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moitié européenne, le bel arbre aux fruits savoureux planté par les Maures sur la terre d'Espagne. Les Maures espagnols ont gardé de l'Orient la naïve liberté de la nature; ils y ont joint le mouvement et la liberté de l'esprit, empruntés à l'Occident. On dirait que c'est là pour le poëte l'idéal des sociétés humaines, et que les vrais chrétiens du moyen âge ont été les musulmans de Grenade. Pur caprice, jele veux bien; ce qui n'est pas un caprice, c'est sa protestation sous toutes les formes contre la morale de l'Évangile. Qu'on ne nous accuse pas d'attribuer une intention polémique à une œuvre de fantaisie amoureuse. Nous avons à cet égard la déclaration du poëte lui-même. Un recueil littéraire, publié à Hambourg par l'éditeur des œuvres complètes de Henri Heine, a donné, il y a quelque temps, plusieurs de ses lettres inédites. L'une d'elles, datée du mois de janvier 1823, est adressée à un libraire de Berlin, M. Ferdinand Dümmler, que le jeune poëte voudrait décider à publier ses deux drames. « Mon livre, écrit-il, renfermera premièrement : une petite

tragédie dont l'idée fondamentale est une transformation du fatum ordinaire, et qui certainement causera une vive émotion dans le public; - deuxiè– mement, un grand poëme dramatique intitulé Almansor, dont le sujet a un caractère de polémique religieuse et traite des questions à l'ordre du jour; -troisièmement, un cycle de poésies humoristiques dans le ton populaire. Quelques spécimens insérés déjà dans les journaux excitent le plus vif intérêt, étant loués avec passion par les uns et amèrement critiqués par les autres (1). » Ce n'est donc pas seulement le cri de la passion que le poëte a jeté dans son drame d'Almansor, c'est aussi un cri de guerre contre le christianisme, et la pensée de l'auteur se démasque avec une singulière hardiesse dans le second dialogue d'Almansor et de Zuleima.

Il y a une doctrine au milieu des divagations passionnées des deux amants, c'est que l'amour,

(1) Orion, Monatschrift für Literatur und Kunst, herausgegeben von Adolf Srodtmann; Hambourg, livraison du mois de juillet 1863.

l'amour profane, est supérieur à toutes les religions. Ce culte de la chair, que le saint-simonisme proclamera plus tard et qui inspirera aux écrivains de la jeune Allemagne tant d'oeuvres mortes sous le mépris public, le voilà en germe dans les cris du musulman de Grenade. Or, de toutes les lois religieuses, la loi du Christ étant la plus noblement exigeante pour la dignité spirituelle de l'homme, c'est surtout le christianisme que poursuit Henri Heine. L'Allemagne protestante ne s'y est pas trompée à l'époque où parut la pièce; nous savons par les lettres du poëte que ses critiques voyaient dans son héros une figure antichrétienne.

Ai-je besoin de mettre sous les yeux du lecteur les deux derniers actes du drame? Les scènes qui vont suivre ne sont que la confirmation des idées éveillées ici par l'amour. Au moment où les deux fiancés, Enrique et Zuleima, assis au festin de noces, reçoivent les félicitations des convives, Almansor et Hassan, avec leurs compagnons, envahissent le château. Le jeune Arabe, frappant d'estoc

et de taille, se fraie un chemin jusqu'à Zuleima au milieu des seigneurs castillans, et l'emporte évanouie dans les montagnes voisines. Là, sur des rochers à pic, comme ceux où Moedschnoun pleurait Leïla, les deux amants se croient dans le royaume de l'amour... Aly, apprenant enfin que son fils Almansor n'a pas été victime du fanatisme d'Abdullah, s'élance pour le sauver, pour sauver Zuleima, pour les unir tous les deux. Il est trop tard : à la vue d'Aly et de ses cavaliers espagnols, Almansor, toujours la tête en feu, se précipite du haut des rochers avec la jeune fille pâmée dans ses bras : le jeune Maure est persuadé qu'il a devant lui le magique royaume où nul ne lui disputera son amie. Mahométisme ou christianisme, que leur importe? Ils suivent tous deux leur rêve jusqu'au fond de l'abîme. Le poëte a donc manqué à sa promesse : ce n'est pas l'amour qui vient tout apaiser, c'est le délire et la mort.

Le délire et la mort, telle est encore l'inspiration de la seconde tragédie de Henri Heine, William

Ratcliff. L'auteur a beau nous conduire de l'Espadu xve siècle à l'Écosse du xix, c'est toujours son âme qui est le théâtre de ces tragiques folies. Maria, fille du laird écossais Mac-Gregor, devait épouser le comte Macdonald; le matin du jour des noces, le comte a été tué dans la forêt voisine auprès des rochers de Schwarzenstein, et, le soir même, son meurtrier, William Ratcliff, est venu rendre à Maria son anneau de fiançailles. Deux ans après, même aventure. Lord Duncan allait épouser Maria; pendant que la fiancée attendait à l'autel, Duncan tombait au Schwarzenstein sous les coups de Ratcliff, et au moment où la fiancée en deuil se retirait le soir dans sa chambre, Ratcliff, apparaissant soudain, lui rendait son anneau. Quel est ce Ratcliff? Un étudiant d'Édimbourg, dont le père avait connu jadis Mac-Gregor, et qui, reçu au château du laird, est devenu follement amoureux de Maria; Maria l'aimait aussi, et Mac-Gregor a congédié l'étudiant. William est allé à Londres, s'est jeté dans la débauche, a essayé de tuer son amour; mais, ne pou

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