idées. Dans commettre, elle note d'abord le sens faire (commettre un crime); mais commettre, signifiant proprement mettre avec, ne peut être arrivé au sens de faire qu'après un circuit. Dans débattre, ce qu'elle consigne en tête de l'article est contester, discuter; mais débattre, dans lequel est battre, ne reçoit le sens de contestation et de discussion qu'à la suite d'un sens propre et physique que l'Académie ne consigne qu'après le sens figuré. Sans doute, en un dictionnaire qui ne donne ni l'étymologie ni l'historique des mots, ce procédé empirique a été le meilleur à suivre. Dans l'absence des documents nécessaires à la connaissance primitive des sens et à leur filiation, on échappait au danger de se méprendre et de méconnaître les acceptions fondamentales et les dérivées; et, en plaçant de la sorte au premier rang ce que le lecteur est disposé à trouver le plus naturel comme étant le plus habituel, on lui donne une satisfaction superficielle il est vrai, mais réelle pourtant. Toutefois cet avantage est acheté au prix d'inconvénients qui le dépassent de beaucoup. En effet ce sens le plus usité, le premier qui se présente d'ordinaire à la pensée quand on prononce le mot, le premier aussi que l'Académie inscrit, est souvent, par cela même qu'il est habituel et courant dans le langage moderne, un sens fort éloigné de l'acception vraie et primitive; il en résulte que, ce sens ayant été ainsi posé tout d'abord, il ne reste plus aucun moyen de déduire et de ranger les acceptions subséquentes. La première place est prise par un sens non pas fortuit sans doute, mais placé en tête fortuitement; une raison étrangère à la lexicographie, c'est-à-dire une raison tirée uniquement d'un fait matériel, le plus ou le moins de fréquence de telle ou telle acception parmi toutes les acceptions réelles, a fixé les rangs; les autres sens viennent comme ils peuvent et dans un ordre qui est nécessairement vicié par une primauté sans titre valable. N'oublions point que ce n'est pas un caractère permanent pour une signification, d'être la plus usuelle; les exemples des mutations sont fréquents. Ranger d'après une condition qui n'a pour elle ni la logique ni la permanence, n'est pas classer. Autre a dû être la méthode d'un dictionnaire qui consigne l'historique des mots et en recherche l'étymologie. Là, tous les éléments étant inscrits, on peut reconnaître la signification primordiale des mots. L'étymologie indique le sens originel dans la langue où le mot a été puisé; l'historique indique comment, dès les premiers temps de la langue française, ce mot a été entendu, et supplée, ce qui est souvent fort important, des intermédiaires de signification qui ont disparu. Avec cet ensemble de documents, il devenait praticable, et, j'ajouterai, indispensable de soumettre la classification à un arrangement rationnel, sans désormais rien laisser à ce fait tout accidentel de la prédominance de tel ou tel sens dans l'usage commun, et de disposer les significations diverses d'un même mot en une telle série, que l'on comprît, en les suivant, par quels degrés et par quelles vues l'esprit avait passé de l'une à l'autre. Afin que l'on conçoive nettement la méthode qui a dirigé la marche, je citerai trois exemples très-simples et très-courts. Prenons le substantif croissant; l'Académie le définit par son acception la plus usuelle: la figure de la nouvelle lune jusqu'à son premier quartier. Mais il est certain que croissant n'est pas autre chose que le participe présent du verbe croître pris substantivement. Comment donc a-t-on eu l'idée d'exprimer par ce participe une des figures de la lune? Le voici : il y a une acception peu usuelle, que même le Dictionnaire de l'Académie ne donne pas, qui se trouve pourtant dans certains auteurs, et qui est l'accroissement de la lune; par exemple, le cinquième jour du croissant de la lune. Voilà le sens primitif trèspositivement rattaché au participe croissant. Puis, comme la lune, étant dans son croissant, a la forme circulaire échancrée qu'on lui connaît, cette forme à son tour a été dite croissant. De là enfin les instruments en forme de croissant de lune; si bien qu'un croissant, instrument à tailler les arbres, se trouve de la façon la plus naturelle et la plus incontestable un dérivé du verbe croître. Prenons encore le verbe croupir. L'Académie dit qu'il s'emploie en parlant des liquides qui sont dans un état de repos et de corruption : c'est là, en effet, un des sens les plus usuels. Mais croupir vient de croupe; comment concilier cette étymologie certaine avec cette signification non moins certaine ? Après le sens qui lui a semblé le plus usuel, l'Académie en ajoute un autre ainsi défini : crcupir se dit aussi des enfants au maillot et des personnes malades qu'on n'a pas soin de changer assez souvent de linge. Ce sens aurait dû précéder l'autre où il s'agit de liquides. En effet, l'historique fournit une acception ancienne qui n'existe plus et qui explique tout. Croupir a eu le sens que nous donnons aujourd'hui à accroupir. La série des sens est donc : 1° s'accroupir; 2° être comme accroupi dans l'ordure; 