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amers, il savoure les larmes que lui arrache le récit d'Almansor, et il s'écrie: «Coulez, coulez, mes pleurs, coulez sans jamais tarir comme une source éternelle! » C'est que du fond du château de son père le jeune homme a tout vu. La douleur de sa famille a été la douleur de toute une race. D'un bout à l'autre de l'Andalousie, un même coup a frappé les fils du prophète et extirpé du sol de l'Espagne la belle civilisation moitié arabe, moitié européenne. Oh! jour sinistre, quand un cavalier arriva bride abattue au château d'Abdullah, et, tombant dans les bras de son ami, lui jeta ces mots qui contenaient l'arrêt du destin : « Don Ferdinand et doña Isabelle ont fait leur entrée à Grenade au milieu des fanfares... Le roi Boabdil leur a présenté à genoux les clefs de la ville sur un plat d'or... Au sommet des tours de l'Alhambra flotte la bannière de Castille surmontée de la croix de Mendoza! >> Oh! jours plus funestes encore, jours de honte éternelle, quand on apprit bientôt la défection des prêtres, la conversion de la multitude, tant d'actes d'hypocrisie

et de lâcheté par où l'on renonçait au ciel pour conserver la terre! D'heure en heure croissait le nom

bre des apostasies, « et de même que le voyageur se précipite la face contre terre quand le simoun brûlant lui soufle au visage, ainsi, dit Almansor, nous nous jetions sur le sol en pleurant, de peur que le souffle empoisonné des nouvelles sinistres ne nous donnât la mort. »>

Nouvelles meurtrières, en effet, si l'on songe que les musulmans de Henri Heine joignent à la foi de l'homme d'Orient la tendresse du chrétien et la fierté de l'Espagnol! Le plus douloureux de ces messages fut celui qui concernait le bon Aly. Le bon Aly était le vieil ami d'Abdullah. Pour attacher à cette amitié une bénédiction sainte, Aly et Abdullah s'étaient promis d'unir leurs enfants et de ne former qu'une famille. Almansor, fils d'Abdullah, avait été fiancé dès l'enfance à Zuleima, fille d'Aly. Un jour, aux heures sombres qui suivirent la chute de Grenade, pendant qu'Abdullah pleurait encore, la barbe et les cheveux souillés de cendres, pendant que la fa

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mille en deuil emplissait encore le château de ses lamentations, Abdullah fut informé que le bon Aly venait de se faire chrétien. Sa douleur, sa colère, sa résignation silencieuse et morne, la résolution qu'il prend de quitter l'Espagne, le tableau désolé du départ, la fuite de la muette caravane à travers les bois de myrtes et de citronniers, les harmonies plaintives de la nature si poétiquement rassemblées autour des proscrits, il faut lire tout cela dans le récit d'Almansor.

Jusqu'ici, Henri Heine a eu raison de dire : « Si le sujet est romantique, plastique est la forme. » Ces deux hommes qui, la nuit dans un château abandonné, s'entretiennent des malheurs de leur foi et de leur patrie, parlent une langue aussi noble que touchante. La poésie n'enlève rien au naturel : ce sont bien des musulmans que nous avons sous les yeux, des musulmans d'Espagne, des Arabes à demi transformés par l'esprit de l'Occident. Le dialogue est vrai; chacun des personnages exprime son caractère, chacun dit ce qu'il doit dire et comme il

convient qu'il le dise. On peut croire que le poëte veut sérieusement écrire une œuvre tragique, et que le drame annoncé dans les premières scènes va se développer régulièrement. Almansor, après avoir enseveli son père et sa mère dans la terre du prophète, revient en Espagne pour y chercher sa fiancée. Zuleima est-elle chrétienne? A-t-elle renié tout son passé en changeant de religion? Qui l'emportera de sa foi nouvelle ou de son ancien amour? La tragédie est là, et certes, pour un poëte dramatique vraiment épris de son art, nul sujet plus poignant que cette lutte du cœur et de l'âme, de la passion et de la foi. Qu'on le traite au point de vue sublime de notre Corneille dans Polyeucte ou au point de vue tout contraire de Goethe dans sa Fiancée de Corinthe, c'est toujours une vivante matière de poésie. Ajoutons qu'en plaçant ces tragiques aventures dans l'Espagne du xve siècle, au lendemain de la chute de Grenade, le jeune écrivain pouvait rehausser l'intérêt moral du sujet par l'éclat des contrastes et la richesse du cadre. Malheureusement Henri Heine

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n'apportait pas au théâtre toutes les fortes qualités qu'il exige. L'auteur d'Almansor était à vingt-trois ans ce que nous l'avons vu de depuis, un poëte lyrique, un poëte tout personnel, un rêveur passionné, chez qui la passion a été une perpétuelle souffrance, et qui s'est vengé de la souffrance par l'ironie. Ne cherchez donc ni Maures ni chrétiens dans ce joli poëme qu'il vous offre d'une main amie ; vous n'y trouverez qu'un seul personnage, lequel? le futur auteur du Livre des Chants, du Retour, du Nouveau Printemps, du Romancero, de Lazare, Henri Heine, et nul autre. Dès cette première œuvre, il est ardent et moqueur, amoureux et fantasque. Il a aimé, il a souffert, et soit qu'il pousse des cris de rage, soit qu'il éclate de rire, il se révolte, au nom de son amour, contre les lois éternelles. Cette façon d'associer l'univers aux émotions de son cœur, cette poétique manie d'animer tous les sujets de la nature et d'y voir tour à tour des puissances favorables ou funestes, des complices ou des traîtres, ces étoiles qui le poursuivent de leurs ricanements,

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