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partie religieuse des récits de Moïse un témoignage analogue à celui que le monde physique, interrogé par la géologie, rend à la partie de ses récits qui a trait à la création et au déluge.

IV. Et si je voulais même pousser plus avant l'observation et suivre les traces de la vérité de Moïse jusque dans les dernières fibres du cœur humain, il me serait aisé de l'y faire voir toute palpitante encore avec ses détails les plus caractéristiques. Nous avons pour ainsi dire tous les dents agacées par le fruit défendu qu'ont mangé nos premiers parents, et nous portons tous les jours convulsivement l'oeil et la main sur cet arbre du rationalisme qui tue l'âme par la prétendue science du bien et du mal, en substituant l'autorité de l'esprit à celle de la conscience et en n'éclairant celleci que de cette lumière de l'expérience qui vient d'en bas et qui ne laisse plus voir le bien qu'à la lueur livide du remords; tous les jours nous entendons encore au fond de notre cœur ce cri de révolte contre le devoir, ce pourquoi Dieu vous at-il défendu? qui est comme le sifflement du serpent; nous sentons s'insinuer peu à peu et circuler pour ainsi dire autour de notre âme l'attrait de la défense et les séductions du plaisir qui nous est présenté comme un beau fruit; enfin nous cédons à cette promesse de l'orgueil complice de toutes nos passions vous serez comme des dieux, c'est-à-dire arbitres de vous-mêmes et heureux d'une félicité qui sera votre ouvrage; après quoi la voix de Dieu, la voix du remords, se fait entendre, l'illusion se

dissipe, et nous nous trouvons dépouillés de la dignité et de l'estime de nous-mêmes, nous avons peur parce que nous sommes nus. Voilà la répétition qui a lieu si souvent en nous-mêmes de ce funeste drame qu'expose l'historien sacré et auquel nous participâmes tous dans la personne de ceux en qui nous étions tous contenus, puisque nous en sommes tous sortis. Qu'y a-t-il donc de si incroyable que l'humanité ait péri dans son origine par ce qui rend encore l'homme si caduc et si périssable, et que manque-t-il à ce mystère, sinon pour être entièrement expliqué comme doctrine, au moins pour être attesté comme FAIT? - « Le noeud de notre >> condition prend ses retours et ses replis dans cet >> abîme, dit Pascal; de sorte que l'homme est plus >> inconcevable sans ce mystère que ce mystère >> n'est inconcevable à l'homme 1. »

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Depuis que le christianisme est venu mettre en lumière cette explication de notre nature, nous avons perdu de vue l'inextricable labyrinthe dans lequel elle se tourmentait auparavant; et, plus exigeants à mesure que nous sommes plus satisfaits, nous voudrions une explication de cette explication même, ainsi que des enfants, comme si en définitive Dieu pouvait faire autre chose à notre égard que de reculer seulement la borne du mystère, et comme s'il devait le faire sans utilité pratique et uniquement pour satisfaire, c'est-à-dire pour exciter encore davantage l'orgueilleuse curiosité de

Pensées.

notre esprit. Pour bien sentir cependant le prix de cette explication, il faut se représenter quel était l'embarras de l'esprit humain avant qu'elle lui fût donnée. La grande énigme du mal a tenu en échec toute l'antiquité et l'a arrêtée comme un sphinx placé à la porte du temple de la philosophie. Toute philosophie, en effet, étant l'art de remédier au mal moral qui nous ronge, dans l'ignorance où on était des sources de ce mal, on ne pouvait que se méprendre dans l'application des remèdes et que masquer cette impuissance par de faux semblants de guérison. C'est à cela qu'était réduite la philosophie antique. Maîtres et disciples n'étaient que des empiriques et des charlatans; le vrai mé– decin qui devait apporter le remède avec la connaissance du mal n'était pas encore venu.— « L'his— » toire, dit un fameux sceptique, est le récit des >> malheurs et des crimes des hommes. Il n'y a point de ville sans hôpitaux ni potences, parce » que l'homme est malheureux et méchant. Mais pourquoi les païens n'avaient-ils rien de bon à >> dire sur cela? c'est par la révélation qu'on peut » s'en débarrasser 1. »