3° par une métaphore très-hardie, être stagnant et corrompu en parlant des liquides. Dès lors la difficulté est levée entre croupe et croupir, entre l'étymologie et le sens; tout paraît enchaîné, clair, satisfaisant. Examinons enfin, de la même manière, un mot très-usuel, merci, que l'Académie définit par miséricorde. Il est certain que merci vient du latin mercedem, signifiant proprement salaire, puis faveur, grâce. Si l'on passe en revue les anciens textes, on voit qu'il n'en est pas un à l'interprétation duquel grâce, faveur ne suffise; ainsi la dérivation de la signification latine est expliquée. La dérivation de la signification française s'explique en remarquant que le sens de faveur, de grâce, s'est particularisé en cette faveur, cette grâce qui épargne; d'où l'on voit tout de suite en quoi merci diffère de miséricorde, qui renferme l'idée de misère. On disait jadis la Dieu merci, la vostre merci, et cela signifiait par la grâce de Dieu, par votre grâce; de là le sens de remerciment qu'a reçu merci. Mais comment, dans ce passage, est-il devenu masculin contre l'usage et l'étymologie? Il y avait la locution trèsusuelle grand merci, dans laquelle, suivant l'ancienne règle des adjectifs, grand était au féminin; le seizième siècle se méprit, il regarda grand comme masculin, ce qui fit croire que merci l'était aussi. C'est là ce que j'appelle donner l'explication d'un mot on comble par les intermédiaires que fournissent les différents âges de la langue les lacunes de signification, et l'on montre comment les mots tiennent à leur étymologie par des déductions délicates, mais certaines. Le classement des sens, quand ils sont nombreux et divers, est un travail épineux. Parfois on a de la peine à déterminer exactement quelle est l'acception primordiale. Mais le plus souvent la difficulté gît dans l'enchaînement, qu'il s'agit de trouver, des dérivations. L'esprit vivant et organisateur qui préside toujours à une langue est, on peut le dire, aussi visible dans ces transformations qu'il l'est dans la création des racines, des mots et des significations primitives. Quand on examine cette élaboration d'un mot par la langue, élaboration qui, partant de tel sens, arrive à tel autre souvent très-éloigné, on est frappé des intuitions vraies, profondes, délicates, plaisantes, métaphoriques, poétiques, qui, suivant les circonstances, ont agrandi le champ de l'acception et créé de nouvelles ressources au langage. C'est une création secondaire sans doute, mais c'est certainement une création. Elle s'est poursuivie pendant des siècles; et notre langue tient mille ressources de ces élaborations qui, se portant tantôt sur un mot tantôt sur un autre, l'ont fait se renouveler par une sorte de végétation. Ces considérations montrent qu'établir la filiation des sens est une opération difficile, mais nécessaire pour la connaissance du mot, pour l'enchaînement de son histoire, surtout pour la logique générale qui, ennemie des incohérences, est déconcertée par les brusques sauts des acceptions et par leurs caprices inexpliqués. III. PRONONCIATION. Après chaque mot et entre parenthèses est placée la prononciation. Dans les langues qui ont appliqué aux sons nationaux un système orthographique provenant de la tradition d'une langue étrangère, par exemple le français appliquant l'orthographe latine, il y a souvent un grand écart entre la prononciation réelle et l'orthographe. Cela oblige, quand on veut figurer cette prononciation, autant que cela se peut faire par l'écriture, de recourir à certaines conventions qui ramènent à des types connus les discordances orthographiques. Un tableau annexé à la fin de la Préface indique le procédé de figuration que j'ai employé. Il est notoire que la langue a varié dans les mots mêmes qui la constituent, malgré leur enregistrement dans les livres et dans les documents de toute espèce. A plus forte raison a-t-elle varié dans la prononciation qui, de soi, est plus fugitive et 1 qui d'ailleurs est plus difficile à consigner par l'écriture. Nous n'avons rien de précis sur la prononciation du français pendant le moyen âge, dans le douzième siècle et dans les siècles suivants. Cependant Génin1 a pu soutenir, et, je pense, avec toute raison, qu'en gros cette prononciation nous a été transmise traditionnellement, et que les sons fondamentaux du français ancien existent dans le français moderne. On peut en citer un trait caractéristique, à savoir l'e muet. Il est certain qu'il existait dès les temps les plus anciens de la langue; car la poésie d'alors, comme la poésie d'aujourd'hui, le comptant devant une consonne, l'élidait devant une voyelle. Toutes les fois que j'ai rencontré des indications de prononciation pour les temps qui ont précédé le nôtre, je les ai notées avec soin. Ce sont des curiosités qui intéressent; ce ne sont pas des inutilités. En effet, un traité de prononciation tel que je le concevrais devrait, en constatant présentement le meilleur usage, essayer de remonter à l'usage antérieur, afin de déduire, par la comparaison, des règles qui servissent de guide, appuyassent de leur autorité la