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chacun vit de la vie de tous, et où tous se ressentent de la vie de chacun. Ces principes, qui paraissent étranges en théorie, sont ce qu'il y a de plus usuel en pratique. Partout et toujours ils ont instinctivement fonctionné dans le corps social, comme ces organes intestinaux dont le jeu purement naturel et involontaire entretient à notre insu le phénomène de notre existence. C'est à leur intensité que Rome et Sparte ont dû la force qui les a rendues si puissantes et si redoutables. L'esprit de famille, de corps, de race, de patrie, d'humanité, n'est pas autre chose. C'est ce principe qui a été la source de tous les grands dévouements et de toutes les grandes personnifications. C'est lui qui porta Codrus à mourir pour son peuple, qui inspira à Curtius de se jeter dans le gouffre, et à Décius de plonger sur les traits des ennemis de sa patrie. C'est lui qui a fait dire au souverain d'un état de trente millions d'hommes, ce beau mot : L'État c'est moi, et qui a dicté à la plume de Térence ce plus beau

mot encore

Homo sum, nihil humani à me esse alienum puto.

Le grand vice de la société antique est d'avoir trop concentré ce principe dans de simples familles ou nations en exclusion et en hostilité de tout le reste de la terre. La merveille du christianisme c'est de l'avoir élevé à son plus haut degré de vérité, de fécondité, et de puissance, en l'appliquant au genre humain tout entier, en enlaçant tous les hommes dans le double lien de la solidarité et de

la réversibilité, l'un en Adam, l'autre en JésusChrist; de telle sorte que tout se concentre dans ces deux grandes personnifications, que tout en découle par voie de culpabilité ou par voie d'expiation, qu'on peut dire que tous ont péché en Adam et que tous ont mérité en Jésus-Christ, et que de même qu'Adam est le sommaire du monde déchu, Jésus-Christ est le sommaire du monde racheté, si bien que, dans deux sens opposés, chacun d'eux peut dire Le genre humain c'est moi. C'est là ce qui faisait dire à saint Paul que tout devait se restaurer en Jésus-Christ, et à Jésus-Christ lui-même : Quand je serai élevé en croix, j'attirerai tout à moi. -Ce n'est pas que dans cette divine théologie les fautes et les mérites personnels cessent d'exister, mais ils gravitent et sont emportés pour ainsi dire autour de la grande faute originelle et du grand mérite divin, comme des satellites autour de leur planète, dont ils participent plus ou moins par le jeu de leur liberté. Ces grands principes vraiment religieux, puisqu'ils relient tous les hommes en une seule famille pour la relier ensuite par un seul médiateur à un seul Dieu, étaient enfouis dans l'institution des sacrifices anciens et n'ont reparu et rayonné sur le monde que dans le grand sacrifice dont tous les autres ne devaient être que des figures, le sacrifice de Jésus-Christ '.

Dans les rites de la loi mosaïque nous trouvons cette substitution énergiquement représentée sous le symbolisme du bouc émissaire qui n'avait lieu qu'une fois l'an à la fête des ex

3o La victime devait être sanglante. Cette condition si essentielle de tous les sacrifices anciens, par tout l'univers, est encore inexplicable autrement que comme emblème du sacrifice de Jésus-Christ, en qui seulement elle trouve un sens réel et profond.

Nous sommes tous les enfants d'Adam, et ce n'est qu'à ce titre que nous nous ressentons de la faute originelle. Mais nous ne sommes pas enfants d'Adam selon l'esprit, ce n'est que selon la chair. Nos âmes viennent immédiatement de Dieu, tandis que nos corps ne sont qu'une propagation de la chair d'Adam, et c'est avec une grande vérité que

