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domestique, les deux bras en croix, lui annonça tout

effaré l'accident du rôti.

SECOND CHEVALIER, d'un ton moqueur.

Oh! ce n'était rien encore. Il se mordit les lèvres jusqu'au sang, lorsque Carlos se mit à louer à haute voix la hure de sanglier, et larda le prophète d'épigrammes drolatiques pour avoir interdit un tel mets à son peuple.

PREMIER CHEVALIER, avec bonhomie.

Il a dit cela par pure bêtise, le vieux libertin; le vin et la fumée du rôti lui avaient obscurci le cer

veau.

SECOND CHEVALIER, jetant à la dérobée un regard

malicieux sur son compagnon.

Bêtise et méchanceté marchent souvent de com

pagnie. (Ils passent.)

Deux autres chevaliers arrivent en causant.

L'UN DES CHEVALIERS, regardant avec précaution

autour de lui.

Nous étions les seuls chrétiens maures invités par Aly, et lorsque Carlos...

L'AUTRE CHEVALIER.

Je conçois, la douleur contractait le visage d'Aly,

il nous regarda d'un œil scrutateur... à qui se fier,

maintenant? (Ils passent lentement.)

Viennent des musiciens, accordant leurs instruments.

UN JEUNE JOUEUR DE VIOLON.

Voilà encore une corde qui vient de sauter.

UN VIEUX MUSICIEN.

Ah! certes, il ne t'en sautera aucune dans la tête; tu ne les tends pas souvent, les cordes de ton cerveau, et tu m'assommes toujours des questions les plus sottes.

LE JEUNE HOMME, d'une voix câline.

De grâce, encore une seule question; ton esprit est si délié, aussi délié qu'un de ces fils d'archal. Oh oui, tu es le plus fin de toute la troupe; tu es parmi nous comme la puissante contre-basse au milieu des violons. Eh bien, réponds à ceci : pourquoi don Gonzalvo s'est-il élancé vers nous avec tant de précipitation et d'effroi, quand nous commencions à jouer la jolie marche mauresque de Zambrah, et pourquoi nous a-t-il donné l'ordre d'y substituer le fandango espagnol?

LE VIEUX MUSICIEN, d'un air finaud et en homme

content de lui-même.

Hé! hé! je le sais bien, mais je n'en dirai mot.

Ce sont là des choses qui touchent à la politique.

(Ils passent:)

On entend dans le château la voix de don Enrique.

DON ENRIQUE.

Un seul homme suffira bien pour m'éclairer; j'ai là cet âne de Diego. (II adoucit sa voix.) Et devant mes pas brilleront toujours, comme les plus gracieux des guides, deux petites étoiles d'amour, les yeux de doña Clara.

Voix confuses. La porte se referme. Don Enrique et don Diego paraissent, ce dernier vêtu en domestique et portant un flambeau.

DON DIEGO, fièrement.

Nous changeons de rôle maintenant, gracieux seigneur; à votre tour d'être le serviteur, l'âne.

DON ENRIQUE, prenant le flambeau.

et

J'ai fait ce que j'ai pu, señor, ne vous mettez pas en colère.

DON DIEGO, avec grandezza.

Sur l'honneur, señor, vous paraissiez un tout autre homme, quand je fis connaissance avec vous pour la première fois, au bagne de Puente del Sahurro.

DON ENRIQUE, essayant de le calmer.

Ne grondez point, je suis votre fidèle disciple, señor.

DON DIEGO.

Il faut que mon fidèle disciple emploie de meilleures flatteries pour conquérir la faveur des riches dames. Qu'est-ce que c'est que cette comparaison avec de chétives étoiles? C'est avec les soleils qu'il faut comparer ta belle maîtresse. Apprenez-moi nos poëtes par cœur un peu mieux que cela, et graissez, s'il vous plaît, graissez et assouplissez avec de l'huile cette langue qui demeurait comme rouillée dans votre bouche pendant que vous étiez assis sans rien dire auprès de doña Clara.

DON ENRIQUE, d'un ton langoureux.

Je contemplais avec ivresse ses petites mains blanches comme neige.

DON DIEGO, éclatant de rire.

Si le feu des diamants de ses bagues avaient ébloui vos yeux et paralysé votre langue, j'admettrais cette douce stupeur. (Ironiquement, et d'une voix lente.) La main de Clara pourra vous jeter dans le ravissement quand le vieux Aly l'aura remplie d'or; ce moment venu, je partagerai avec vous cette ivresse,

l'ivresse d'or, l'ivresse au tintement métallique! je vous laisserai pour vous seul la joie de regarder le joli jeu de ses doigts blancs, le doux gonflement de ses muscles et le tissu bleuâtre de ses veines.

DON ENRIQUE, se rengorgeant.

Pas de raillerie! je courtise, il est vrai, les trésors du père, mais je l'avoue: la beauté de Clara me

remue.

DON DIEGO.

Tas de fumier, aie bien soin que rien ne te remue! le parfum qui en résulterait ne serait pas le parfum de l'ambre. Ne t'avise pas d'aimer avec ton cœur, aime seulement d'une façon externe. Les sentiments sont de mauvais enrôleurs d'amour; paroles, grimaces, attitudes, valent mille fois mieux. Si ces séducteurs ne réussissent pas, appelle à ton secours un visage juvénile habilement fardé, de voluptueux mollets élastiques fabriqués à Madrid, des corsets, une poitrine bien rembourrée, un faux - toutes les armes de l'arsenal des tailleurs.

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ventre, Et si toutes ces armes s'émoussent encore, en avant l'arsenal des batailles! on n'y résistera pas. (Il le regarde avec un froid sourire.) Señor connaissez-vous les documents que j'ai composés avec de vieux carac

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