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deux parlent des Douze comme d'un corps resté fidèle (I Cor. 15, 5; Apoc. 21, 14). Il se peut qu'une expression de la première Épître aux Corinthiens (11, 23) «Le Seigneur Jésus, la nuit qu'il fut

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livré», où il faut sous-entendre « à la mort par ceux qui l'ont condamné» — ait été interprétée par « Marc» comme impliquant une trahison, qui lui semblait prédite d'ailleurs par l'Ancien Testament (Psaume 41, 10; comp. Marc 14, 18). Mais notre auteur se contente de faire de Judas un traître, sans plus s'occuper de lui. Plus tard, on a tiré de Zacharie 11, 12-13 et des Psaumes 69, 26; 109, 8, la légende (rapportée Matth. 26, 14-16; 27, 3-10; Actes 1, 16 et suiv.), d'après laquelle Judas, après avoir vendu son Maître pour trente pièces d'argent qui furent consacrées à l'achat du champ d'un potier aurait été maudit et remplacé. Luc d'ailleurs le fait mourir par une chute qui lui ouvre le ventre et répand ses entrailles (Actes 1, 8), tandis que Matthieu suppose qu'il s'est tué par strangulation (27, 5).

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Enfin, comme un fruit de l'influence au moins indirecte de l'Ancien Testament, nous pouvons citer le rôle des « démons» dans notre Évangile. Il en est assez souvent question, et la première fois, à l'occasion de l'institution des Douze que Jésus établit « pour les envoyer prêcher et pour avoir la puissance de guérir les malades et de chasser les démons» (3, 14-15; comp. 6, 7). Les Israélites, comme on sait, avaient longtemps admis l'existence d'autres dieux à côté de Yahvèh (voy. Livre V, chap. XII). Après la réforme de Josias et l'exil, ils transformèrent ces êtres en de mauvais génies, et l'on a cru découvrir dans le pouvoir de lutter contre les démons conféré dans l'Évangile, la légitimation anticipée du ministère de Paul, consacré à la lutte contre les dieux du paganisme 9.

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Le livre de « Marc» paraît avoir été suivi, dans le cours du premier siècle, d'autres écrits du même genre, mais différents par tendance, et aujourd'hui en grande partie perdus.

Ce qui est certain, c'est que les parties de l'histoire de Jésus ignorées encore de son temps, ont été l'objet de la curiosité des nouveaux convertis. La méthode déjà signalée de combler à l'aide

de l'Ancien Testament les lacunes de l'histoire évangélique, fut largement pratiquée dans la primitive Église 10. Les discussions avec les Juifs jouèrent également leur rôle et firent naître le désir d'affranchir Jésus des liens du Judaïsme.

Tandis que les nazaréens construisent péniblement des généalogies pour faire descendre le Christ de David et d'Abraham, les christiens s'appuyant sur le passage Isaïe 7, 14, mal traduit par les Septante (voy. la n. 2 de la p. 48) - le privent de son père juif. Plus tard, on essaye même de le priver de sa mère, témoin le passage 7, 3 de l'Épître aux Hébreux, dont l'auteur, parlant de Melchisédech, dit qu'il est «sans père, sans mère, sans généalogie, n'ayant ni commencement de jours, ni fin de vie, absolument semblable au Fils de Dieu ». Au second siècle, Marcion exprime sans détour la conviction que Jésus n'a point passé par la naissance, et il le fait descendre directement du ciel à Capernaum, sous la figure d'un homme de trente ans !

CHAPITRE XIII.

Coup d'Eil sur le second Siècle. L'Évangile selon Matthieu.

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Avant d'aborder l'analyse des Évangiles selon Matthieu et selon Luc, qui, sous leur forme actuelle, paraissent ouvrir la série des produits littéraires du second siècle, il convient de jeter un coup d'œil sur cette période, l'une des plus remarquables de toute l'histoire ecclésiastique. Non-seulement elle a vu naître sous leur dernière forme la plupart des livres du Nouveau Testament, mais elle a vu poser les fondements sur lesquels l'Église repose jusqu'à ce jour.

Plusieurs des ouvrages que nous venons de passer en revue offriraient on a pu s'en convaincre des énigmes insolubles sans la connaissance de certains faits auxquels ils font allusion. Cette condition se présente non moins impérieuse pour la littérature du second siècle. Dans l'exposé qui va suivre, nous serons

obligé de tenir compte, non seulement des événements politiques du monde romain et du mouvement des idées dans l'Église, mais encore des écrits publiés dans la même période que les livres qui depuis sont devenus canoniques, et qui flotteraient en quelque sorte dans le vide, si l'on ne pouvait signaler les liens par lesquels ils se rattachent aux autres.

A Rome, le temps des monstres couronnés semble passé. Jusqu'en 180, quatre Césars modèles occupent, en moyenne chacun pendant une vingtaine d'années, le trône de l'Empire: Trajan (98-117), Adrien (117-138), Antonin le Pieux (138-161), MarcAurèle (161-180). Ce sont des modèles de droiture et de justice, et néanmoins ils persécutent les chrétiens! Avaient-ils le secret pressentiment que cette secte détestée portait en elle le germe de la dissolution de l'Empire et amènerait la ruine de l'ancien ordre social? Nous connaissons les luttes de Trajan et d'Adrien contre les Juifs, l'épouvante qu'a répandue un moment Bar Cochba, le dernier << Messie»; enfin la transformation de Jérusalem en une ville païenne (Livre V, p. 213 et suiv.). De tels faits ne laissèrent pas d'affecter vivement les chrétiens eux-mêmes.

