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trompe il n'y a ici aucune révélation du monde supérieur, aucune doctrine assurée de vivre à jamais; il n'y a que les confessions poétiquement incohérentes d'une âme en proie au mal d'amour. Il caractérisait son œuvre avec plus de vérité lorsque, dans une seconde dédicace à Frédéric Merkel, il s'écriait trois ans plus tard : « J'ai cherché le suave amour, et j'ai trouvé la haine amère; j'ai soupiré, j'ai maudit, j'ai saigné par mille blessures. Puis j'ai frayé nuit et jour, en tout bien tout honneur, avec la canaille humaine. Ces diverses études terminées, j'ai paisiblement écrit William Ratcliff. » Souffrance, fureur, ironie froidement cruelle, voilà les accents nouveaux que Henri Heine faisait retentir au milieu du fratras des drames fatalistes et des fausses imitations shakspeariennes.

De ces deux pièces, la première seulement subit l'épreuve de la scène. Elle fut représentée sur le théâtre national de Brunswick le 20 août 1824, et vertement sifflée. Les amis du poëte racontent qu'une erreur de nom fut la principale cause de cet

échec. Un officier de la garnison, qui vit encore aujourd'hui, s'imagina qu'Almansor était l'œuvre d'un certain usurier israélite fort odieux, et commanda si bien la manoeuvre des sifflets qu'il fut impossible d'entendre la pièce jusqu'au bout; elle disparut de l'affiche pour toujours. Il faut croire pourtant que des raisons plus sérieuses expliquent la chute d'Almansor, puisque aucun théâtre ne voulut recommencer l'expérience; le joli poëme, avec toutes ses bouffonneries, ne convenait guère à la scène. En tout cas, il est curieux de voir dans les lettres de Henri Heine le prix qu'il attachait à ses deux tragédies et l'émotion que lui causait l'attente du jugement public. Ces lettres que l'Allemagne ne connaît pas encore, et qu'une main obligeante a mises sous nos yeux (1), sont le commentaire vivant de la pensée du poëte. Quel trouble! que de contradictions! Tantôt il se plaint des coteries qui attaquent les tendances irré

(1) Les lettres de Henri Heine rempliront les quatre derniers volumes des OEuvres complètes; l'éditeur, M. Adolphe Strodtmann, a bien voulu nous communiquer toutes celles qui se rapportent à la période dont nous parlons.

ligieuses d'Almansor, et répond aux censures par des outrages ; tantôt il avoue que sa famille elle-même, dans sa gravité judaïque, n'éprouve aucune sympathie pour son œuvre. « Ma mère, écrit-il à

son ami Mosès Moser au mois de mai 1823,

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mère a lu mes tragédies, mais elle les a médiocrement goûtées; ma sœur les tolère, et rien de plus ; mes frères ne les comprennent pas; mon père n'a même pas ouvert le livre. » Un jour il écrit au célébre Immermann : « Walliam Ratcliff, c'est ma confession générale, et j'ai la marotte de croire que vous êtes du petit nombre de ceux qui sauront le comprendre. La seule chose que je vous demande. c'est de le lire en bonne disposition d'esprit et de ne pas interrompre votre lecture. Je suis convaincu de la valeur de ce poëme, car il est profondément vrai, ou moi-même je ne suis qu'un mensonge. Tout ce que j'ai écrit jusqu'à présent, tout ce que j'écrirai encore pourra mourir et mourra..... J'en dirais bien plus sur ce point, quoique j'en sois tout confus; mais heureusement le temps me manque. » Deux

mois plus tard, écrivant à ce même Immermann, il proteste contre ceux qui chercheront dans ses tragédies quelques traits de son caractère, quelques événements de sa vie, et il ajoute : « Combien de fois arrive-t-il qu'il n'y a presque nul rapport entre l'appareil extérieur de notre destinée et notre histoire réelle, l'histoire intime de notre âme ! Ces rapports, en ce qui me concerne, n'ont jamais existé. » Je recommande en passant cette remarque à d'éminents critiques de nos jours. La méthode au nom de laquelle on prétend disséquer l'homme afin de connaître l'écrivain rencontre là une objection qui vaut la peine d'être méditée. Pour que ce dangereux scalpel ne devienne pas un instrument d'erreur, il ne suffit pas qu'il soit manié d'une main légère et discrète; il faut encore qu'une pensée spiritualiste préside à ses opérations.

Henri Heine, on le voit par ces lettres, avait alors un jeune maître vers lequel se tournaient ses regards. Éclose au sein du romantisme, son inspiration cherchait une atmosphère moins énervante, et

la fougue un peu sauvage des premières productions d'Immermann avait pour lui un attrait singulier. Il étudiait ardemment le théâtre, voulant prendre sa revanche de la chute d'Almansor, et comme il trouvait chez Immermann les qualités dramatiques dont il était lui-même dépourvu, il lui témoignait une admiration cordiale. » Le grand défaut de mes œuvres, écrit-il, c'est la monotonie; drames et poëmes, chez moi, ne sont que des variations d'un thème unique. Vous devez le sentir mieux que personne, vous dont la poésie a pour thème le monde entier, le vaste monde, dans son infinie diversité. C'est ce que je soutenais récemment encore contre M. Varnhagen d'Ense. Vous avez cela de commun avec Shakspeare que vous réfléchissez tout l'univers, et le seul défaut de vos compositions est que vous ne savez pas concentrer vos richesses. Shakspeare l'a su, et voilà pourquoi il est Shakspeare; mais vous aussi vous apprendrez cet art, et chacune de vos tragédies sera meilleure que la précédente. A ce point de vue, votre Pétrarque me satisfait mieux

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