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Bayle, article Manichéens. — Cicéron, toutefois, à force de creuser notre nature, avait fini par rencontrer le mot, mais il ne s'y était pas arrêté, ne se doutant pas que c'était là qu'était la porte du souterrain où il était enfermé : « La nature, dit-il, semble être pour l'homme une marâtre et non une » ́ mère. Elle l'a jeté dans la vie avec un corps nu, frêle, débile, » et avec une âme que les soucis tourmentent, que la crainte » abat, molle aux devoirs, prompte aux déréglements, mais en

V. En dernière analyse, nous sommes à nousmêmes un mystère de désordre que rien ne peut expliquer que le fait du péché originel, et qui, par cela même, prouve la vérité de ce fait, comme le bouleversement intérieur de la nature physique prouve le fait du déluge. Ce n'est que par le récit de Moïse, touchant le déluge, qu'on peut se débarrasser des mystères géologiques, de même ce n'est que par le récit de Moïse, touchant la chute de l'homme, qu'on peut se débarrasser du mystère de nos contradictions et de nos calamités. Il faut nous jeter dans les bras de la révélation, comme dit Bayle, pour nous comprendre et nous retrouver nous-mêmes, et l'on peut dire de la théologie de Moïse ce que Cuvier disait de sa cosmogonie c'est la seule qui s'accorde avec la nature, la seule qui l'éclaircit et l'explique, et qui en reçoit par contre ce témoignage, qui est plus fort que tous les raisonnements, parce que son évidence tombe sous le sens intime, et qu'il faut nous démentir nous-mêmes pour le refuser.

» qui cependant se retrouve je ne sais quelle étincelle divine » comme enfouie dans des décombres. » — Homo non ut à matre, sed ut à noverca naturá editus in vitam, corpore nudo, et fragili et infirmo; animo autem anxio ad molestias, humili ad timores, molli ad labores, prono ad libidines : in quo tamen inesset tanquàm obrutus quidam divinus ignis ingenii et mentis. (De Republicá, lib. 11.)

Dans l'étude suivante nous retrouverons Cicéron s'élevant un peu plus haut, sous la conduite de la tradition, et touchant à la cause du mal dont il vient de peindre si bien les caractères.

Mais la théologie de Moïse ne se borne pas à nous indiquer les causes de notre mal, elle nous en laisse entrevoir aussi le remède dans la future rédemption du genre humain, et notre nature vient confirmer encore hautement la parole de Moïse sur ce point, en aspirant vers une réhabilitation dont elle cherche vainement en elle le principe, et en nous la faisant voir opérée au sein de l'humanité par celui qui a été comme le nœud des deux grandes phases historiques de ses destinées, Jésus

Christ.

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De sorte que toute la philosophie de la nature humaine peut se ramener à cette formule : L'HOMME EST UNE ÉNIGME DONT LA CHUTE ORIGINELLE DONNE LE PREMIER MOT ET LA RÉDEMPTION LE DERNIER.

Après cela, la considération que la chute originelle et la rédemption sont des mystères ne doit pas plus nous arrêter que le caractère miraculeux de la création et du déluge n'a arrêté les conclusions de la géologie; car, en vertu même de cette disposition de l'esprit humain, qui aspire à la compréhension des choses, et dans l'impossibilité où nous sommes d'y arriver jamais entièrement, nous devons embrasser avec reconnaissance des mystères qui nous délivrent du plus intolérable de tous les mystères, de celui qui nous tient à la gorge, comme dirait Pascal, du mystère de nous-mêmes, et qui prouvent la vérité cachée dans leur sein par les lumières qu'ils jettent autour d'eux, comme ces nuages qui, tout en dérobant le disque du soleil dans leurs flancs ténébreux, attestent néan

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