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porte dans la ville sainte, le place sur le faîte du Temple, lui dit de se jeter en bas, et, citant lui aussi l'Écriture (Psaume 91, 11-12), lui promet la protection des anges. Jésus repousse aussi cette seconde tentation. Alors le diable le transporte sur une montagne fort haute, d'où il lui montre tous les royaumes du monde et leur gloire, disant: «Je te donnerai tout cela si te prosternant tu m'adores.» (L'auteur ignorait que la Terre est un globe et que du sommet d'aucune montagne, quelque haute qu'elle soit, on ne peut voir tous les royaumes du monde.) Jésus ayant une troisième fois cité l'Écriture (Deuteronome 6, 13), le diable le laissa.

Dans le récit de la mission des disciples, Matthieu rétrécit le vaste champ d'activité que Marc avait assigné aux Douze. Il fait débuter Jésus par cette parole essentiellement nazaréenne: << N'allez point vers les gentils, et n'entrez dans aucune ville des Samaritains, mais allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d'Israël » (10, 5-6). Dans la parabole du souper refusé par les invités (les Juifs) et offert aux pauvres, aux estropiés, aux aveugles, aux boiteux (c'est-à-dire aux païens), il fait expulser ceux qui étaient entrés sans l'«habit de noce », c'est-à-dire sans le cachet de la légalité suivant l'Ancien Testament (22, 2-14).

Ces concessions faites à l'esprit nazaréen, l'auteur rend hommage à l'esprit christien. Il accepte, comme un fait «< que le Seigneur avait annoncé par le prophète », la naissance miraculeuse de Jésus, conçu du Saint-Esprit et né de la Vierge Marie (1, 22-23) - sans exclure toutefois la naissance subséquente d'autres enfants sortis de la même mère, et dûs à la participation de Joseph (1, 25; 13, 55-56).

Il raconte le trait du centurion (païen) de Capernaum, auquel Jésus dit : « Je n'ai pas trouvé une si grande foi, même en Israël » (8, 5-13). Et il ajoute cette autre parole, plus remarquable encore: << Plusieurs viendront d'Orient et d'Occident, et seront à table au royaume des cieux avec Abraham, Isaac et Jacob; mais les enfants du royaume seront jetés dans les ténèbres du dehors. >>

Comme tous les conciliateurs, il ne craint pas de se contredire. Nous venons de citer l'ordre restreint prêté à Jésus lors de la mis

sion des Douze. Matthieu termine son Évangile par ce commandement universaliste: «Allez et instruisez toutes les nations » (28, 19 comparé à 10, 5-6).

La même contradiction se retrouve dans les notions sur Jésus. Au début, l'auteur déclare que Jésus est « fils de David, fils d'Abraham» (1, 1), et la qualification de «fils de David» reparaît sept fois dans son Évangile. Après l'avoir présenté comme le Messie juif (comp. 2, 6), il lui fait dire : « Toute puissance m'est donnée dans le ciel et sur la terre» (28, 18), le transformant ainsi en une véritable divinité.

Si quelquefois, dans le corps de l'ouvrage, l'esprit nazaréen a rétréci les affirmations christiennes, réciproquement l'esprit christien vient élargir les thèses nazaréennes. Après les déclarations si catégoriques sur la valeur absolue de la Loi (5, 17-19), Matthieu se hâte d'ajouter: «Si votre justice ne surpasse celle des Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux» (5, 20); puis il met, à six reprises, dans la bouche de Jésus, cette parole caractéristique: «Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens... mais moi je vous dis...» (5, 21-22. 27-28. 31-32. 33-34. 38-39. 43-44). Il combat longuement les manifestations étroites et tout extérieures de la piété judaïque (6, 1-18). S'il flatte les prétentions nazaréennes, par le mauvais jeu de mots qui depuis a servi à fonder la primauté de Pierre (« Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église 7»), il ne craint pas de combattre les tendances cléricales trop prononcées déjà dans la communauté de Jérusalem. Marc (12, 38-40) s'était contenté de dire « Gardez-vous des scribes », en caractérisant ceux-ci par quelques traits sévères. Matthieu, voyant sans doute le mal empirer dans l'Église, le flagelle avec une vigueur qui surpasse celle du premier Évangéliste (23, 1-39). Et comme s'il voulait atténuer par avance l'exaltation de Pierre déjà mentionnée (16, 18), il reprend la belle légende de Marc (6, 45-51) — la nacelle portant les disciples, agitée par la tourmente, et Jésus venant à eux, marchant sur les flots et y ajoute le trait de Pierre qui veut imiter le Maître, mais qui, voyant la violence de la tempête, a peur, s'en

fonce en criant: «Seigneur, sauve-moi!» et s'attire ce reproche de Jésus : « Homme de petite foi, pourquoi as-tu douté?» (Matthieu 24, 28-31).

Nous avons signalé l'un des caractères distinctifs de ce livre, les faits évangéliques exposés comme ayant été prédits par l'Ancien Testament. Nous avons cité des exemples de faits évidemment imaginés pour faire accomplir de prétendues prophéties. L'influence de l'Ancien Testament se fait également sentir dans le développement donné à la légende de Judas, telle qu'on la trouve Matthieu 26, 14-15; 27, 3-10 (comp. p. 68-69). Le prophète Zacharie (11, 12-13) fournit les trente pièces d'argent, prix auquel le traître aurait vendu Jésus. Une traduction inexacte du verset 13, dans le chapitre cité du même prophète, sert même à trouver l'emploi de cet argent, que les prêtres consacrent à l'achat d'un champ.

