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Les Langues aryennes

(vulgairement indo-germaniques, indo-européennes 1).

Influence de la découverte du sanscrit. Revenons au classement des langues. Nous avons signalé (p. 316) la première famille déterminée, celle des langues sémitiques. On ne tarda pas à en distinguer une seconde, de beaucoup plus nombreuse. C'est celle même à laquelle appartient notre idiome, et qui embrasse en outre, parmi les langues vivantes, l'italien, l'espagnol, l'allemand, le russe, etc.; et parmi les langues mortes, le latin, le grec, le celtique, etc.

Dès le XVIIIe siècle, on avait remarqué sans émoi l'analogie de plusieurs de ces langues. Mais quelle fut la stupéfaction générale, lorsque, après la découverte de l'idiome sacré des Indous, le sanscrit, il fallut reconnaître qu'il leur est également apparenté ! C'est un jésuite français, le Père Courdoux, qui s'en aperçut d'abord. Dans un mémoire, adressé en 1767 à l'abbé Barthélemy et aux autres membres de l'Académie des Inscriptions et BellesLettres, il demandait: „D'où vient que, dans la langue samscroutane (sic), il se trouve un grand nombre de mots qui lui sont communs avec le latin et le grec et surtout avec le latin ?" A l'appui de son assertion, il ajoutait quatre listes de mots et de formes grammaticales. Enfin, résolvant lui-même la question posée, il concluait hardiment à la parenté originaire des Indous, des Grecs et des Latins. Plus tard, il déclarait avoir trouvé d'autres identités entre le sanscrit, l'allemand et l'esclavon 2. Ces communications, transmises à Anquetil Duperron qui n'avait aucun goût pour les recherches grammaticales restèrent dans les cartons de l'Académie, et lorsqu'elles virent le jour (en 1808), la découverte du P. Cœurdoux avait été refaite et publiée par les Anglais. „Aucun philologue, dit William Jones 3, après avoir examiné ces trois idiomes (le sanscrit, le grec et le latin), ne pourra s'empêcher de

1 Nous expliquerons p. 329 l'origine et le sens de ces dénominations. 2 Grammaire comparée par F. Bopp, traduction Michel Bréal, T. I, Introduction, p. XVI-XVII.

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reconnaître qu'ils sont dérivés de quelque source commune qui peut-être n'existe plus. Il y a une raison du même genre, quoique peut-être moins évidente, pour supposer que le gothique et le celtique... ont eu la même origine que le sanscrit; et l'ancien persan pourrait être ajouté à cette famille 1.“

Ainsi, dès le début, on remarqua que le sanscrit est, non la souche ou la mère des autres langues parentes, mais leur sœur ; et que ces idiomes sortent tous d'une langue plus ancienne encore. Cette découverte qui troublait toutes les idées reçues, affecta vivement les théologiens, les littérateurs et les philosophes. L'un d'eux 2 alla même jusqu'à nier que le sanscrit fût une langue réelle. Il s'efforça de démontrer que d'astucieux brahmanes l'avaient composée sur le modèle du grec et du latin, et que toute la littérature sanscrite n'était qu'une insigne fourberie!

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Le premier qui pressentit les grandes conséquences de la nouvelle découverte, fut le poète allemand Frédéric Schlegel 3. Après avoir commencé à Paris (1802) l'étude du sanscrit avant lui nul Allemand resté en Europe n'avait connu cette langue il publia en 1808 son petit livre plein d'idées: „Sur la langue et la sagesse des Indiens". Avec lui nous quittons le domaine des hypothèses et des raisonnements dans le vide, pour poser le pied sur le terrain solide des réalités. Dès la Préface, l'auteur proclame l'importance

Cité par Michel Bréal, Introduction à la Grammaire comparée de Bopp, p. XIX. - S'essayant déjà au problème non encore résolu aujourd'hui de la classification générale des langues, W. Jones crut pouvoir les distinguer en trois branches principales: 1) la famille indienne, 2) la famille arabe, 3) la famille tatare. Il croyait possible, comme tout le monde à son époque, de ramener les langues à une souche commune (F. Schlegel, Ueber die Sprache und Weisheit der Indier, p. 85).

* Dugald Stewart. Voy. M. Müller, Ouvr. cité, p. 170–171.

