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Ainsi avec la passion et le sarcasme apparaissait aussi, dès les débuts de Henri Heine, cet autre trait de son caractère, la violence dans les polémiques, ou plutôt le mépris de toute justice envers ses adversaires et ses rivaux.

Nous avons parlé de Goethe, d'Immermann, de Platen, à propos des tragédies de Henri Heine; nous n'avons rien dit des romantiques, les premiers maîtres de l'auteur d'Almansor. Que pensèrent-ils, les doux minnesingers, les amants du cor merveilleux, en voyant de quelle manière ce turbulent écolier transformait leurs leçons? Un de leurs chefs, le baron de La Motte-Fouqué, après avoir lu Almansor et William Ratcliff, adressait au poëte des strophes où je lis ces mots : « Doux chantre au cœur saignant, oh! j'ai bien compris ton chant et ta plainte; mais cesse de faire retentir ces accents sauvages... Surtout ne prends pas plaisir à jouer avec les serpents. Celui qui joue avec les serpents jusqu'au bord de la tombe, dans le sein même de la tombe les serpents le suivent encore, ils l'enla

cent, ils l'enserrent, et quand son cœur veut s'envoler au ciel, ils le retiennent dans la fange. » Le vieux maître avait raison; mais, nous qui jugeons ces choses à distance, nous savons qu'il était un peu tard pour ramener l'auteur d'Almansor à l'innocente poésie du romantisme. Il se rendait trop bien compte de ce qui faisait l'originalité de ses poëmes. La note, le cri qui devait retentir dans toutes ses œuvres était déjà sorti du fond de son âme, et il en connaissait la valeur esthétique, lui qui écrivait peu de temps après cette époque: «Rien de plus frais que les chansons de nos maîtres, leurs douces chansons du moyen âge; mais elles vont se perdre aujourd'hui dans le tumulte des combats de la liberté, dans le tapage de la grande fraternité européenne, et aussi dans les douloureux concerts de cette poésie moderne, qui, loin d'afficher une sérénité menteuse, un faux catholicisme moral, dissèque sans pitié tous les sentiments avec un couperet jacobin, cherchant la vérité avant tout. Il est intéressant de voir la dernière de ces poésies emprunter à la

première ses formes extérieures; le spectacle est encore plus digne d'intérêt, si les deux poésies se réunissent et se fondent dans une même âme de poëte. » Tel est précisément l'intérêt moral que présente l'épisode dont nous venons de parler. Almansor et William Ratcliff marquent l'instant précis où Henri Heine quitte la poétique abbaye du romantisme, sans en rejeter le costume, pour suivre l'armée du siècle et de la révolution.

Heure décisive dans la destinée du poëte! A cette date, il est encore plein d'illusions et de tendresse; la passion vivante lutte avec le scepticisme destructeur; l'ironie qui vient de naître n'est pas séparée de la bienveillance et de la grâce. Ses lettres de 1820 à 1823 ne laissent aucun doute à cet égard. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, il est touché jusqu'aux larmes par les vers que Fouqué lui adresse, bien qu'il prenne plaisir, c'est lui qui nous l'apprend, à taquiner le vieux maître comme un enfant espiègle. Il est pauvre et laborieux; la pensée de l'avenir lui suggère maints projets qu'il em

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brasse avec ardeur : il veut entrer dans la diplo

matie sous les auspices de Varnhagen d'Ense, il écrit une Histoire du Droit public de l'Allemagne au moyen âge, et s'il la jette au feu, la trouvant trop au-dessous des exigences du sujet, c'est pour la recommencer bientôt avec une érudition plus forte et des vues agrandies. L'étude du droit ne lui fait pas oublier les demi-dieux de la littérature hellénique, qu'il appelle, avec Wolf, sempiterna solatia generis humani; il aime sérieusement sa patrie, il a foi dans sa mission intellectuelle, et l'idée lui vient un jour d'aller se fixer en France pour s'y faire le rapsode de la poésie des Allemands. Si un rire sarcastique éclate parfois sur sa lèvre, c'est une arme qui le défend contre de prétentieuses et arrogantes erreurs : il raille les doctrines de Hegel, qui commençaient à subjuguer la jeunesse, il raille le panthéisme et réclame gaiement au nom de la personnalité humaine.

Que lui manque-t-il donc, à cet esprit charmant, pour entrer dans le pays des songes par la porte

d'ivoire? Un peu de bonheur, rien de plus : jamais un esprit si fin ne fût tombé dans la fadeur, et il est permis sans doute de regretter pour lui les inspirations d'une existence heureuse. Mais non; la destinée voulait qu'il connût dès la jeunesse ce que les larmes ont de plus amer: elle le frappa au cœur pour éprouver sa force. Qu'il pleure donc, puisqu'il n'est pas de ceux qui savent cacher leurs blessures, qu'il pleure au milieu de ses folies, et que sa verve éclate à travers ses souffrances! Que le suave rêveur devienne un chantre agressif! qu'il se venge de ses illusions perdues sur tout ce qui est hypocrisie; mais en déchirant les voiles menteurs qu'il n'aille point offenser les vérités éternelles ! Le jeu du poëte humoriste est de toucher légèrement aux misères d'ici-bas, de châtier les vanités, de démasquer les fourberies; il ne faut pas qu'il désole notre âme et désenchante l'univers... Hélas! paroles tardives, inutiles conseils! Replacés aujourd'hui à l'heure de ses débuts, nous oublions que l'auteur de William Ratcliff ne peut entendre notre voix, et

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