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QUINZE JOURS

A ROME,

PENDANT LE DERNIER CONCLAVE.

On peut appeler Rome la ville des élections. Depuis l'année de sa fondation, c'est-à-dire pendant un espace de près de trois mille ans, la forme de son gouvernement a presque toujours été élective. Nous voyons les Romains élire leurs rois, leurs consuls, leurs dictateurs, leurs tribuns, leurs empereurs, leurs évêques, et enfin leurs papes. Il est vrai que les élections des papes sont remises entre les mains d'un corps privilégié; mais ce corps n'étant point héréditaire, se recrutant sans cesse d'individus sortis de tous les rangs et de toutes les nations du monde, on peut dire que, bien que le principe de l'élection directe soit faussé, c'est toujours une élection du peuple faite par l'organe de ceux qui sont parvenus au sommet de l'échelle sociale.

C'est, chose singulière! que tout, dans cette ville, semble conserver les traces de ses premières institutions, comme elle a conservé les restes de ses anciens monumens. Et pourtant quelle différence entre un consul et un évêque de Rome, entre un empereur et un pape! Il y a ce trait caractéristique de ressemblance, que le peuple entier élisait le consul, et que plus tard, c'est aussi le peuple entier qui élit l'évêque; et lorsque les institutions se perdent et se corrompent, c'est la garde prétorienne qui élit les empereurs, ce sont les cardinaux qui élisent le pape. Ainsi toujours, et chez tous les peuples, régularité dans les actes au commencement des sociétés, principes viciés à leur décadence.

Cette observation se confirme par l'histoire des chefs spirituels de Rome, depuis saint Pierre jusqu'à nos jours : ils sont d'abord élus par l'assemblée des chrétiens cachés au fond des catacombes. Lorsque l'empire est transporté en Orient, et qu'il s'écroule en Occident, lorsque l'arrivée des barbares a donné plus de force aux chrétiens, l'élection se fait publiquement par le peuple; plus tard, lorsque l'évêque a acquis plus de puissance, lorsqu'un clergé s'est formé, c'est par les membres de ce clergé qu'il obtient son investiture: le peuple s'efface déjà. Bientôt Charlemagne et ses successeurs imaginent de ressusciter l'empire d'Occident, et soit par effet de l'ignorance du siècle, soit plutôt pour donner à l'empire l'appui de la religion, ils pensent que ce n'est qu'à Rome qu'ils pourront poser sur leur tête la couronne impériale. L'évêque, jouissant d'un certain pouvoir dans cette ville, acquiert plus d'importance, grâce à la politique des nouveaux empereurs. Sa puissance et ses domaines temporels augmentent; le titre d'évêque, déjà commun en Europe, est changé contre celui de pape; une hiérarchie s'est formée dans le clergé ; le pape dédaigne de tenir son autorité de simples prêtres; désormais les cardinaux seuls concourent à son élection. Voilà comme le droit du peuple finit par tomber exclusivement dans les mains de ce sénat sacerdotal. Mais ce n'est pas tout: le peuple, un jour fatigué de la longueur des opérations des électeurs et de leur hésitation pour l'élection d'un pape, s'avise de murer les portes du palais dans lequel ils sont réunis, et de les tenir enfermés jusqu'à ce que leur choix soit proclamé. Ce précédent fait loi: le conclave se forme dorénavant pour chaque élection, et les cardinaux, pour ne plus y être contraints par la force, s'engagent, afin d'échapper aux intrigues et aux ambitions, à ne plus communiquer au dehors jusqu'à la fin de leurs opérations électorales. Mais comment eût-il été possible que, lorsque le choix du chef de l'Église était une affaire si importante pour tous les États de la chrétienté, par la suprématie que la puissance spirituelle s'était arrogée sur la puissance temporelle, les souverains les plus puissans de l'Europe ne cherchassent pas à faire élire celui qui semblait devoir être le plus favorable à leurs intérêts particuliers ? Rien ne put empêcher les violences des empereurs. Telle fut la cause qui, dans les temps de troubles et d'agitations, fit naître une multitude d'anti-papes. Enfin, lorsque la société fut plus régulièrement organisée, s'introduisirent l'usage et le droit, de la part de certaines puissances catholiques, de s'opposer, au sein du conclave, par l'organe d'un cardinal, à certaines élections qui pouvaient leur porter ombrage. Tel est l'état des choses qui subsista, jusqu'à ce qu'un nouvel empereur d'Occident, réunissant Rome à son empire, vînt proclamer que « toute souve>> raineté étrangère est incompatible avec l'exercice de >> toute autorité spirituelle dans l'intérieur de l'empire; » et que lors de leur exaltation, les papes prêteront ser» ment de ne jamais rien faire contre les quatre proposi» tions de l'Église gallicane, arrêtées dans l'assemblée du » clergé, en 1682 (1). »

Arrêtons-nous là. Ce décret est maintenant un acte sans force et sans vie, et au mois de mars 1829, lorsque les cardinaux étaient réunis en conclave, pour l'élection du successeur de Léon XII, peut-être n'y avait-il à Rome que bien peu de personnes qui se le rappelassent.