3 Né le 10 mars 1772 à Hanovre, il abjura le protestantisme à Cologne, l'année même de la publication de son livre « Sur la langue et la sagesse des Indiens». Il fut avec son frère aîné Auguste, poète comme lui, le fondateur du romantisme en Allemagne. Auguste Schlegel cultiva, comme Frédéric, la littérature sanscrite, publia la « Bibliothèque indienne » (3 vol. 1820-30), et commença même à faire paraître des textes originaux. Il survécut de plus de seize ans à son frère, mort en 1829.

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Schlegel en cite quelques-uns qui, vivant dans l'Inde, y avaient appris le sanscrit.

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des études indiennes qu'il désirait voir cultivées. Il ne craint pas de mettre la découverte du sanscrit en parallèle avec celle des littératures d'Athènes et de Rome, au XVIe siècle. Après avoir rappelé que la renaissance des études grecques et latines avait transformé et rajeuni toutes les sciences, qu'elle avait même rajeuni et transformé le monde, il ajoute : Les effets des études indiennes, nous osons l'affirmer, ne seraient pas aujourd'hui moins grands ni d'une portée moins générale, si elles étaient entreprises avec la même énergie et introduites dans le cercle des connaissances européennes." Puis, faisant allusion aux guerres qui alors désolaient l'Allemagne, il ajoute: „Et pourquoi ne le seraient-elles point? L'époque des Médicis, si glorieuse pour les sciences, fut agitée, guerrière et désastreuse précisément pour l'Italie. Néanmoins le zèle de quelques-uns parvint à accomplir ces choses extraordinaires (Préface, p. X-XI).

Disciple de William Jones, l'auteur commence par séparer la famille qu'à l'exemple de son maître, il appelle indienne (sanscrit, allemand, grec, latin, persan), des autres familles du nord et du sud de l'Asie, ainsi que des langues américaines. Avec une érudition qui n'étonne pas dans un fils du XVIIIe siècle, il montre l'identité des racines sanscrites avec celles de l'allemand et de ses dérivés, puis du grec, du latin, du persan. Il croit toutefois que ces langues découlent toutes du sanscrit (p. 3. 19, etc.), sans cependant rejeter l'hypothèse d'une langue plus ancienne d'où le sanscrit serait lui-même dérivé (p. 62. 66). Mais où il se sépare avec plus de raison de W. Jones, c'est sur la question de l'origine des langues. Il prouve qu'il est impossible de les ramener toutes à une souche unique, en signalant la différence radicale, originelle entre les langues à flexions et celles dépourvues de flexions2, comme le chinois, par exemple, qui ne se compose que de mots invariables (p. 44, etc., 52). Nous combattons, dit-il, non l'origine

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On entend par flexions les modifications qu'éprouvent, par exemple, les substantifs en passant du masculin au féminin, du singulier au pluriel; les verbes en se conjuguant, etc.

Nous reviendrons sur cette distinction, au sujet de laquelle Schlegel a émis des idées sujettes à critique (V. Bopp, Grammaire comparée, traduction Bréal, I, p. 225 et suiv.).

naturelle des langues, mais leur égalité originelle (p. 64). Il exprime l'espoir qu'on parviendra à composer une grammaire comparée et une généalogie complètement historique, une véritable histoire de la genèse des langues, à la place des théories inventées pour en expliquer l'origine" (p. 84).

Le premier de ces vœux ne tarda pas à se réaliser. Au moment où les regards de l'Europe étaient fixés sur les dernières péripéties du règne néfaste de Napoléon (1812-1816), François Bopp1 étudiait paisiblement en France. Comme un sage de l'Inde transporté à Paris, il était tout entier à ses recherches, et, au milieu de la confusion des événements, il gardait son attention pour les chefsd'œuvre de la poésie sanscrite et pour la série des faits si curieux et si nouveaux qui se découvraient à son esprit 2." Le premier résultat de ces études fut le livre intitulé: „Du système de conjugaison de la langue sanscrite, comparé avec celui des langues grecque, latine, persane et germanique" (Francfort-sur-le-Mein, 1816). Partant du principe désormais établi de l'origine commune des langues de l'Europe, de la Perse et de l'Inde, Bopp étudie les modifications qu'elles ont éprouvées depuis leur naissance. Il cherche à fixer les lois qui leur ont fait prendre des formes aussi diverses que celles qui caractérisent le grec, le latin, le gothique, le perse et le sanscrit.

