un geste impératif de retraite, tandis que la gauche couvrait ses yeux comme pour les empêcher de nous voir. Satan lui-même n'eût pas produit plus d'effet.... Immobiles et interdits, nous cherchions, en nous regardant les uns les autres, la cause présumable de cette étrange pantomime, et nous la trouvâmes enfin, grâce à l'index menaçant du nouveau venu, dont le costume était à peu près celui d'un domestique de campagne. L'objet terrible qui avait excité tant de crainte, c'était une femme. La jeune dame qui nous accompagnait, fort peu instruite, ainsi que nous, de la règle de saint Bernard, avait cru pouvoir satisfaire aussi sa curiosité sans occasionner le moindre scandale. L'arrivée du frère hôtelier vint mettre un terme à notre position embarrassée. Je n'oublierai jamais la physionomie de ce moine : il devait avoir cinquante ans; sa tête rasée s'élevait droite et assurée; son teint pâle n'était pourtant pas sans fraîcheur; un air de politesse et de bonne compagnie était répandu dans toutes ses manières, et des larges manches de son froc blanc sortait par intervalles la plus belle main d'homme que j'aie vue. Il s'a vança vers nous d'un pas grave; puis, usant du privilége que seul il partage avec le supérieur de la communauté, il rompit ce silence éternel dont les Trapistes ont fait vœu. «Madame, dit-il, est la seule personne de son sexe >> qui ait jamais franchi le seuil du cloître; je lui demande >> pardon de l'accueil qu'elle a reçu: elle n'y eût pas été >> exposée, si le frère portier se fût trouvé à son poste, » pendant le temps où nous prenons quelque repos à la » suite du diner. Si madame veut bien entrer chez notre garde, je lui ferai mettre un couvert ; elle visitera notre » métairie, si cela peut lui être agréable, et on la con duira à la chapelle extérieure. » Ces mots furent accompagnés d'un salut gracieux qui contrastait singulièrement avec la stupide frayeur du portier et ses grossières contorsions. Notre jeune dame ne voulut pas nous priver du plaisir de visiter le couvent, et, malgré nos instances, elle se sépara de nous, avec prière de lui faire au retour un récit fidèle de ce que nous aurions vu. Le frère hôtelier est l'anneau unique par lequel un couvent de Trapistes se rattache encore au monde: chargé des devoirs de l'hospitalité, responsable, en ce sens, de l'opinion que les étrangers emporteront de ses frères, il est ordinairement choisi parmi ceux qui ont vécu dans la haute société; seul, peut-être, de tout le monastère, il sait quelque chose des affaires d'ici-bas, et le mot d'un voyageur a pu lui apprendre par hasard le nom du roi de France. J'étais trop avide de détails pour ne pas lier aussitôt conversation avec l'homme qui nous conduisait. Vous avez nommé frère portier la personne que nous venons de quitter; je ne lui vois cependant pas l'habit de l'ordre. Nous avons, Monsieur, trois sortes de frères : les frères de chœur, ce sont ceux qui ont reçu de l'éducation, qui savent le latin et peuvent chanter les hymmes sacrées; ceux-là seuls ont l'entrée du chœur, où chacun d'eux a sa stalle; ils sont vêtus comme moi tout en blanc avec un scapulaire noir, que l'on ûte aux heures des offices. Viennent ensuite les frères convers, habillés de brun comme celui que vous voyez là, dans la forge, frappant sur l'enclume. Ce sont des ouvriers pour la plupart : il exercent ici leurs métiers dans l'intervalle des devoirs religieux. Tout le monde travaille donc ici? - Oui, Monsieur; il y avait jadis dans ce cloítre trois moines qui jouissaient de trente mille livres de rentes : nous n'en possédons que quinze cents, et nous sommes quatre-vingts.... Il faut bien travailler pour que cette petite fortune nous suffise, quelque peu coûteuse que soit notre vie. Et même en travaillant, toujours un silence absolu ? Toujours; le père supérieur règle dès le matin la besogne de chacun; ceux qui conduisent la charrue ne peuvent même se parler: les signes leur suffisent pour s'entendre. On a vu des frères qui, rencontrés dans les champs, et pressés de questions par des étrangers, se sont laissé frapper, plutôt que d'enfreindre la règle. Enfin, Monsieur, la troisième classe est celle des frères donnés, fratres oblati, qui remplissent, en général, les fonctions domestiques, parce qu'ils ne connaissent aucun métier qui puisse nous être utile. Le portier est de ce nombre. Les frères donnés conservent, comme vous l'avez vu, le costume laïque. On se rendait à l'église, et nous montâmes dans une tribune placée en face de l'autel. Le frère hôtelier nous avait quittés pour se rendre à sa stalle. Je vis alors un spectacle dont je me souviendrai toute ma vie : le long des murs d'une nef vide et nue, trente cadavres assis, comme enveloppés de leur linceul, des joues creuses et livides, des têtes rases appuyées sur les plis blancs du capuchon abaissé, des chants qui semblaient sortir du sépulcre, tout cela est encore dans ma pensée, comme au premier serrement de cœur que j'en ai ressenti... Je croyais être chez quelque peuple de l'antiquité, où la phthisie aurait cu un temple. La voix éteinte de ces mal |