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L'Ancien Testament déclare qu'après avoir achevé l'œuvre de la création, Dieu «se reposa au septième jour» (Gen. 2, 2). Jean n'admet point que Dieu ait besoin de repos, il fait dire à Jésus : «Mon Père agit jusqu'à présent», c'est-à-dire toujours (5, 17).

Le Jugement, placé par les Synoptiques dans l'avenir et qui apparaît chez eux sous une forme dramatique et théâtrale, s'accomplit, d'après Jean, dès maintenant dans les profondeurs du cœur, et se manifeste par la séparation volontaire des croyants et des incrédules (5, 22-25; 9, 35-41; 12, 31). C'est dans le même esprit que Jean présente la doctrine de la vie éternelle. Au lieu de séparer l'existence en deux, par la mort, et d'opposer la condition céleste à la condition terrestre, il fait commencer, dès ce monde, la vie éternelle dans les cœurs qui s'ouvrent à la foi au Fils de Dieu (3, 15-16. 36; 6, 47; 17, 2-3). Pour lui, point d'abîme entre la terre et le ciel. Dès maintenant le ciel est ouvert pour le croyant, et il peut «voir les anges de Dieu monter et descendre sur le fils de l'homme» (1, 51).

CHAPITRE XXIV.

La Date et l'Auteur du quatrième Évangile.

La date du quatrième Évangile. Nous abordons celle de toutes les questions qui, dans ces derniers temps, a suscité le plus de controverses, la date de ce livre remarquable. S'il est des personnes qui voient encore dans l'Evangile de Jean le plus authentique des quatre, celui qui a été rédigé par l'apôtre même dont il porte le nom, il faut considérer cette croyance non comme le résultat de l'examen, mais comme l'effet de la puissance qu'exerce une tradition dix-sept fois séculaire.

C'est, en effet, vers l'an 170 seulement, que le quatrième Évangile apparaît dans la littérature chrétienne. D'abord anonyme, et désigné comme l'« Évangile du logos >> parce qu'il débute par un exposé de la théorie alexandrine de la Parole ou de la Raison

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(logos) il est attribué pour la première fois à Jean par Théophile d'Antioche (mort vers 180). Avant 170, il n'existe aucune trace certaine de son existence. Il serait évidemment téméraire de conclure de là que cet Évangile n'a été rédigé qu'en 170. Un ouvrage peut exister sans être mentionné. Ainsi les Épîtres de Paul n'ont été citées que longtemps après la mort de l'apòtre. On pourrait même admettre que parmi les écrits antérieurs à 170, aujourd'hui perdus, il y en avait qui faisaient mention du quatrième Évangile. Mais cette hypothèse est renversée par le fait bien plus probant que les auteurs dont nous possédons les ouvrages ou sur lesquels nous avons des renseignements précis, ne l'ont point connu. Témoin Barnabas inférant d'un Psaume que Jésus n'a pu être percé d'une arme pointue (voy. p. 91), tandis que Jean, seul parmi les Évangélistes, témoigne qu'« un des soldats lui perça le côté avec sa lance, et qu'aussitôt il en sortit du sang et de l'eau » (19, 34). Témoin les évêques de l'Asie Mineure qui, dans les discussions sur la fête de Pâques (p. 122), citent continuellement l'«apôtre Jean», en faveur de leur coutume de manger l'agneau pascal, le 14 Nişan. Or cette coutume parfaitement conforme aux Synoptiques, est en contradiction manifeste avec le quatrième Évangile. La contradiction est même signalée déjà entre les années 170 et 180, dans un écrit de Claude Apollinaire «Sur la Pâque». L'évêque d'Hierapolis est opposé à la coutume asiatique. Reprochant à ceux qui la maintiennent, de s'appuyer sur Matthieu, il déclare que l'immolation de l'agneau, le 14 Nişan, représentait typiquement la mort de Jésus, immolé ce même jour, comme étant la véritable Pâque, et que d'ailleurs leur interprétation de Matthieu avait pour conséquence une contradiction entre les Évangiles. Dans les fragments qui nous restent de son écrit, Apollinaire ne parle point de Jean et n'indique pas autrement le quatrième Évangile. Mais on voit qu'il connaît cet Évangile, et veut même faire accroire que, par une autre interprétation de Matthieu, on peut faire disparaître la contradiction entre les deux livres. Toujours est-il que de ce passage d'Apollinaire, il ressort clairement que c'est après 170 seulement que le quatrième Évangile est mentionné dans l'Église.

