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L'expérience attribuée à Psamétik n'a pas conduit à un autre. résultat. Il se passe deux ans avant que les enfants nourris par les chèvres articulent des sons précis. Enfin quel est le premier „mot“ qu'ils prononcent? Le pâtre et le roi y mirent certainement de la bonne volonté, lorsqu'ils crurent entendre l'expression phrygienne bécos, et surtout lorsqu'ils s'imaginèrent que les enfants demandaient du pain. D'abord ces enfants, n'ayant pas encore vu de pain, ne pouvaient ni en soupçonner l'existence, ni à plus forte raison en demander. Ensuite, avec un peu plus d'attention, Psamétik aurait remarqué qu'ils ne faisaient que reproduire tout simplement le cri de la chèvre, dont le son principal est bé ou bè. De nos jours encore, les enfants désignent les animaux par des sons imités de leurs cris.

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Si nous avons insisté sur l'expérience de Psamétik qu'on dit avoir été tentée par d'autres princes encore, par l'empereur d'Allemagne Frédéric II, par Jacques IV, roi d'Écosse, et par le fameux Akbar, l'empereur mongol de l'Inde, c'est pour montrer combien est peu fondé le préjugé de ceux qui pensent que l'homme au début a parlé une langue toute faite.

Leibnitz applique à l'étude des langues la méthode expérimentale. Le premier qui se défit de ce préjugé fut le célèbre Leibnitz1, l'esprit le plus universel du XVIIIe siècle. A l'étude de la philosophie, des mathématiques, de la physique, de l'histoire, de la politique, de la jurisprudence et de la théologie, il avait su joindre des recherches sur les langues. Ce fut lui qui introduisit dans ce domaine alors inconnu le grand principe de la méthode expérimentale, formulé deux siècles auparavant par Léonard de Vinci2. Cette méthode, que bien des personnes restreignent aux sciences naturelles, s'applique à tous les domaines où s'exerce l'intelligence de l'homme. Elle consiste à vérifier si un être, un objet quelconque est réellement tel qu'il paraît, ou tel que, sur la foi d'autrui, on l'admet. „Assurons-nous bien du fait, dit fort judicieu

Né à Leipzig en 1646, huit ans après Louis XIV, mort à Hanovre en 1716, un an après le même roi.

* Et non, comme on l'admet encore, par François Bacon. Voyez Livre I, 3o partie, p. 533-534.

sement Fontenelle, avant que de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens, qui courent naturellement à la cause et passent par-dessus la vérité du fait; mais enfin nous éviterons le ridicule d'avoir trouvé la cause de ce qui n'est point 1."

Cette méthode devait naître nécessairement après que l'homme, porté par sa crédulité naturelle à accepter longtemps sans examen ce qu'il avait entendu dire, eut découvert qu'on avait sciemment

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Comment Leibnitz applique-t-il aux langues la méthode expérimentale? „L'étude des langues, dit-il, ne doit être dirigée que par les principes des sciences exactes. Pourquoi, en effet, commencer par l'inconnu plutôt que par le connu? Il est manifeste que nous devons étudier d'abord les langues modernes qui sont à notre portée, afin de les comparer les unes avec les autres, pour en découvrir les différences et les affinités; passer ensuite aux langues qui les ont précédées, afin d'établir leur filiation et leur origine, et remonter ainsi de proche en proche jusqu'aux dialectes les plus anciens, dont l'analyse nous donnera les seuls résultats certains 2."

Conformément à ce principe qui devait produire, au commencement de notre siècle, une science nouvelle, Leibnitz établit la nécessité de réunir le plus grand nombre possible de faits, c'est-àdire d'expressions et de phrases usitées dans les divers idiomes 3.

