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ces lieux, si doux et si cruel! La brise légère qui me rafraîchit la joue m'apporte avec son souffle le salut des jours évanouis. Dans le mouvement des ombres du soir, j'aperçois les légendes de mon enfance, elles se dressent, elles me font des mines, elles me sourient d'un air sensé et s'étonnent que leur vieil ami soit aujourd'hui si triste, si étranger dans sa demeure. Là-bas, c'est ma mère chérie, ma mère trépassée, qui m'apparaît; inquiète, pleine d'angoisses, elle regarde, elle pleure, elle me fait signe, elle me fait signe encore avec sa blanche main. Je vois aussi mon père, là, sur le coussin de velours vert, assis et sommeillant doucement. (Il reste plongé dans ses réflexions. La nuit est venue. On voit dans le fond passer une forme humaine, un flambeau à la main.) Quel est ce fantôme qui vient de passer avec une vague lueur? N'était-ce qu'une illusion de ma fantaisie trompée? J'ai cru voir le vieil Hassan; était-ce lui? Peut-être que Hassan est couché dans la tombe et que son esprit veille encore sur le château qu'il a fidèlement gardé pendant sa vie. J'entends un mouvement confus, un bruit sourd, qui s'approche, qui s'approche toujours comme si mes pères sortaient de leurs tombeaux pour me saluer de leurs mains de

squelettes et me donner le baiser de bienvenue avec leurs pâles et froides lèvres. Ils viennent, les voici.. Ah! votre salut me tuera.

Plusieurs Maures se précipitent sur la scène, le cimeterre au

poing.

PREMIER MAURE.

Cela pourrait bien être !

ALMANSOR, tirant son épée du foureau.

A moi donc, ma brillante amulette! toi qui as déjà fait tant de prodiges, protége-moi contre ces mauvais esprits!

SECOND MAURE

Que viens-tu faire, étranger, dans notre château?

ALMANSOR.

Je vous renvoie cette question. Le château m'appartient, et cet avocat (montrant son épée) va inscrire mon droit sur votre peau en caractères rouges.

PREMIER MAURE.

Eh! eh! le nôtre saura répondre, car sa langue n'est pas de bois; en vérité, il a une voix de fer et qui rend des sons métalliques.

Ils se battent.

Eh! eh! ton avocat s'emporte et son discours jette

des étincelles.

ALMANSOR.

Silence! il va les éteindre dans ton sang.

TROISIÈME MAURE.

Le jeu sera bientôt fini. Rends-toi.

Hassan se précipite sur la scène, un flambeau dans la main gauche, un cimeterre dans la main droite.

HASSAN.

Oh! oh! avez-vous donc oublié le vieux Hassan? La vengeance, vous le savez, c'est mon affaire. Celui-là m'appartient. Il faut que je le tue. (Il se bat avec Almansor, déjà affaibli et chancelant. Au moment de le frapper, il aperçoit son visage à la lueur du flambeau, et, saisi d'une émotion subite, il tombe à ses genoux.) Allah! C'est Almansor-ben-Abdullah!

ALMANSOR.

Oui, c'est bien moi. Et toi, tu es bien Hassan. Relève-toi, fidèle serviteur de ma maison. Une illusion nocturne nous a tous abusés. Un peu plus, et le château de mes pères allait devenir mon sépulcre, le vieux berceau mon cercueil.

PREMIER MAURE.

Tu avais l'air d'un Espagnol. avec ta toque et ton

manteau; or, c'est seulement le sabre au poing que nous souhaitons la bienvenue aux Espagnols.

HASSAN, il se lève lentemant et dit d'un ton sévère.

Almansor -ben - Abdullah, réponds-moi! D'où vient que tu portes ce costume? Qui a mis au noble coursier berbère cette peau de serpent brillante et tachetée? Rejette cette venimeuse enveloppe, fils d'Abdullah! Marche sur la tête du serpent, noble coursier!

ALMANSOR, souriant.

Toujours le même, toujours inflexible en ton zèle, mon vieil Hassan! toujours la même foi aux formes et aux couleurs! Ne sais-tu pas que la peau de serpent est une sauvegarde contre le serpent, de même que la peau de loup protége l'agneau humble et sans défense au milieu de la forêt? Malgré cette toque et ce manteau, va, je suis toujours musulman de cœur et d'âme, car c'est dans mon cœur que je porte le turban.

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Béni soit Allah! Allah soit béni! (Aux Maures).

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posez-vous, mes frères; c'est moi qui veillerai. Le vieil Hassan a rajeuni tout à coup.

Les Maures s'en vont.

ALMANSOR.

Quels sont ces hommes que tu appelles tes frères?

HASSAN.

Un reste de serviteurs fidèles qu'Allah possède encore dans ce pays. Ah! petit est leur nombre, et il diminue tous les jours, tandis que tous les jours s'accroît l'armée de la canaille.

ALMANSOR.

Que ta chûte est profonde, ô Grenade!

HASSAN.

Et comment ne serait-elle pas tombée, la ville contre laquelle deux ennemis déployaient leur rage, au dedans la discorde, la ruse au dehors? Oh! malédiction sur cette nuit où l'astuce de la femme a su enflammer si bien la cupidité de l'homme! Malédiction sur la nuit où la ruine de Grenade fut résolue dans cet embrassement d'amour! Malédiction sur la nuit où don Ferdinand entra dans le lit de noces de doña Isabelle! Quand un pareil couple attise le feu de la discorde, la maison est bientôt la proie de l'incendie. Ce n'est ni la pique du vigoureux habitant de Léon, ni la lance du fier Aragonais, ni l'épée de la chevalerie castillane qui ont rem

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