Les auteurs mêmes qui auraient eu le plus grand intérêt à le citer, s'ils l'avaient connu, le passent sous silence. Admettons un instant que l'Évangile de Jean eût existé du temps de Marcion (p. 105). Est-il admissible que ce docteur, si injustement décrié, qui voyait en Jésus un être divin descendu du ciel, se serait donné la peine d'abréger l'Évangile selon Luc, d'en retrancher le récit de la naissance, etc., s'il avait connu le quatrième Évangile qui, sans parler de la naissance, enseigne catégoriquement, dès le début, l'éternité du logos, et proclame qu'« il était venu de Dieu et s'en allait à Dieu» (13, 3)? Le quatrième Évangile avec sa haute notion de Dieu, avec son antipathie contre les Juifs et leur père « le diable», avec le dédain dont il parle de l'Ancien Testament, qu'il contredit d'une manière si hardie, le quatrième Évangile, disonsnous, répondait tellement à toutes les idées, à tous les sentiments de Marcion, que, s'il l'avait connu, il se fut écrié: Voilà un livre écrit selon mon cœur! Il eût dit comme Luther: « C'est là le seul doux et véritable Évangile principal, et il faut le préférer de beaucoup aux autres et l'élever plus haut»! (comp. Ch. XVII, n. 4).

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Ce qui n'est pas moins significatif que le silence de Marcion, c'est le silence de Justin, le premier auteur connu du second siècle, qui professe clairement la doctrine des philosophes d'Alexandrie sur le logos celle précisément qui constitue le fond même du quatrième Évangile. Or Justin appuie cette doctrine, non sur cet Évangile, mais sur l'Ancien Testament. On sait qu'il parle des « Mémoires des apôtres, appelés Évangiles» (I Apol. 66), qu'il en cite de nombreux passages (voy. p. 116). Et lui qui mentionne l'Apocalypse, qui l'attribue à «Jean, l'un des apôtres du Christ », n'aurait-il pas été heureux, enchanté de pouvoir signaler à ses lecteurs le quatrième Évangile, et d'en recommander la lecture, s'il l'avait connu et considéré comme l'œuvre d'un apôtre? Pour appuyer sa théorie du logos, il n'en appelle, avons-nous dit, qu'à l'Ancien Testament, qui lui fournissait de nombreux passages à l'appui. D'un bout à l'autre de ce recueil, il est question de la << Parole » de Yahvèh, expression que la Septante (seule consultée par Justin) rend presque toujours par logos. Les livres dits apo

cryphes de l'Ancien Testament tendent déjà à personnifier la Raison ou la Sagesse divine, et cette personnification devient complète dans le système philosophique des Juifs d'Alexandrie, dont le plus célèbre représentant, à l'époque de Jésus-Christ, était Philon. Le savant moderne qui a le mieux étudié Justin, parlant de cet auteur et des apologètes qui le suivent, dit avec plus d'exactitude que d'élégance:

«Ils ont mis la doctrine biblique dans un vase philonien, et regardé quelquefois les passages bibliques par une lunette philonienne. Les éléments de leur théorie du logos sont essentiellement bibliques, mais la manière dont ils les élaborent trahit le plan philonien '. »

