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extérieurement aux usages chrétiens, et s'était imbu des opinions des libres penseurs, comme ces Juifs d'Espagne qui étaient parvenus alors à un degré de culture extraordinaire; mais dans leur for intérieur ces rusés compères croyaient très-peu à la vérité des bruits auxquels ils faisaient allusion. Car la vie du Rabbin, depuis son retour d'Espagne, était extrêmement pure, pieuse et pleine de gravité; il accomplissait avec une exactitude poussée jusqu'au scrupule les pratiques les plus minutieuses de sa religion, jeûnant tous les lundis et tous les jeudis, ne mangeant de la viande et ne buvant du vin que les jours de sabbat et les jours de fête. Ses journées s'écoulaient dans la prière et l'étude; le jour il expliquait la loi divine au milieu des disciples que lui attirait la célébrité de son nom, et la nuit il contemplait les astres du ciel ou les yeux de la belle Sara. Le Rabbin n'avait pas d'enfants; cependant la vie et le mouvement ne manquaient pas autour de lui. Le grand salon de sa maison qui se trouvait à côté de la synagogue était ouvert à toute la communauté; on y entrait et on en sortait sans façons; on y faisait de courtes prières, on venait y chercher les nouvelles du jour; on y tenait conseil

quand la communauté était en danger; les enfants y jouaient le matin du jour du sabbat, pendant qu'on lisait dans la synagogue le chapitre de la semaine. C'est là que se réunissaient les cortéges des mariages et des enterrements: on s'y querellait et on s'y réconciliait; celui qui avait froid y trouvait un poële pour se réchauffer, et celui qui avait faim y trouvait la table servie. Autour du Rabbin s'agitaient une foule de parents, de sœurs et de frères, avec leurs femmes et leurs enfants, ainsi que ses oncles et tantes qui étaient en même temps ceux de sa femme. Tout cela formait une longue kyrielle de parents, qui tous considéraient le Rabbin comme le chef de la famille, qui allaient et venaient à toute heure dans sa maison, et qui aux grands jours de fête se réunissaient autour de sa table. Ces repas, ces réunions de famille dans la maison du Rabbin, avaient lieu surtout à l'époque de la fête annuelle de la Pâque, fête antique et merveilleuse, que les Juifs célèbrent encore dans le monde entier la veille du quatorzième jour du mois de Nissen, pour conserver à jamais la mémoire de leur délivrance de la servitude d'Égypte, et voici comment :

Dès qu'il fait nuit, la maîtresse de la maison al

lume les flambeaux; elle étend la nappe sur la table, pose au milieu trois des pains plats et sans levain appelés azymes, les recouvre d'une serviette, et met sur cette place élevée six petits plats qui contiennent des mets symboliques, savoir un œuf, de la laitue, du raifort, un os d'agneau, et un mélange brun de raisins secs, de cannelle et de noix. Le père de famille se met à table avec tous ses parents et toutes les personnes de sa maison et leur lit des passages d'un livre étrange, qu'on appelle la Hagada, mélange bizarre de légendes antiques, d'histoires merveilleuses sur le séjour en Égypte, de récits singuliers, de controverses, de prières et de cantiques pour les fêtes. Un grand souper s'intercale au milieu de cette solennité, et pendant la lecture même, à certains moments déterminés, on goûte aux mets symboliques; c'est aussi selon le même rite qu'on mange de petits morceaux de pain sans levain et qu'on boit quatre coupes de vin rouge. Cette cérémonie, qu'on célèbre le soir, est empreinte d'une sérénité mélancolique, d'une gravité enjouée; elle a quelque chose de mystérieux et de féerique, et le ton traditionnel et chantant avec lequel le père de famille lit la Hagada a quelque chose de si intime et de si

pénétrant, il vous berce d'une manière si maternelle et si brusquement vous réveille, que les Juifs même qui depuis longtemps ont abandonné la foi de leurs pères et ont couru après les plaisirs et les honneurs d'un monde étranger, se sentent remués au plus profond de leurs cœurs lorsque ces anciens accents si connus de la Pâque viennent par hasard frapper leurs oreilles.

Un soir, le rabbin Abraham était assis dans la grande salle de sa maison au milieu de ses parents, de ses élèves et d'autres convives; il célébrait la fête de Pâques. Dans la salle, tout brillait d'un éclat plus vif que d'ordinaire. Sur la table on avait étendu un tapis de soie brodé de diverses couleurs dont les franges d'or pendaient jusqu'à terre; le cœur s'épanouissait aux doux reflets des petites assiettes qui contenaient les mets symboliques et des hautes coupes remplies de vin, ornées de simples sujets ciselés empruntés à l'Histoire Sainte. Les hommes étaient en manteaux noirs et portaient des chapeaux plats et noirs et des rabats blancs; les femmes, vêtues de robes singulièrement luisantes en étoffes de Lombardie, portaient sur leurs têtes et à leurs cous leurs parures d'or et de perles; et la

lampe d'argent consacrée aux jours de sabbat versait sa lumière éblouissante sur les visages contents et recueillis des vieillards et des jeunes gens. Le rabbin Abraham était assis sur des coussins de velours pourpre, occupant un siége plus élevé que les autres, le dos appuyé, comme l'usage l'exige, et il lisait la Hagada en chantant; et l'assemblée bigarrée l'accompagnait ou lui répondait, quand on arrivait à certains passages. Le Rabbin portait égale-ment son habit noir des jours de fête; sa physionomie noble et un peu sévère avait plus de douceur que d'habitude; ses lèvres s'avançaient souriantes sous sa barbe brune comme si elles avaient à raconter une foule de choses gracieuses, et dans son regard on voyait se dessiner vaguement d'heureux souvenirs et d'heureux pressentiments. La belle Sara, assise à côté de lui sur un siége de velours aussi élevé que le sien, ne portait en sa qualité de maîtresse de maison aucuns de ses joyaux; unė étoffe de toile blanche entourait seule sa taille élancée et encadrait son pieux visage. Ce visage était d'une beauté touchante; en général la beauté des juives a un caractère tout particulièrement touchant; la conscience qu'elles ont de la misère pro

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