L'État pontifical, comme tout ce qui avait été momentanément bouleversé par Bonaparte, a repris son ancienne existence. Mais alors même que son territoire s'agrandirait, comme il est souvent arrivé à la suite des révolutions de l'Europe; alors même qu'un pape deviendrait le sou

(1) Sénatus-consulte du 17 février 1810.

verain temporel de toute l'Italie, on pourrait encore douter qu'il retrouvât la puissance réelle dont ses prédécesseurs jouissaient dans les temps où, presque sans territoire, ils disposaient à leur gré des couronnes et des empires. Heureusement pour les rois et pour les peuples, ces temps sont passés sans retour. Aussi l'élection d'un pape devient-elle tous les jours une affaire moins importante. Les deux puissances qui exercent aujourd'hui le plus d'influence dans un conclave sont la France et l'Autriche. Leurs intérêts sont différens; mais les choses s'arrangent presque toujours de manière que la victoire soit indécise: si l'une l'emporte dans le choix du pape, l'autre a le dessus dans l'élection du secrétaire d'État. C'est ainsi qu'on trouve le moyen de tout concilier. Assistons maintenant au dernier conclave.

Pendant que les personnages graves et politiques donnaient un libre cours à leurs conjectures sur les résultats de ce scrutin religieux, ceux dont la tête était plus jeune et plus légère, ne négligeaient pas les détails comiques que pouvait offrir cette importante assemblée, et, il faut l'avouer, ils ne manquaient pas. Il y a toujours la part d'Arlequin dans tout ce qui se passe en Italie. La place de Monte-Cavallo était un rendez-vous général où le bon ton voulait qu'on parût un moment tous les matins, pour recueillir les nouvelles du dernier scrutin, pour voir arriver le diner des cardinaux, ou bien pour prendre sa part du spectacle de la fumata. On était presque assuré de trouver à ce rendez-vous fashionable quelque abbé romain, quelque monsignore, véritables mentors pour les jeunes étrangers peu familiarisés avec les usages de Rome. Notre clergé ne peut donner qu'une idée imparfaite de ce clergé romain. En France, il est grave et religieux; il porte sur son front la noble empreinte de ses malheurs passés; il commande le respect. A Rome, les abbés sont les heureux du siècle; ils sont, en général, gais, comiques, et quelquefois bouffons. Vous ne voyez pas sur leurs joues la trace des longues abstinences; leur carnation est vive et animée. Ce ne sont pas nos petits abbés à l'ambre et au musc de l'ancien régime; les Italiens n'ont pas ces soins délicats de leur personne; leurs habits sont poudreux, et leurs rabats blancs ne sont pas toujours bien nets. Ils n'ont pas leurs poches pleines de petits vers à Chloé, de madrigaux, de billets galans : tout cela n'a pas cours dans les palais des dames romaines; mais ils savent presque toujours quelque grosse histoire sur un capucin ou sur un chartreux, ou bien ils ont rencontré, la veille, un jeune homme d'une quinzaine d'années et de la plus jolie figure; ils ont découvert que la nouvelle chanteuse avait une jambe plus courte que l'autre; ils ont enfin le rire inextinguible des dieux.

Un de ces abbés surtout était pour nous une véritable Providence; on l'avait surnommé le confesseur des Attachés, parce qu'il fréquentait souvent cette fraction si estimable et si importante du corps diplomatique, qu'il se plaisait à guider de ses conseils et à éclairer de ses avis. Il comptait tout au plus trente ans. Je le rencontrai un matin près du palais de Monte-Cavallo; il m'appela du plus loin qu'il m'aperçut: Venez, venez, me dit-il; mon ami l'évêque de *** est aujourd'hui de garde à la porte du conclave; nous allons, par sa protection, assister à la visite du dîner des cardinaux. J'acceptai son offre avec empressement, et nous nous acheminâmes.

Le palais de Monte-Cavallo, dans lequel se tenait alors le conclave, présente sur la place, dont il a pris le nom, une belle et longue façade, et l'un de ses côtés borde dans toute sa longueur une petite rue qui vient aboutir à la place. Ce côté du palais renferme une cinquantaine de petits appartemens de deux ou trois pièces, indépendans les uns des autres par le moyen d'un long corridor sur lequel ils ont une sortie, et occupés chacun par un des cardinaux et son conclaviste. Pour éviter tout sujet de distraction

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