celle qui en était la cause innocente, avaient prudemment pris la fuite. Mais je connaissais trop bien l'humeur vindicative des Turcs, l'affreuse promptitude de leur justice, l'ardeur avec laquelle ils saisissent tout prétexte d'une avanie nouvelle, toute occasion d'extorquer de l'argent à tort et à travers, et d'user, sans aucune réserve, des avantages de la force. Toutefois ce que ma femme et moi nous redoutions le plus (aveuglés que nous étions par une absurde avarice, ce malheur nous semblait terrible), c'était de nous voir obligés à payer, dans une proportion trop forte, relativement à notre petite fortune, notre part dans la contribution dont les Turcs ne manqueraient pas de frapper le village, pour terminer une affaire à laquelle nous étions aussi complètement étrangers que si nous eussions vécu à Constantinople, dans le palais même du sultan. Mais, grand Dieu! ce malheur n'était rien, non rien, en comparaison de celui qui nous attendait. » La soirée était déjà fort avancée, lorsqu'une troupe nombreuse de Turcs furieux se précipita dans le village, faisant feu de leurs armes, suivant leur coutume barbare, dans toutes les directions. Une balle de pistolet, traversant un volet trop mince, vint frapper mon Hélenizza, mon aimable, mon innocente enfant... Étrangère à des alarmes qu'elle ne pouvait encore comprendre, elle dormait paisiblement, couchée sur une sopha, près de la fenêtre. Un cri perçant, qui retentit toujours à mes oreilles et vient encore glacer mon sang, nous avertit de notre affreux malheur. Hélenizza s'élança du sopha vers moi, et tomba morte à mes pieds.... Oh! Monsieur, vous ne connaissez pas la douleur, si vous n'avez jamais. éprouvé l'agonie violente, l'horrible égarement d'un père qui se voit ravir l'enfant, objet de son amour. Je n'ai point d'idée de ce qui se passa ensuite autour de nous sans les soins d'un serviteur fidèle et d'un ou deux amis qui accoururent aussitôt dans notre appartement, nous serions morts, ma femme et moi, à côté de notre enfant, au milieu des flammes qui, de la maison voisine, abandonnée par les fugitifs, et incendiée par les Turcs, commençaient à gagner notre demeure. Lorsque je recouvrai mes sens, je pris dans mes bras les tristes restes de mon enfant chérie, et je les emportai dans le jardin, derrière la maison. Là, je m'assis à terre, dans un muet désespoir, et tenant sur mes genoux ce corps froid, pâle et sanglant, ne m'apercevant pas même de la destruction totale de ma propriété, et de toutes les horreurs qui se commettaient dans le village. Mais lorsque vint l'aurore, à l'heure où j'avais coutume, en des temps plus heureux, de me lever pour donner un baiser à ma jolie petite dormeuse, avant de m'occuper des affaires de la journée, ciel et terre! quelle scène vient éclairer cette odieuse lumière du jour! Était-ce donc là cette rose délicieuse, cette brillante fleur? Cette enfant adorée, naguère encore si pleine de vie, devait-elle donc demeurer désormais sans couleur, et froide comme le marbre de la fontaine? Le poids d'un morceau de plomb, tout au plus aussi large que la noire prunelle de ses yeux, avait-il pu opérer soudain un si affreux changement? Le funeste génie de l'homme avait-il la puissance de faire tant de mal en si peu d'instans?... Mais ce n'était point un rêve ! ma fille était morte!... morte! le sang qui souillait mon sein, ma figure et mes mains, était bien le sang qu'elle venait de perdre avec la vie. Ma tête s'égara entièrement, et lorsque mes amis me disaient, pour me consoler, qu'Hélenizza serait certainement une sainte dans le ciel, je ne pouvais comprendre comment cette ame innocente et pure s'était séparée tout à coup de ces formes douces et angéliques que mes bras tenaient encore embrassées. » Dans le cours de la matinée, quelques voisins m'intormèrent des volontés de l'aga, et m'apprirent la somme à laquelle j'avais été taxé pour ma part dans la contribution; car les Turcs eux-mêmes, auteurs d'une si cruelle désolation, n'avaient pas le cœur de la regarder en face. Je pris de l'argent dans un petit coffre que l'attention de mon domestique ou de mes amis, mais non la mienne, avait sauvé des flammes, et je comptai machinalement les pièces qu'il contenait. C'était une grosse somme, mais elle ne me coûta pas un regret. Tout ce qui me restait, je l'eusse jeté aux pieds de nos oppresseurs avec une égale indifférence. Notre maison n'était plus qu'un monceau de ruines: on nous entraîna ma femme et moi, toujours avec les restes de notre enfant, dans la maison d'un de nos voisins. Les femmes s'occupèrent des préparatifs des funérailles; quand vint le soir, on couvrit de fleurs le corps de mon enfant; puis, accablé par la douleur, je marchai d'un pas chancelant jusqu'à la fosse qu'on avait creusée pour elle. Au moment où on l'étendit dans le cercueil, à côté de cette fosse profonde que les prêtres sanctifiaient par la prière, l'eau sainte et l'encens, la lueur rosée du soleil couchant vint colorer son