Nous avons vu qu'un des caractères distinctifs du quatrième Évangile, ce sont les longs discours prêtés au «Fils de Dieu » (p. 127), tandis que dans les Synoptiques, Jésus ne parle que par sentences ou par similitudes. Or Justin, parlant de l'enseignement du Christ, qu'il cite comme preuve à l'appui de ses démonstrations, dit: «Ses discours étaient brefs et concis, car sa parole était, non celle d'un sophiste, mais la puissance de Dieu » (I Apol. 14). Aux chapitres 18 et 19, Jean rapporte deux dialogues entre Jésus et Pilate. Par contre Justin (Dial. 102) déclare, d'après les « Mémoires des apôtres», que «Jésus se tut et ne voulut point répondre à Ponce-Pilate». Et il cite, pour justifier ce silence, un passage d'Isaïe (50, 4).

De telles différences suffiraient à elles seules pour démontrer que Justin n'a jamais lu le quatrième Évangile. Ce qui pourrait néanmoins éveiller des doutes et appuyer la croyance de ceux qui admettent que le premier Père de l'Église connaissait Jean, ce sont, outre la théorie du logos, un certain nombre de passages de Justin, dont les analogues se retrouvent dans le quatrième Évangile. Les défenseurs des croyances traditionnelles admettent comme un axiome le principe suivant: Toutes les fois qu'un auteur exprime une proposition qui se retrouve dans un livre canonique, c'est une preuve que cet auteur a connu ce livre canonique et qu'il l'a ou copié ou imité. L'idée ne viendrait pas de demander si peut-être le contraire n'aurait pas eu lieu, si peut-être l'auteur canonique

n'aurait pas connu et imité l'auteur qui présente quelque analogie avec lui? Et cependant notre Nouveau Testament renferme des passages manifestement cités d'après des auteurs étrangers. Ainsi Paul (I Cor. 15, 32) résume en ces mots : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons », une inscription qui, suivant Strabon, se trouvait sous une statue de Sardanapale, dressée à Anchiale, non loin de Tarse (Géographie, L. 14, ch. 4). Le même apôtre cite (I Cor. 15, 33) ce vers qu'on lit aussi dans Ménandre: « Les mauvaises compagnies corrompent les bonnes mœurs ». Évidemment ce n'est pas Ménandre il florissait 320 ans avant J. C. qui a copié l'Épître aux Corinthiens. Les Actes attribuent à Paul la citation suivante: «Comme l'ont dit quelques-uns de vos poètes 2: « Nous sommes aussi de sa race >> (de Dieu). Enfin l'auteur de l'Épître à Tite (1, 12), parlant des Crétois, rapporte une parole d'Épiménide (VIe siècle avant J. C.), citée déjà par Callimaque (vers 270 avant J. C.) « Un de leurs compatriotes, leur propre prophète, a dit: Les Crétois sont toujours menteurs; ce sont de méchantes bêtes, des ventres paresseux ». On connaît d'ailleurs les passages de l'Épître de Jude, tirés de « l'Ascension de Moïse » et de « l'Apocalypse d'Hénoch » (voy. p. 109).

S'il est hors de doute que des auteurs canoniques ont connu et cité des ouvrages païens et des apocryphes juifs, comment ne pas admettre la possibilité que des auteurs canoniques aient connu et imité des œuvres chrétiennes ? Citons un passage de Justin, d'où l'on a voulu inférer la connaissance qu'il aurait eu de Jean, et d'où l'on pourrait tout aussi bien conclure la connaissance que Jean aurait eue de Justin. Dans son exposé de la pratique du baptême de son temps (comp. Livre I, p. 119), il dit entre autres: Car le Christ a dit : « Si vous ne naissez de nouveau, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux ». A ce passage, que les commentateurs considèrent comme tiré de Jean 3, 3, Justin ajoute, comme une réflexion qui lui est personnelle : « Or, il est évident pour tout le monde, que ceux qui sont une fois nés, ne peuvent plus retourner dans le sein de leur mère» (I Apol. 61), ce qui ressemble encore à Jean 3, 4, où Nicodème dit à Jésus: «Com

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