Rien n'étant plus infructueux que la recherche des auteurs d'ouvrages anonymes, nous ne perdrons point de temps à nous enquérir de celui de notre Évangile. Papias, déjà cité à l'occasion de Marc, dit au même endroit : « Matthieu a écrit les logia (« paroles »>, << sentences») en langue hébraïque, et chacun les a traduits comme il a pu» (Eusèbe III, 39). Or notre Matthieu a été rédigé en grec. Ses citations de l'Ancien Testament sont tirées, non du texte hébreu, mais de la version des Septante. Les collections assez considérables de sentences et de paraboles de Jésus qu'il renferme et qui paraissent tirées des Logia, étaient déjà traduites en grec lorsqu'il les inséra dans son Évangile 9.

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Au temps où vivait «Matthieu », la croyance à la résurrection de Jésus avait depuis longtemps été commentée et contredite par les Juifs. << Les disciples, disaient-ils, ont volé le corps nuitamment. »> C'est pour répondre à cette calomnie qu'on imagina la légende des gardes du tombeau, soudoyés par les prêtres, légende pour la première fois insérée dans notre Évangile (27, 62-64; 28, 11-15). Comme preuves caractéristiques de la rédaction tardive de ce livre, nous citerons la formule du baptême (28, 19). Du temps de Paul, on ne baptisait encore qu'« au nom de Jésus-Christ » ou du << Seigneur Jésus » (Gal. 3, 27; Rom. 6, 3). Les nazaréens, fami

liarisés dès leur enfance, comme les autres Israélites, avec les doctrines de l'unité de Dieu et du Saint-Esprit, ne pouvaient songer à en faire une marque distinctive pour leurs prosélytes juifs. La déclaration : «Jésus est le Messie ou le Christ» leur suffisait. Les christiens seuls, s'adressant aux Grecs polythéistes, étaient obligés de les convertir d'abord à la foi au Dieu unique et au Saint-Esprit. De là le premier développement de la formule du baptême, que Matthieu nous fait connaître et qui sans doute était usitée dans l'Église dont il était membre. Si toute autre formule y avait été en usage, il l'aurait citée avec la même candeur, comme remontant à Jésus même (voyez sur ce sujet l'Histoire du Symbole des Apôtres, Livre I, p. 117 et suiv.).

CHAPITRE XIV.

L'Évangile selon Luc.

Voici comment débute l'auteur de ce livre: «Beaucoup ayant entrepris d'écrire l'histoire des choses dont la vérité a été connue parmi nous avec une entière certitude, selon que nous les ont transmises ceux qui les ont vues eux-mêmes dès le commencement et qui ont été les ministres de la parole; j'ai cru aussi, très excellent Théophile, que je devais te les écrire par ordre, après m'en être exactement informé dès leur origine» (1, 1-3).

Que de choses dans ces quelques lignes! Tout d'abord, et pour le dire en passant, elles nous apprennent que «Luc», en les écrivant, ne croyait pas plus à une inspiration spéciale des écrits antérieurs, que Jésus, fils de Sirach, ne croyait à celle des livres de l'Ancien Testament (voy. Livre V, p. 204). Lui-même, suivant la méthode des historiens << profanes », rédige son ouvrage après informations prises. Comme eux, il choisit, il classe les faits dont il a eu connaissance. Ce n'est pas tout. Son préambule suppose que plusieurs générations se sont succédé depuis les apôtres jusqu'à lui. « Beaucoup ont déjà entrepris d'écrire l'histoire des choses.

évangéliques. » ont transmises ceux qui les ont vues dès le commencement et qui ont été les ministres de la parole », c'est-à-dire, en langage moderne, selon la tradition des apôtres.

D'après quelles sources? - «Selon que les

Luc voit donc entre le temps de Jésus et le sien: 1o les apôtres, les ministres de la parole, qui eux-mêmes n'ont rien écrit, mais qui ont transmis le récit des faits dont ils avaient été témoins; 2° les écrivains nombreux qui ont rédigé les choses qu'ils avaient reçues par tradition. Il se place ainsi lui-même dans la troisième génération qui a suivi Jésus. Loin de considérer les œuvres de ses prédécesseurs comme parfaites, il revendique, au contraire, pour la sienne l'avantage d'être exacte, complète, bien ordonnée, et de commencer le récit des faits dès leur origine.

Dans l'intervalle qui le sépare de ces prédécesseurs, la source de la poésie chrétienne, alimentée par l'Ancien Testament, n'avait point tari. On avait continué de combler les lacunes de «<Marc >> touchant la naissance et l'enfance de Jésus. Dans Juges 13, 2 et suiv. (comp. I Sam. 1, 1 et suiv.), il est question d'une épouse restée longtemps stérile, à laquelle une apparition de Yahvèh annonce la naissance d'un fils. Ce récit servit de modèle à la légende de la naissance de Jean-Baptiste (Luc 1, 5,

etc.).

L'Évangile de l'Enfance, admis par Luc, diffère complètement de celui de Matthieu. La chronologie qu'il donne, non seulement remonte au delà d'Abraham, le père d'Israël, pour aller jusqu'à Adam, le père de l'humanité; mais elle fait descendre Jésus de David par une autre branche que celle connue de son prédécesseur. Suivant Matthieu, Jésus sort de David par Salomon, Roboam, Abia, etc. Suivant Luc, c'est par Nathan, Matthatha, Maïnan, etc. Les deux généalogies se séparent ainsi immédiatement après David. Elles se rencontrent en Salathiel et Zorobabel, et se séparent de nouveau après Zorobabel, pour ne plus se rencontrer qu'en Joseph 1. Vouloir concilier ces divergences, en disant que l'une des généalogies fait connaître les ascendants de Joseph, l'autre ceux de Marie, c'est faire de l'eiségèse, car l'une et l'autre prétendent donner les ascendants de Joseph. Les deux généalogies, artificiellement com

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