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On n'a gardé des actes du Concile de Constance que le souvenir de la condamnation de Jean Huss et de Jérôme de Prague. On a perdu celui du décret qui proclame symboliquement la condamnation de millions d'hommes à l'aveuglement spirituel. Qu'est-ce en effet que le vin de la communion, sinon le symbole de l'Esprit du Christ 2? Ne laisser au peuple que le pain, symbole du corps, n'était-ce pas le river à la forme, à l'extérieur de la Religion, à la Lettre qui tue, et le priver de l'essentiel, de l'Esprit qui vivifie (II Cor. 3, 6)? Le privilège de l'Esprit, le prêtre le revendiquait pour lui seul. Si les Hussites, qui, sur vingt champs de bataille, ont versé leur sang pour reconquérir aux laïques le droit de communier avec la coupe, n'ont pas tous compris la portée de leur revendication, il faut que la société moderne la comprenne.

On méprise aujourd'hui la Religion, parce qu'on n'en voit que le corps, vieilli, flétri, momifié par la négligence des prêtres. On ne connaît le Christianisme que sous la forme surannée sous laquelle il nous a été légué par le moyen âge, et qui nous offre les dogmes de la Trinité, de la Déité du Christ, de la Virginité de Marie; les croyances aux prophéties, aux miracles, à la Résurrection des morts, etc. Le tout fondé sur l'« autorité des Écritures », dont le clergé s'est réservé l'interprétation, et auxquelles il attribue une origine surnaturelle. Ces Écritures pour les laïques sont tabou. Défense de les comprendre autrement que l'Église (comp. Livre Ier, p. 72 et 563). Les laïques sont incapables d'avoir une opinion sur les questions religieuses.

Il faut l'avouer, la majorité des laïques a pris le change. Rien de plus répandu que l'opinion qui confond la Religion avec la doctrine et la hiérarchie cléricales. N'est-il pas de bon ton aujourd'hui de dire « Je suis libre penseur et je laisse la Religion aux prêtres»? De là à croire que la Religion est l'œuvre des prêtres, il n'y a qu'un pas.

Mais s'il se trouvait que les Écritures chrétiennes ont eu pour auteurs des laïques, et que d'un bout à l'autre elles expriment les convictions de laïques sur des questions essentiellement humaines et d'un immense intérêt pour l'esprit humain ! S'il se trouvait que

les prêtres n'ont fait que s'arroger la possession et l'administration exclusive d'un bien qui appartient à tous!

N'en résulterait-il pas que négliger ce bien, serait volontairement s'éloigner de la source même de la vie et de la vérité? Ce serait, non seulement se diminuer soi-même, mais livrer sa famille et ses descendants à la servitude spirituelle.

Il est vrai que les premières tentatives de sortir de la route battue de l'habitude sont toujours pénibles. La légende juive raconte qu'après avoir quitté l'Égypte, beaucoup d'Hébreux se laissèrent rebuter par les fatigues et les privations que leur imposait le voyage à travers le désert. Au lieu de songer à la terre promise et à ses joies, ils ne cessaient de regretter « les pots de viande » du pays d'Égypte, et d'accuser leurs libérateurs de les avoir menés dans le désert pour les faire mourir de faim (Exode 16, 2-3)!

Dans ses Études de la nature, Bernardin de Saint-Pierre nous représente un paysan qui vivait heureux dans une petite vallée des Alpes.

<< Un ruisseau qui descendait de ces montagnes fertilisait son jardin. Il adora longtemps la naïade bienfaisante qui lui distribuait ses eaux. Un jour il lui vint en fantaisie de découvrir le lieu où elle cachait son urne inépuisable. Pour ne pas s'égarer, il remonte d'abord le cours de son ruisseau. Peu à peu il s'élève dans la montagne. Chaque pas qu'il y fait lui découvre mille objets nouveaux, des campagnes, des forêts, des fleuves, des royaumes, de vastes mers. Plein de ravissement, il se flatte de parvenir bientôt au séjour où les dieux président aux destins de la terre. Mais après une pénible marche, il arrive au pied d'un effroyable glacier. Il ne voit plus autour de lui que des brouillards, des rochers, des torrents et des précipices: douce et tranquille vallée, humble toit, bienfaisante naïade, tout a disparu. Son patrimoine n'est plus qu'un nuage, et sa divinité qu'un affreux monceau de glace. »

Le

paysan s'arrête à ce terme, qui ne lui inspire que de l'effroi. Mais l'auteur nous apprend ce qu'un Newton eût fait à sa place :

<< En voyant les nuages aborder de toutes parts aux montagnes qui divisent l'Italie de l'Europe, il eût reconnu l'attraction de leurs sommets et la direction de leurs chaînes, aux bassins des mers et aux cours des vents; il en eût

conclu des dispositions équivalentes pour les différents sommets du continent et des îles; il eût vu les vapeurs, élevées du sein des mers de l'Amérique, apporter, à travers les airs, la fécondité au centre de l'Europe, se fixer en glaces solides sur les hauts pitons des rochers, afin de rafraîchir l'atmosphère des pays chauds; subir de nouvelles combinaisons pour produire de nouveaux effets, et retourner fluides à leurs anciens rivages, en répandant l'abondance sur leur route par mille canaux. Il eût admiré l'impulsion constante donnée à tant de mouvements différents, par l'action d'un seul soleil placé à trente-deux millions de lieues de distance; et, au lieu de méconnaître le séjour d'une naïade à la cime des Alpes, il s'y fût prosterné devant le Dieu dont la prévoyance embrasse les besoins de tout l'univers 3. »

Il s'agit de savoir si nous voulons imiter le paysan ou Newton. Plus le père de famille tardera à se mettre au courant des gigantesques progrès que la vérité a faits depuis trois siècles, plus il perdra la force de la suivre, et de s'élever aux hauteurs où elle conduit l'esprit. Les tribus humaines restées dans l'ignorance et la barbarie préfèrent périr plutôt que de se livrer aux efforts nécessaires pour atteindre les peuples civilisés. En attendant, elles sont assujetties et exploitées par eux.