visage; on eût si bien dit les couleurs d'un enfant qui repose en pleine santé, que je ne pouvais encore comprendre que ma fille était endormie pour jamais. Bientôt on la descendit dans le tombeau, on plaça un coussin sous sa tête, une croix sur sa poitrine, et je ne vis plus ma fille!... L'égarement de mon esprit devint tel alors, que si je n'eusse été retenu, j'aurais rejeté bien loin cette terre froide, j'aurais déchiré ces planches odieuses qui la cachaient à mes regards, pour tenter encore une fois si la chaleur des embrassemens et du cœur d'un père ne la rappellerait pas à la lumière et à la vie... Mais je vous afflige, Monsieur; je vais maintenant passer légèrement sur le reste de mes malheurs. >> La perte de son enfant et de tout ce qu'elle possédait, ma dissipation et mes folles dépenses (car le vin seul, en égarant ma raison, rendait un peu de calme à mon cœur), mon insouciance profonde à réunir ou à réparer les débris de notre fortune, envoyèrent bientôt ma femme où déjà reposait ma fille. Je continuai de vivre entre l'ivresse et le sommeil; je n'osais jamais braver l'horrible solitude de mon réduit, et m'étendre sur ma triste couche, qu'au moment où ma main incertaine laissait tomber le verre au fond duquel j'avais noyé mes souvenirs et mes sombres pensées; et lorsque le sommeil, de mes deux amis le meilleur à beaucoup près, m'avait abandonné, je retournais aussitôt au vin, mon autre consolateur. Je persistai dans ce genre de vie jusqu'au jour où il ne me resta plus un seul para dans l'univers. Plusieurs fois j'avais désiré mourir, même de cette mort cruelle que donne la faim: cependant, lorsque le besoin arriva, lorsque je vis devant moi cette faim qui m'inspirait si peu de craintes tant que je ne l'avais envisagée qu'à longue distance, je retrouvai un peu d'activité; je me soumis de nouveau à toutes les obligations, à tous les travaux de cette vie pauvre que je connaissais déjà. Je regardais autour de moi pour voir ce que je ferais, lorsqu'un capitaine ipsariote, qui me connaissait depuis plusieurs années, me suggéra l'idée de m'embarquer comme pilote. C'était un poste que ma longue expérience dans la navigation de l'Archipel, ma connaissance parfaite de toutes les îles éparses dans cette mer, et de tous les passages difficiles qu'on y rencontre, me rendaient très - capable de remplir: je devins donc pilote, et je fis de nouveau filer entre les Cyclades les bâtimens confiés à ma conduite, quelquefois par le beau temps, quelquefois par la tempête; tantôt en compagnie d'un bon et aimable capitaine qui partageait volontiers avec moi son verre rempli de bon vin; tantôt avec quelque avare brutal, fort empressé de me mettre à terre, le corps amaigri par le défaut de nourriture, et le ventre gonflé d'eau malsaine; avec des Allemands, des Français, des Anglais, des Italiens, des Espagnols, et Dieu sait combien d'autres nations, je trouvai moyen de vivre à ce métier. La nature pénible et dangereuse de mes occupations, cette succession de scènes variées qui se multipliaient incessamment sous mes yeux, et, plus que tout cela, le cours du temps adoucirent enfin l'amertume de mes douleurs. Il y a sept ans environ, parvenu à mettre de côté quelque argent, je songeai à revenir ici, dans mon pays natal, pour y vivre désormais en repos, rendre le dernier soupir aux lieux où avait vécu mon Hélinezza, et recommander à quelque bonne ame de m'ensevelir à ses côtés. Dans cette idée, j'entrepris un voyage aux Dardanelles, espérant bien que ce voyage serait le dernier de tous. Mon bonheur ordinaire ne m'abandonna pas; nous fûmes arrêtés par une frégate turque. La flotte turque manquait de pilotes; un ami bienveillant parla de mes talens dans les termes les plus flatteurs. Je reçus l'ordre de monter à bord de la frégate, et au lieu de retourner à Chesmé, je fis voile vers Constantinople, pour conduire de là, vers telle plage qu'il leur plairait, les tyrans auxquels j'avais déjà tant d'obligations. Mais je me trompe en disant que je devais les « conduire, » car les Turcs daignent à peine écouter le pilote qui se dévoue pour les sauver de leur propre ignorance. S'ils en prennent un, çe n'est, suivant moi, que pour se donner le plaisir de lui couper la tête, lorsque, par leur obstination stupide, ils font toucher le bâtiment sur quelque rocher. Peu de temps après notre arrivée à Constantinople, on me fit passer à bord d'un grand vaisseau de ligne, abandonné depuis plusieurs années, et qu'on destinait maintenant à un voyage et à une entreprise quelconque. Quels seraient le but du voyage et la nature de l'entreprise, voilà ce qu'on n'avait point encore décidé. Sans la révolution grecque, ce vaisseau n'eût de long-temps franchi les Dardanelles, et mon talent de pilote n'eût été appliqué qu'à de rares excursions aux iles du Prince, ou à toute autre manœuvre destinée à accroître l'éclat et les plaisirs de quelque grande fête religieuse. » Ce fut à bord de ce vaisseau, où j'avais été forcé de |