bonne prononciation, condamnassent la mauvaise, et introduisissent la tradition et les conséquences de la tradition. Je tiens de feu M. Guérard, de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, homme que l'amitié ne peut assez regretter ni l'érudition assez louer, un souvenir qui vient à point : un vieillard qu'il fréquentait et qui avait été toute sa vie un habitué de la Comédie française, avait noté la prononciation et l'avait vue se modifier notablement dans le cours de sa longue carrière. Ainsi le théâtre, qu'on donne comme une bonne école et qui l'a été en effet longtemps, subit lui-même les influences de l'usage courant à fur et à mesure qu'il change. La prononciation de notre langue nous vient de nos aïeux, elle s'est modifiée comme toutes les choses de langue; mais, pour juger ces modifications et jusqu'à un certain point les diriger, il importe d'examiner à l'aide des antécédents quelles sont les conditions et les exigences fondamentales. Cette réflexion n'est point un conseil abstrait; elle s'applique à la tendance générale qu'on a, de nos jours, à conformer la prononciation à l'écriture. Or, dans une langue comme la nôtre, dont l'orthographe est généralement étymologique, il ne peut rien y avoir de plus défectueux et de plus corrupteur qu'une pareille tendance. Voici un exemple qui fera comprendre comment, dans la langue française, l'écriture est un guide très-infidèle de la prononciation: altre, de l'ancienne langue, vient du latin alter, et conserve sous cette forme son orthographe étymologique; mais les peuples qui de alter formèrent altre, ne faisaient pas entendre l'l dans al et donnaient à cette combinaison orthographique le son de ó. Sans doute, plus tard, la combinaison al a fait place à la combinaison au; ce fut un essai pour conformer l'orthographe à 1. En son livre des Variations du langage français, qui contient beaucoup de paradoxes, mais qui est plein de vues, Génin, que les lettres regrettent, a laissé une trace dans l'étude du vieux français. la prononciation; mais, derechef, on se trouva embarrassé pour figurer le son qui s'entend dans la première syllabe de autre, et l'adoption de au n'est que la substitution d'une convention à une aure. Faire prévaloir ces conventions sur la chose réelle, qui est la prononciation traditionnelle, est un danger toujours présent. L'écriture et la prononciation sont, dans notre langue, deux forces constam ment en lutte. D'une part il y a des efforts grammaticaux pour conformer l'écriture à la prononciation; mais ces efforts ne produisent jamais que des corrections partielles, l'ensemble de la langue résistant, en vertu de sa constitution et de son passé, à tout système qui en remanierait de fond en comble l'orthographe. D'autre part, il y a, y a, dans ceux qui apprennent beaucoup la langue par la lecture sans l'apprendre suffisamment par l'oreille, une propension très-marquée vers l'habitude de conformer la prononciation à l'écriture et d'articuler des lettres qui doivent rester muettes. Ainsi s'est introduit l'usage de faire entendre l's dans fils, qui doit ètre prononcé non pas fis', mais fi; ainsi le mot lacs (un lien), dont la prononciation est lá, devient, dans la bouche de quelques personnes, lak et même laks'. On rapportera encore à l'influence de l'écriture sur la prononciation l'habitude toujours croissante de faire sonner les consonnes doubles: ap'-pe-ler, som’-met, etc. Dans tous les cas semblables, j'ai soigneusement indiqué la bonne prononciation fondée sur la tradition, et réprouvé la mauvaise. On peut citer d'autres exemples de cet empiétement de l'écriture sur les droits de la prononciation. Les viei..ards que j'ai connus dans ma jeunesse prononçaient non secret, mais segret; aujourd'hui le c a prévalu. Dans reine-claude la lutte se poursuit, les uns disant reine-claude, les autres reine-glaude, conformément à l'usage traditionnel. Second lui-même, où la prononciation du g est si générale, commence à être entamé par l'écriture, et l'on entend quelques personnes dire non segon, mais sekon. Il est de règle, bien que beaucoup de personnes commencent à y manquer, qu'un mot, finissant par certaines consonnes, qui passe au pluriel marqué par l's, perde dans la prononciation la consonne qu'il avait au singulier : un bœuf, les bœufs, dites les beú; un œuf, les œufs, dites les eú, etc. Si l'on cherche le motif de cette règle, on verra que, provenant sans doute du besoin d'éviter l'accumulation des consonnes, elle se fonde sur le plus antique usage de la langue. En effet, dans les cas pareils, c'est-à-dire quand le mot prend l's, la vieille langue efface de l'écriture et par conséquent de la prononciation la consonne finale : le coc, li cos. C'est par tradition de cette prononciation qu'en Normandie les coqs se prononce les cô; et, vu la prononciation de bœufs, d'œufs, où l'ƒ ne se fait pas entendre, c'est có que nous devrions prononces, si, pour ce mot, l'analogie n'avait pas été rompue. Je le répète, dans les hauts temps la consonne qui précédait l's grammaticale de terminaison ne s'écrivait pas, preuve qu'elle ne se prononçait pas. |