On le voit, il ne s'agit pas d'une simple question de curiosité. C'est une question de liberté ou de servitude, de vie ou de mort qui se dresse devant nous.

II

Révélation et Inspiration.

Les idées de « révélation » et d'« inspiration » ne jouent pas dans l'Église chrétienne un rôle moindre qu'ailleurs. Elles supposent également un Dieu qui est extérieur à l'homme et qui lui fait connaître sa pensée et sa volonté. La « révélation »>, telle qu'on l'entend généralement, c'est la communication surnaturelle de vérités et de principes de conduite, auxquels l'homme ne serait jamais arrivé par lui-même. L' «inspiration », c'est la communi

cation de ces vérités et de ces principes à des écrivains spéciaux, à ceux qui ont rédigé les livres dits «< sacrés ».

C'est dans ce sens que l'on dit : Le Judaïsme et le Christianisme sont des religions révélées; les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament sont des livres inspirés.

Ce sens donné à nos deux termes est d'importation étrangère (comp. Livre IV, p. 688 et suiv.). Il n'est pas chrétien, si l'on entend par là ce qui est conforme à l'enseignement de Jésus. Comparée à l'ancien Judaïsme, la religion de Jésus se fonde sur une notion nouvelle de l'homme et de Dieu. Cette notion, si l'on veut conserver les mots « révélation», «inspiration », ne les admet que dépouillés de leur vieille acception surnaturelle.

L'homme, au point de vue de l'Évangile de Jésus, n'est pas un vase vide dans lequel il faudrait verser la connaissance des vérités et des règles divines. Il a en lui une « lumière » qui le guide et qu'il doit se garder de laisser éteindre (Matthieu 6, 22-23).

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L'expression lumière» dont se sert Jésus n'est évidemment qu'une image pour désigner ce que nous appelons « conscience »>, << sentiment moral», «raison ». Le premier de ces termes se trouve déjà fréquemment dans les écrits de Paul (Romains 2, 15; 9, 1; 13, 5; 1 Corinthiens 8, 7. 10. 12, etc.).

Dans le langage usité du temps de Jésus, le mot «cœur» désignait la source, non seulement des sentiments, mais aussi des pensées de l'homme. « L'homme de bien tire de bonnes choses du bon trésor de son cœur, le méchant tire de mauvaises actions de son mauvais trésor» (Matth. 12, 35; Luc 6, 45).

On le voit, nous sommes loin de la théorie hébraïque d'un Dieu extérieur, qui inspire le mal comme le bien (voy. Livre V, p. 404, note 1).

Suivant l'Évangile, la connaissance des choses divines ne procède donc point d'une communication extérieure. L'homme l'acquiert par un acte moral, la «purification du cœur». «Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu » (Matth. 5, 8). Cette seule parole est toute une révolution dans les anciennes conceptions religieuses. «Voir Dieu », c'est connaître la Justice et la

Vérité, car Dieu ne saurait être ni l'iniquité ni l'erreur. Et cette connaissance n'est accessible qu'à l'homme moralement et intellectuellement pur.

De là une condition essentielle imposée à tous ceux qui veulent entrer dans le nouvel ordre de choses fondé par Jésus : la conversion du cœur, l'amendement. «Amendez-vous, le règne de Dieu est proche» (Marc 1, 14-15; Matth. 4, 17).

Théoriquement, ceux qui remplissent cette condition, qui, en rompant avec l'erreur et le péché, sont devenus membres du royaume de Dieu, sont supérieurs aux prophètes de l'ancienne religion. «Il n'y a point de prophète plus grand que Jean-Baptiste, et cependant celui qui est le moindre dans le royaume de Dieu est plus grand que lui » (Luc 7, 28).

La sublime idée de la communion avec Dieu par la transformation morale de l'homme fut exprimée symboliquement par le baptême. Malheureusement, sous l'empire des anciennes conceptions de la divinité, encore communes aux disciples de Jésus, elle fut matérialisée. Bien qu'en théorie on parlât de la présence de Dieu, «en qui nous avons la vie, le mouvement et l'être» (Actes 17, 28); bien que l'on transcrivît la parole du Maître : «Toi, quand tu pries, entre dans ta chambre et ferme ta porte et prie ton Père qui est présent dans le secret » (Matth. 6, 6) dans la pratique, on se figurait Dieu au ciel et envoyant son Esprit aux hommes. Seulement, au lieu d'admettre que l'Esprit divin était, comme jadis, envoyé arbitrairement, on enseigna qu'il était donné à tous ceux qui recevaient le baptême après s'être convertis (Actes 2, 38; 8, 14-18; 19, 1-6).

Dès le second siècle, et toujours sous l'influence des anciennes idées juives, on se figura les apôtres surnaturellement doués du << Saint-Esprit », le jour de la première Pentecôte (Actes 2), et pouvant dès lors le communiquer par l'imposition des mains (Actes 8, 17-18).

Plus tard on assura même que Jésus déjà le leur avait insufflé, le soir du jour de sa résurrection: «Jésus vint se présenter au milieu de ses disciples et leur dit : La paix soit avec vous!... Comme le

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