1 Histoire des Oracles, chap. IV. Le spirituel auteur cite à l'appui le fait suivant qui, dit-il, s'est passé en 1593:

Le bruit courut que les dents étaient tombées à un enfant de Silésie, et qu'à la place d'une des grosses dents, il lui en était venu une d'or. Aussitôt le savant Horstius publie un ouvrage où il prétend que la dent était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu'elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant, pour consoler les chrétiens affligés par les Turcs. Plusieurs autres savants écrivirent pour ou contre: «Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, ajoute Fontenelle, sinon qu'il fût vrai que la dent était d'or. Quand un orfèvre l'eut examinée, il se trouva que c'était une feuille d'or appliquée à la dent avec beaucoup d'adresse; mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l'orfèvre. >>

2 Cité par Max Müller, La Science du langage, traduction Harris et Perrot, p, 140-141, n. 2.

3 Nous avons vu, Livre I, 3o partie, p. 460, que Pigafetta, l'un des compagnons de Magellan, dressa, le premier, des listes de mots, empruntés aux langues qu'il avait entendu parler.

Il s'adressa aux missionnaires, aux voyageurs, aux ambassadeurs, et même aux souverains, pour réclamer leur concours à une œuvre qui lui tenait tant à cœur. Les jésuites en Chine travaillèrent pour lui. Le voyageur Witzen lui envoya la traduction de l'oraison dominicale dans la langue des Hottentots. Il écrivit au tsar Pierre le Grand pour lui proposer de faire mettre par écrit les nombreuses langues de la Russie. „Je voudrais, lui dit-il, qu'on en fît des vocabulaires, et qu'on se procurât dans ces idiomes les traductions des dix commandements, de l'oraison dominicale1, du symbole des apôtres, et d'autres parties du catéchisme 2. "

Les efforts et les conseils de l'illustre savant ne restèrent pas sans résultats. Le premier travail important dû à son influence, est le Catalogue des langues (publié en 1784) du jésuite espagnol Laurent Hervas, nommé par Pie VII préfet de la bibliothèque quirinale à Rome. On y trouve exprimé pour la première fois un principe, développé plus tard par l'Allemand Bopp, savoir que la parenté des langues doit être inférée de la similitude de construc

Les traductions du « Notre Père» en diverses langues ayant joué un certain rôle dans les travaux préparatoires de la science du langage, il est intéressant de savoir quand on les a commencées. Le premier, peut-être, qui eut l'idée de prendre le Notre Père comme spécimen de langue, fut un soldat bavarois, Jean Schildberger. Fait prisonnier dans une guerre contre les Turcs, à la fin du XIVe siècle, puis esclave pendant trente-deux ans, il fut conduit dans plusieurs contrées de l'Asie. De retour vers 1427, il rédigea le récit de ses pérégrinations. A la fin de son manuscrit, il cite le Notre Père en langues arménienne et tartare. Après l'invention de l'imprimerie, ce livre fut publié en plusieurs éditions.

Au XVIe siècle, les recueils du Notre Père en diverses langues se multiplièrent. De 1538 à 1592, il en parut huit, le premier en cinq langues, le second en dix, le troisième en quatorze, et ainsi de suite, jusqu'à cinquante langues. Depuis, ces collections s'enrichirent encore. On en connaît aujourd'hui plus de quarante, dont nous avons sous la main la plus complète peut-être (huit cent quatorze langues et dialectes) publiée en deux parties par Aloïse Auer, directeur de l'imprimerie impériale de Vienne. La première partie parut en 1844; elle comprend le « Notre Père» en six cent huit langues et dialectes; la seconde, publiée en 1847, renferme la même oraison traduite en deux cent six langues et dialectes, dont cinquante-cinq reproduits dans les écritures usitées chez les différents peuples. L'éditeur y a ajouté une collection de plus de cent alphabets en caractères originaux. * Max Müller, Ibidem, p. 140-141.