En 115, durant le séjour de l'empereur Trajan à Antioche1, un tremblement de terre excita la fureur populaire contre les chrétiens, que l'on accusait d'athéisme (comp. Livre I, 3° partie, p. 823). Ignace, le chef de la communauté chrétienne d'Antioche, fut livré aux bêtes le 20 décembre. On le surnommait Théophore, « qui porte Dieu ». Dans la seconde moitié du siècle (vers 156), un autre « évêque» renommé, Polycarpe de Smyrne, fut brûlé vif. Ces martyres laissèrent une profonde impression dans les esprits et ne contribuèrent pas peu à entourer les fonctions de l'évêque d'un nimbe de gloire. Le nom d'Ignace surtout jouera un grand rôle dans la littérature pseudonyme, composée en vue de la constitution monarchique de l'épiscopat (voy. Livre I, p. 160-161). Plus tard encore, on vit en lui l'auteur du chant d'église. La Légende dorée (voy. Livre I, p. 400-401) cite un ouvrage suivant lequel « Ignace, ayant entendu les anges chanter des antiennes, établit l'usage de chanter versets et antiennes à l'église » 2.

On peut distinguer dans l'histoire littéraire du second siècle trois périodes principales.

La première s'étend de l'an 100 à 125. C'est la période antérieure au Gnosticisme. On y voit paraître, sous leur forme actuelle, les deux derniers Évangiles synoptiques, selon Matthieu et Luc.

La seconde commence en 125 et finit vers 160. C'est la période gnostique proprement dite (voy. Livre I, p. 139) 3. Là fleurissent, entre les chefs des principales écoles gnostiques, l'ultra-christien Marcion et le philosophe judéo-chrétien Justin Martyr. Vers la fin de cette période surgit le Montanisme, réaction mystique contre le Gnosticisme.

Enfin la troisième embrasse les quarante dernières années du siècle et se caractérise par l'apparition du quatrième Évangile, la constitution de l'Église catholique épiscopale et la formation du canon du Nouveau Testament.

L'Evangile selon Matthieu. En comparant cet Évangile à celui de Marc, on reconnaît un développement déjà très avancé de la légende du Christ. Dès le début, il insère les principaux traits de ce que plus tard on appellera l'« Évangile de l'Enfance ». Il donne une généalogie de Jésus-Christ, fils de David (chap. 1, 1-17); une annonciation faite à Joseph en songe (1, 18 et suiv.); l'apparition de l'étoile et la visite des mages (2, 1-12); la fuite en Égypte (2, 12-15. 19 et suiv.); enfin le massacre des innocents (2, 16-18).

Matthieu connaissait certainement une édition de l'Évangile selon Marc. Il en reproduit la plupart des récits, sans exclure pour cela d'autres sources, notamment le recueil des Paroles du Seigneur (voy. p. 63). Ce qui le caractérise, c'est la tendance synthétique embrassant les contraires, qui plus tard prévaudra dans la constitution de l'Église catholique.

D'une part, à l'exemple des nazaréens, il accentue la valeur de << la Loi et des Prophètes» (l'Ancien Testament). Il prête à Jésus cette parole qu'on ne trouve point chez Marc: «Ne pensez point que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes. Je ne suis pas venu les abolir, mais les accomplir» (5, 17). D'un bout à l'autre de son livre, les faits évangéliques sont présentés comme l'accomplisse

ment des prophéties de l'Ancien Testament. «Telle chose est arrivée, afin que s'accomplit telle parole. » Cette formule reparaît d'une manière fatigante (1, 22; 2, 5-6. 15. 17-18. 23; 3, 3; 4, 14-16; etc.).

Dans sa généalogie de Jésus, évidemment composée par un nazaréen, on reconnaît l'influence, si chère aux Juifs, du mysticisme des chiffres. Elle renferme exactement trois fois quatorze générations (1, 17). Il est vrai que pour arriver à ce résultat, il a fallu, d'une part, supprimer quatre rois; d'abord Ochosias, Joas et Amasias (comp. v. 8, où Joram est déclaré père d'Osias); puis Jojakim (comp. v. 11, où Josias est déclaré père de Jéchonias 4). D'autre part, il a fallu compter la «captivité de Babylone» pour une génération 5.

Sa légende de l'enfance exprime (Matth. 2, 4-6) la conviction, antérieure à Jésus, que le Messie naîtrait à Bethlehem, croyance fondée sur Michée 5, 2 (voy. p. 49). L'auteur suppose que les parents de Jésus demeuraient dans leur maison à Bethlehem, et qu'après la naissance de l'enfant merveilleux et la visite des mages, ils se réfugièrent en Égypte, d'où ils seraient revenus s'établir à Nazareth. De sorte que (ajoute l'auteur) «ce qui avait été dit par les prophètes » fût accompli: «Il sera appelé Nazaréen.» Cette parole, pour le dire en passant, ne se trouve dans aucun prophète connu, pas plus que le nom même de Nazareth.

Tout le cycle des légendes de la naissance repose sur les données fournies par l'Ancien Testament. L'étoile qui annonce l'apparition du Messie est tirée de Nombres 24, 17; les mages, d'Isaïe 60, 66; le massacre des Innocents, de Jérémie 31, 15; le séjour du Messie en Égypte, d'Osée 11, 1.

Marc s'était contenté de dire qu'après le baptême, Jésus, poussé par l'Esprit au désert, y fut tenté par Satan (Marc 1, 12-13). Matthieu prétend savoir en quoi cette tentation a consisté.

Jésus, dit-il, «après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, eut faim». Et le tentateur lui dit : «Si tu es fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains. » Jésus ayant répondu par une citation de l'Écriture (Deuteronome 8, 3), le diable le trans

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