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tournée vers le bien. D'où vient qu'elle est aujourd'hui toute renversée et que c'est le mal qui est devenu son bien? d'où vient que le même mot qui exprime la vertu exprime la violence faite à soimême, et que ceux qui la pratiquent sont honorés comme des êtres surhumains, tant on leur tient compte des efforts qu'ils ont dû faire pour remonter la pente?

Si nous naissions bons et que nous devinssions méchants par l'abus de notre liberté, je concevrais qu'il n'y aurait pas besoin de remonter plus haut que cette liberté même pour expliquer le mal en nous. Mais c'est le contraire qui est la vérité : nous naissons méchants et nous devenons bons à force de culture, à force de secours. Nous naissons au fond d'un abîme, et c'est à l'aide de mille bras tendus vers nous que nous parvenons à nous en relever un peu en conservant toujours une propension fatale à y retomber.

Laissons Rousseau dire dans ses livres et contredire dans ses actions que l'homme naît bon. Voici un témoignage compétent et non suspect qui renverse ce paradoxe : « En général, dit Brous» sais, l'enfant préfère le mal au bien, parce qu'il >> satisfait davantage sa vanité et qu'il y trouve >> plus d'émotion.... C'est pour cela qu'on le voit >> si souvent se complaire à briser les objets inani» més.... Il se délecte dans la torture des animaux

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(cet âge est sans pitié, avait déjà dit un grand philosophe, quoiqu'il n'en prît pas le nom); il

>> savourerait avec le même délice celle des indi

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>> vidus de son espèce, s'il n'était retenu par la

>> crainte 1. >>

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Et qu'avons-nous besoin des témoignages de la science? tout le monde n'est-il pas savant sur ce point? Qui ne sait, dit saint Augustin, dans quelle ignorance de la vérité, qui est toute ma>> nifeste dans les enfants, et dans combien de pas>>sions mauvaises, qui commencent déjà à paraître » au sortir de l'enfance, l'homme vient au monde >> comme d'une racine que tous les fils d'Adam ont en » eux dès leur naissance; si bien que, si on le lais>> sait vivre à sa fantaisie, il n'y a presque pas de déréglement où il ne se portât? La loi et l'instruc>>tion veillent contre ces ténèbres et ces convoitises >> dans lesquelles nous naissons. Mais cela ne se fait » pas sans beaucoup de peines et de douleurs. Car » pourquoi, je vous prie, toutes ces menaces qu'on >> fait aux enfants pour les retenir dans le devoir? pourquoi ces maîtres, ces gouverneurs, ces fé>> rules, ces verges, dont il faut souvent se servir >> envers un enfant qu'on aime, de peur qu'il ne de>> vienne incorrigible et indomptable? pourquoi tou>> tes ces peines, sinon pour vaincre l'ignorance et réprimer la convoitise, deux maux qui nous ac>> compagnent en venant au monde? D'où vient que >> nous avons de la peine à nous souvenir d'une chose >> et que nous l'oublions sans peine? qu'il faut beau>> coup de travail pour apprendre et qu'il n'en faut

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Broussais, De l'irritation et de la folie, édition de 1828,

p. 100.

point pour ne rien savoir? qu'il en coûte tant pour » être diligent et qu'il est si aisé d'être paresseux ? >> Cela ne montre-t-il pas clairement à quoi la na>>ture se porte de son propre poids et de quel se>> cours elle a besoin pour s'en retirer 1? »

Ce que le bon sens et l'expérience disent ainsi, par la bouche de saint Augustin et de Broussais, de l'homme-individu, peut s'appliquer avec une égale vérité aux sociétés et même à l'humanité tout entière. Pour s'en convaincre, il suffit d'ouvrir les yeux sur ce qu'était devenu le monde lorsque JésusChrist vint le relever. L'humanité, avant d'entrer à l'école du christianisme, était comme un enfant échappé à ses maîtres et qui avait grandi dans la dépravation et l'ignorance. Quel état de dissolution et de ténèbres présentait le paganisme ! Nous l'avons vu: voilà où tend et où arrive l'humanité livrée à elle-même; voilà où elle serait encore si JésusChrist, ce divin pédagogue, comme dit quelque part saint Paul, n'était venu la redresser et la corriger par les moyens violents de la croix et de la pénitence, dont le mystère s'éclaircit lorsqu'on considère ainsi les choses de haut.