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tion, bien plus que de la simple ressemblance des mots. Du vivant d'Hervas parurent deux autres ouvrages qui fournirent de nombreux matériaux à l'étude conseillée par Leibnitz: le Dictionnaire universel, auquel collabora l'impératrice de Russie, Catherine II, veuve de Pierre III1; et le Mithridate ou connaissance universelle des langues, commencé par Jean-Christophe Adelung (premier volume, Berlin 1806), et complété par Sévérin Vater, de concert avec le fils d'Adelung (volumes II à IV, 1809-1817).

Langues vivantes et langues mortes. Le nombre des idiomes connus en usage aujourd'hui, s'élève à environ neuf cents. Outre ces langues qui servent aux nations et aux tribus pour la conversation ordinaire et pour les relations écrites, qui se modifient avec le développement des idées et des connaissances, et qui pour ces motifs sont appelées vivantes, on en connaît un certain nombre dites mortes, parce qu'elles ne sont plus parlées par aucun peuple, et n'existent en quelque sorte que figées et immobiles dans des documents écrits. Plusieurs de ces dernières ont été d'un plus grand secours peut-être que les vivantes, à ceux qui ont tenté de résoudre le difficile problème de l'origine du langage.

Nous venons de dire que c'est aux missionnaires, entre autres, que Leibnitz s'était adressé pour avoir des renseignements sur les

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Le premier volume de ce livre que Catherine appelait son dada, fut publié en 1787.

Voici un tableau des principales langues vivantes et du nombre d'hommes qui les parlent (d'après Léon de Rosny, Premières notions d'Ethnographie générale, Paris, 1885, p. 115):

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langues actuelles. Sans s'en douter, leurs prédécesseurs, dès le second siècle, nous en ont transmis d'inappréciables sur les idiomes de leur temps. La rapide extension de l'Église chrétienne, avant la fondation de la papauté, et le soin des missionnaires à traduire la Bible dans les langues des peuples auxquels ils prêchaient les nouvelles doctrines, nous ont valu une quantité d'œuvres littéraires dont la science du langage a tiré le plus grand profit. Sous l'influence du Christianisme, il s'est développé une littérature copte, syriaque, arménienne, géorgienne, éthiopienne. Grâce à un évêque arien, Ulphilas, nous possédons l'unique monument de la langue germanique au IVe siècle, dans la traduction qu'il a faite de la plupart des livres de la Bible. Enfin c'est aux missionnaires chrétiens que nous devons la connaissance de l'ancien celte, de l'anglo-saxon, de l'ancien slave. Le développement des anciennes littératures nationales ne s'arrêta qu'après la fondation de la papauté par Grégoire VII, qui fit prévaloir en Occident la langue latine comme langue exclusive du culte. Depuis lors jusqu'à la Réforme, c'est-à-dire pendant cinq cents ans, on ne songea plus à traduire la Bible dans les langues étrangères.

La Réforme, cette grande tentative de retour à la liberté religieuse après le césarisme papal, reprit l'œuvre des missions, et fit de nouveau parler à la Bible la langue des peuples étrangers. Il n'y a plus aujourd'hui que peu d'idiomes dans lesquels les sociétés bibliques protestantes n'aient fait traduire au moins certaines parties de l'Ancien et du Nouveau Testament.

Les missionnaires bouddhistes en Orient ont rendu des services analogues pour les langues asiatiques. C'est à eux que nous devons la conservation de l'idiome du Magadha (le páli), ainsi que les littératures singalaise, birmane, siamoise...; tibétaine, mongole, mandschoue, etc.

Les essais de classification. En réunissant les faits relatifs à ces langues, on se trouve dans une situation comparable à celle du botaniste qui a rassemblé les plantes cueillies dans les différentes régions du globe. Pour s'orienter dans ce chaos, il lui faut comparer ces types si variés, chercher leurs caractères communs, et les classer d'après ces caractères. Vers la fin du XVIIe siècle, le français Tournefort, qui connaissait déjà dix mille espèces de végétaux, a entrepris cet immense travail. Quarante ans plus tard, le

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