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que votre Erwin, bien que celui-ci soit plus riche... Il m'était plus facile à moi de me concentrer, parce que je n'avais à représenter qu'un petit fragment du monde, un seul et unique thème. Depuis, surtout pendant cet hiver, l'état maladif où je me trouve a ouvert davantage mes facultés réceptives, et quand je livrerai dans quelques années le drame auquel je songe en ce moment, on verra si, après n'avoir fait que reproduire sous maintes formes l'histoire de l'Amour et de Psyché, je suis de taille à chanter aussi la guerre de Troie... C'est très-sérieusement que Henri Heine rapproche du nom de Shakspeare le nom de Charles Immermann; on cherchait alors un Shakspeare, on en voulait un coûte que coûte, comme on appelle aujourd'hui avec impatience le théâtre et le poëte de l'avenir. L'Allemagne venait de traverser une crise de langueur. Goethe, avec son éclectisme impartial et ses larges études en tout sens, donnait un spectacle que nous pouvons admirer à distance, mais qui ne répondait guère au réveil des généra

tions nouvelles. Pour ceux-là mêmes qui respec

taient encore sa gloire, le vieux roi semblait avoir abdiqué. Il leur fallait un chef, un gagneur de batailles; n'était-ce pas ainsi que Goethe luimême, cinquante ans plus tôt, avait conduit les contemporains de Werther à la conquête d'un monde inconnu? Henri Heine crut avoir trouvé ce vainqueur dans Immermann.« Depuis la mort de Goethe, écrit-il en 1823, et remarquez bien que Goethe avait encore neuf ans à vivre pour la science et la poésie, Immermann est avec OElenschläger le premier poëte dramatique du monde. » Une autre fois il écrit à Frédéric Steinmann, un de ses camarades d'université : « Connais-tu Charles Immermann? découvrons-nous tous deux et saluons. C'est une vraie nature de poëte, une nature puissante, lumineuse et comme il y en a peu.» Excité par l'attente de la jeunesse au moins autant que par sa fougue personnelle, Immermann poussait sa fantaisie à outrance et croyait faire du Shakspeare. La belle magicienne qui devait calmer ses orages

ne régnait pas encore sur les flots apaisés (1). Puisque les tragédies de Henri Heine sont venues éclairer un chapitre littéraire de nos voisins, on nous permettra de signaler un des plus curieux incidents de cette période. La passion shakspearienne était si violente chez les dramaturges que l'un d'entre eux, un élève d'Immermann, un camarade d'Henri Heine, l'impétueux et barbare Christian Grabbe, fut pris un jour de remords et se mit à protester contre la barbarie dont il avait lui-même donné l'exemple; on dirait un homme entraîné sur les pentes périlleuses et qui se retient avec effort. La Shakspearo-manie (2), tel est le titre de ce curieux manifeste. « Non, dit le fougueux poëte qui tant de fois avait imité Shakspeare à tort et à travers, non, Shakspeare ne mérite pas d'être regardé comme le plus haut modèle connu de la tragédie.

(1) Voyez dans la Revue des Deux Mondes du 15 avril 1858 l'étude intitulée le Poëte Immermann et la comtesse d'Ahlefeldt.

(2) Voyez Dramatische Dichtungen von Grabbe. Nebst einer Abhandlung ueber die Shakspearo-manie; 2 vol. Francfort 1827.

Qu'on se rappelle les Euménides d'Eschyle, l'OEdipe à Colone de Sophocle... » Et après avoir recommandé en nobles termes l'étude de ces œuvres sublimes, il signale aussi aux poëtes allemands le profit qu'ils peuvent tirer des grands modèles de la France. « Ils y trouveront, dit-il, tout ce qui leur manque, la gravité, la sévérité, l'ordre, l'effet théâtral, la force dramatique, la marche naturelle et rapide de l'action. Ils y trouveront encore (le croiront-ils ?) une foule de caractères tels que Shakspeare n'en a point de meilleurs : chez Corneille Chimène et Médée, chez Racine Iphigénie, Athalie, Bérénice, Phèdre, Néron, et s'il s'agit de ces mots de génie, de ces éclairs tragiques, comme certaines gens les admirent surtout dans Shakspeare, ceux que nous offrent les poëtes français sont à la fois mieux rendus et mieux amenés. Écoutez le moi de Médée, le soyons amis d'Auguste dans Cinna, la réponse d'Agamemnon dans Iphigénie: vous y serez, ma fille. Ne sont-ce pas des perles étincelantes sur le sombre voile de la Melpomène française?» Il est curieux,

assurément, que ces choses aient été écrites en pleine anarchie romantique et par un des plus violents adeptes de la littérature désordonnée. Ce qui n'est pas moins digne de remarque, c'est l'hommage rendu à Molière. Il y a quelques années à Munich et à Berlin, de spirituels critiques répétaient encore les blasphèmes littéraires de Guillaume Schlegel contre l'auteur du Misanthrope; Christian Grabbe, en 1825, c'est-à-dire en face de Schlegel, et avant que Goethe eût vengé notre grand poëte comique, ne craint pas de lui restituer son rang. Il aime tout chez Molière, la perfection du style, la souplesse du dialogue, la finesse du parler de la cour et la franchise du langage bourgeois; il admire l'étude profonde des caractères, la variété des physionomies, et de Tartufe à Scapin, d'Alceste à Sosie, d'Agnès à Célimène, il n'est pas une figure qui ne l'enchante dans ce monde vivant où Schlegel n'a rien voulu voir. Étranges revirements du goût ! cet hommage si complet rendu à la scène française par un shakspearien forcené est le produit

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