Voilà la nature humaine. Nous la puisons avec le sang aux sources mêmes de la vie, et en nous transmettant avec celle-ci le penchant au mal, nos pères ne font que donner ce qu'ils ont reçu et que nous faire ce que leurs pères les ont faits. — Remontant ainsi de génération en génération, on ar

S. Augustin, Cité de Dieu.

rive jusqu'au premier homme, et l'on se demande si lui aussi a reçu de son auteur immédiat, qui est Dieu, cette délectation au mal, cette paralysie pour le bien qui caractérise toute sa race? Si on ose se prononcer pour l'affirmative, on ne va à rien moins qu'à nier Dieu. Qui est-ce qui nous fait connaître Dieu, en effet? c'est la sagesse, l'ordre, la beauté, qui reluisent dans ses ouvrages et dont il est la source; d'où suit que lui imputer d'avoir fait l'homme, son chef-d'œuvre, dans cet état de désordre et de dépravation où nous naissons maintenant, c'est retirer de l'idée de Dieu tout ce qui la constitue, c'est le nier. Mais tout le reste de la nature nous fait reculer devant cette conséquence, et alors que reste-t-il? C'est que Dieu a mis nécessairement dans son chef-d'œuvre la bonté, la droiture, la perfection, et l'ordre, qui constituent sa propre nature et qu'il a répandus à divers degrés dans tous les êtres qui sont sortis de ses mains; que l'homme a été créé droit et dans l'ordre que lui assignent ses facultés par rapport à Dieu, à luimême, et à toute la nature; que, dès lors, le renversement de cet ordre, qui fait qu'aujourd'hui la nature est révoltée contre ses sens, ses sens contre sa raison, et sa raison contre Dieu, est un fait postérieur à sa création; et comme l'homme, doué de liberté, a dû être constitué gardien responsable de sa propre perfection, ce renversement lui est imputable et doit nécessairement prendre sa cause dans une première souillure qui, en altérant la source des hommes, en a infecté toutes les déri

vations, d'où la corruption nous est passée en na

ture.

II. Ce que nous venons de dire du mal considéré comme vice de la volonté, nous pouvons le dire du mal considéré comme malheur, souffrance, et ce second aspect nous fournit même un nouvel argument d'une force irrésistible.

L'homme né de la femme vit peu de jours, et ce peu de jours est rempli de beaucoup de misères. Un joug pesant a été mis sur tous les enfants d'Adam. La seule perspective de l'inévitable mort qui les attend suffirait pour empoisonner toutes les jouissances de leur vie, mais celle-ci est déjà tellement en proie aux chagrins et aux souffrances que cette mort, tout affreuse qu'elle est à la nature, leur devient tardive et désirable, et que souvent ils se prennent à l'invoquer. L'habitude, il est vrai, finit ordinairement par nous acclimater à l'existence, et les espérances qui se succèdent jusqu'au tombeau étendent devant nos yeux un voile d'illusion qui nous dérobe la hideuse horreur de notre état. Mais cette habitude et cette illusion ellesmêmes sont misérables, car elles ne nous soulagent qu'en nous trompant. Il n'est pas d'homme raisonnable qui ne préférât la vérité la plus triste à l'erreur la plus riante ; et la vraie philosophie consiste précisément à se voir tel qu'on est et tout le reste tel qu'il est. Qui pourrait soutenir cette vue si elle était parfaite et telle que le génie de Milton nous la fait concevoir, lorsqu'il nous représente l'ange du Seigneur faisant monter Adam coupable sur une

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