le

piations. Le peuple offrait deux boucs pour être les victimes de ses iniquités et pour tenir sa place. On choisissait l'un des deux par le sort, afin de l'immoler, et l'autre était réservé à la vengeance de Dieu et chassé dans le désert. Sur ce dernier, appelé le bouc émissaire, le souverain pontife, après avoir porté sang du premier dans le saint des saints, venait imposer les mains au nom de tout le peuple, et les tenant étendues sur sa tête confessait publiquement toutes les iniquités d'Israël, demandait à Dieu qu'il les imputât à la victime destinée à sa justice, et l'abandonnait ensuite à un homme préparé pour ce ministère, qui le conduisait jusqu'à une certaine distance dans le désert, où sa destinée restait un mystère entre la victime et Dieu. Ces deux boucs représentaient deux caractères d'une seule et même victime: la substitution dont nous venons de parler, et le privilége du sang dont nous allons parler. Comment douter que cette victime représentée ainsi ne soit celle de laquelle Isaïe disait aussi prophétiquement :— « Il a pris vérita»blement nos langueurs sur lui... nous l'avons considéré comme >> un lépreux, comme un homme frappé de Dieu et humilié. Le >> châtiment qui devait nous procurer la paix est tombé sur lui; » le Seigneur l'a chargé lui seul de l'iniquité de nous tous, etc. ! »

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les peuples de l'Amérique appelaient la première femme la mère de notre chair. Cette chair nous est transmise dans l'état où elle s'est trouvée par suite du péché originel, état de révolte et de désordre qui faisait dire à David: Ma mère m'a conçu dans le péché. Nos âmes, en venant s'y joindre, sont dès lors entachées de la souillure originelle et tombent dans le corps comme dans un tombeau, selon l'expression d'un ancien. Ce qui faisait dire encore à Cicéron que pour expier sans doute quelque grand crime commis dans une vie supérieure, il en est de nos âmes dans leur union avec nos corps comme des corps vivants qui seraient attachés face à face à des corps morts. Et de là aussi ce cri de saint Paul : Qui me délivrera de ce corps de mort! De sorte que c'est par cette chair d'Adam que se communiquent et que se contractent cet obscurcissement de notre raison, cette dépravation de notre volonté, qui nous tiennent assujettis au mal dès notre enfance, et que c'est de là que s'élèvent ces vapeurs et ces feux de la concupiscence qui nous aveuglent et nous consument. Comment cela se fait-il? nous n'en savons rien, c'est un mystère, mais qui n'est pas autre que le mystère naturel de l'union de notre âme avec notre corps. Comment se fait-il, par exemple, que celle-là participe si souvent des désordres de celuici, même à travers plusieurs générations, et qu'une raison sereine se trouve soudainement affaiblie ou même éclipsée par un vice héréditaire qui n'est que dans le sang? Quand Adam pécha, tout pécha en lui, tout subit la suite de son péché, et on pourrait

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même dire tout autour de lui, car il était le sommaire de toute la création et la terre fut maudite à cause de lui'. Son corps pécha par conséquent et reçut l'empreinte et la souillure du péché. De là, comme nous l'avons dit, la source de cette souillure pour nous est dans la chair. Mais la chair c'est le sang c'est par les liens du sang, comme on dit, que nous sommes les héritiers du premier coupable et que sa corruption nous est passée en nature. Eh bien, c'est par le même moyen qu'il a plu à Dieu de vouloir qu'elle fût expiée et réparée, et, mystère pour mystère, nous ne voyons pas ce qu'une orgueilleuse raison aurait à redire à celuici: c'est par le sang de la famille d'Adam que coule dans tous ses membres la souillure du péché originel; c'est ce sang qui devait, par conséquent, être pour ainsi dire le patient de l'expiation et devenir par suite l'agent de notre régénération. Or, comme il en était incapable par lui-même, celui de la victime qui nous a été substituée devait en remplir le rôle et satisfaire la justice par le même moyen. C'est là précisément ce qui se rencontre dans le sacrifice du Christ. Comme représentant la nature humaine, son sang, coupable par imputation, expie, comme représentant la nature divine, son sang, d'une pureté infinie, lave les péchés du genre humain; et ces deux effets sont aussi unis entre eux que la double nature d'où ils découlent, et qui ne pouvait se rencontrer qu'en lui. C'est à cela que

Genèse, chap. 111, v. 17.

TOME II.

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