Nommé en 1821 professeur des langues orientales à l'université de Berlin, Bopp y poursuit ses recherches et embrasse dans ses études quelques langues nouvelles, le slave, le lithuanien et le zend dont la découverte venait d'être faite par Rask et par Eug. Burnouf3. Après plus de vingt ans de travaux préparatoires, il commença la publication de sa Grammaire comparée, dont la première édition parut de 1833 à 1849. Les six idiomes (sanscrit, zend, latin, lithuanien, gothique et allemand) que le savant linguiste avait approfondis, lui avaient révélé, à travers l'apparente diversité de leurs formes, le développement d'un vocabulaire et d'une grammaire uniques. Il montre comment chaque mot, chaque flexion nous ramène par une filiation directe jusqu'aux temps les plus reculés

Né à Mayence, le 14 septembre 1791.

* Michel Bréal, Introduction à l'ouvrage cité, p. XIV-XV.

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de la langue. Il prouve que ces idiomes se réduisent en dernière analyse à deux sortes de racines, les verbales qui expriment une action ou une manière d'être, et les pronominales qui désignent les personnes, avec l'idée accessoire de situation dans l'espace1. C'est par la combinaison de six ou sept cents racines verbales avec un petit nombre de racines pronominales, que l'esprit aryen a formé le merveilleux mécanisme qui, sous tant de formes diverses, suffit à exprimer toutes les créations de la pensée 2. Pour ce prodigieux travail, Bopp trouva un secours aussi précieux que puissant dans les livres des grammairiens de l'Inde 3, qui, longtemps

1 On appelle racines les monosyllabes qui constituent la partie fondamentale des mots. Les verbales s'appellent encore attributives ou prédicatives; les pronominales, démonstratives ou indicatives. Ces dernières sont primitivement a, sa, ta, na, va, ya, i. M. Max Müller entre dans d'intéressants détails pour montrer la différence entre les deux espèces de racines (Science du langage, p. 271 et suiv. Voyez aussi Bréal, Grammaire comparée de Bopp, Tome II, Introduction, p. XVIII, etc.).

Exemples: I. (Racines verbales). Ar (« labourer ») a donné naissance aux mots français are, araire, aratoire, arôme, art, artiste, etc. 1 (« aller ») s'est conservé dans la forme française j'i-rai.

II. (Racines pronominales). Ma ou mi signifiant primitivement je. C'est une racine pronominale. En ajoutant à la racine verbale as « être », on a formé le sanscrit asmi « je suis ». En ajoutant na à dâ « donner »>, on a formé dá-na « don». L'addition de a à div « briller » [en même temps que l'intercalation d'un a bref, nommé gouna en sanscrit, devant l'i pour former daiv = dêv], a donné naissance au mot dêva qui désigne un « être brillant » et plus spécialement un « dieu ».

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Comp. Michel Bréal, Ouvr. cité, p. XXXVI-XLI.

Le plus célèbre de tous est Pânini (Livre IV, p. 825-848). Bien qu'il ait été précédé d'une dizaine d'autres grammairiens, c'est lui, dit-on, qui a créé la science grammaticale et la méthode étymologique, en inaugurant la critique du langage et en inventant ces procédés analytiques auxquels la linguistique moderne doit ses magnifiques découvertes. Les principes philologiques que les Grecs n'ont pas même soupçonnés, et que Pânini a convertis en axiomes, s'appliquent en effet, non seulement au sanscrit, mais à toutes les langues de la même souche, grec, latin, dialectes celtiques, germaniques et slaves. L'œuvre de Pânini, éditée pour la première fois par Colebrooke (Calcutta, 1809), fut publiée et commentée par M. Otto Bohtlingk sous le titre (allemand) : « Huit livres de règles grammaticales ». 2 vol. Rome, 1839. Le même auteur — si avantageusement connu par le grand Dictionnaire sanscrit-allemand (dit de St.-Pétersbourg) qu'il a publié en collaboration avec M. R. Roth de Tubingue - a fait paraître récem

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